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– article paru le 24 juin 2013 –

Rasa est une jeune Suédoise énergique. Comme le footballeur star du PSG, Zlatan Ibrahimovic, elle est née pas très loin de Malmö de parents musulmans venus de l’ex-Yougoslavie et comme lui (jusqu’à ses 17 ans si on en croit sa biographie) elle ne va jamais dans la ville pourtant proche. Mais la comparaison s’arrête là.

Eat Sleep Die

Rasa est ouvrière. Elle emballe la roquette locale et d’autres salades vertes. L’ambiance est bonne, le rythme facile à prendre, la paie suffit pour elle et son père qui a mal au dos et ne peut plus travailler. Rien d’extraordinaire, mais l’insouciance de la jeunesse aidant, Rasa est joyeuse et plutôt satisfaite de son emploi et de sa vie. Jusqu’au moment où elle apprend que l’entreprise doit licencier. Les patrons inflexibles de cette PME de l’agro-alimentaire inclinent plus naturellement vers le paternalisme que vers la clarté. Malgré leurs explications embarrassées, Rasa ne comprend pas selon quels critères son nom figure sur la liste de ceux qui partent. Elle n’est pas parmi les derniers embauchés (ce principe du « modèle suédois » est rappelé) et ses performances sont bonnes et reconnues comme telles. Les syndicats sont résignés (« on n’est pas des Français » dit l’un de leurs représentants…) et les salariés n’en attendent pas grand-chose. Les beaux costumes des apparatchiks venus négocier surprennent plus que leur impuissance.

Rasa n’a pas eu le temps de méditer sur ce qui différencie la justice procédurale et la justice distributive, que le petit groupe de ceux qui ont perdu leur travail est pris en charge par les services de l’emploi. La rhétorique est irréprochable et les exercices d’entraînement aux entretiens d’embauche techniquement au point. Chacun doit réfléchir à ses points forts, il ne faut surtout pas perdre confiance en soi, il faut avoir un hobby (« putain de hobby » ! dira l’un d’eux lors d’une scène au cours de laquelle plusieurs ouvrières et ouvriers s’exercent au mini golf pour enfin en avoir un de hobby, puisqu’il le faut !)… Rasa, moins tentée que ces collègues d’infortune par les boissons locales (bière et vodka en alternance), pourrait sans doute se laisser convertir à cet optimisme obligatoire. Dommage tout de même qu’il n’y ait pas d’argent pour financer les cours de permis de conduire. Rasa tente bien de bluffer, mais tout se sait et l’emploi dont on sent qu’il lui plaît et qui consiste à rendre visite, en voiture, aux clients d’un fabricant d’extincteur, lui échappe malgré son apprentissage « non-officiel » et accéléré de la conduite, non sans que son mensonge ne vienne gâcher sa réputation auprès de ceux qui l’accompagnent.

La force de ce premier film de Gabriela Pichler, elle-même suédoise originaire des Balkans, film qui a eu un succès inattendu en Suède, vient de l’actualité et de la justesse de cette histoire de quelques mois dans la vie d’une ouvrière. Le travail en usine, le plaisir des gestes précis et rapides, les rires entre salariés, l’aide apportée aux nouveaux, l’amitié avec un garçon un peu immature, licencié en même temps que Rasa, ami des bêtes et qui trouve un emploi dans un abattoir, la colère devant les rhétoriques bureaucratiques ou compassionnelles tellement huilées que le cynisme pointe, la capacité à se laisser envahir une fois encore par l’optimisme lorsque le film se termine par un chant joyeux (« si tu aimes Rasa, saute ! ») annonçant son départ pour un stage à Malmö, la complicité entre Rasa et son père, chaque élément de ce récit est vrai et plein d’humanité. Il n’y a pas de bons sentiments, pas de misérabilisme, pas de froideur non plus. C’est l’inverse d’un film manichéen et ce n’est pas un film sentimental.

Il n’y a ni complaisance à l’égard du « modèle suédois », on l’a compris, ni satisfaction perverse à montrer la face sombre de la Suède en donnant raison à ceux qui « nous l’avaient bien dit que ça ne marchait pas ». C’est l’inquiétude qui domine. Inquiétude devant les maux d’une société dans laquelle les moyens semblent manquer, les discours devenir inaudibles et les institutions tourner à vide, au moment même où nous en aurions le plus besoin. Inquiétude devant la réponse qui tend à s’imposer, celle qui fait des autres les responsables de ces maux, les immigrés de plus fraîche date qui acceptent des salaires de misère, les noirs qui ont l’outrecuidance de conduire des grosses voitures, les Norvégiens qui se croient tout permis grâce aux revenus du pétrole, etc. Inquiétude devant l’évolution d’une société accueillante et intégratrice, 20 % de la population y est d’origine étrangère, et qui devient à bas bruit intolérante et excluante.

S’il est vrai que l’art se situe toujours à mi-chemin entre l’anecdote et l’universel et qu’il tient toujours de ces deux registres, alors la réalisatrice Gabriela Pichler et l’actrice Nermina Lukac sont des artistes et c’est une raison supplémentaire d’aller voir ce film rare. Ce qu’il dit de Rasa, ce qu’il dit de la Suède, nous concerne tous.

Eat Sleep Die De Gabriela PICHLER. Film suédois avec Nermina LUKAC. Sorti en France le 19 juin 2013

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.