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Article initialement publié le 8 février 2016

Bizarrement, alors qu’ils sont restés braqués depuis les attentats de novembre 2015 sur les failles de l’intégration à la française et la déchéance de nationalité, les feux de l’actualité ont laissé dans l’ombre les résultats de l’enquête « Trajectoires et Origines » (TeO) publiés par l’INED en janvier 2016. Pour qui veut bien s’y pencher, c’est peu dire pourtant qu’ils apportent au débat de précieux éclairages, propres à éviter tout autant l’angélisme que le catastrophisme.

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Métis est revenu il y a peu sur la controverse soulevée par ce que l’on appelle les « statistiques ethniques ». « TeO » montre comment, sans user d’un quelconque « référentiel ethno-racial », le simple recueil du pays et de la nationalité de naissance des enquêtés ouvre à la connaissance fine des parcours professionnels, conditions de vie et pratiques sociales des immigrés vivant en France et de leurs descendants, tout en les mettant en regard de ceux du reste de la population. Menée conjointement par l’INED et l’INSEE en 2008-2009 (16 ans après la première du genre), elle a été exploitée par un éventail d’équipes de recherche assez large pour que l’ouvrage qu’en a tiré l’INED approche les 600 pages… Pas question d’en extraire ici plus que de grandes tendances, en s’efforçant de n’en trahir ni la richesse ni la complexité.

Premier enseignement : l’expérience migratoire est en France largement partagée, sans doute plus largement qu’on ne croit. 10 % des résidents âgés de 18 à 50 ans sont des immigrés (i. e. nés étrangers à l’étranger, et 12 % des enfants d’immigrés, pour moitié par un parent, pour moitié par les deux). Si l’on y ajoute les originaires des DOM et leurs enfants (2 %), c’est pratiquement le quart des 18-50 ans qui, sans remonter plus haut qu’une génération, n’ont pas la France métropolitaine pour origine. Les 76 % restant sont ceux que l’INED appelle, dans un louable et statistique souci de neutralité, les « majoritaires ». Il s’y trouve pourtant encore 6 % de français ou descendants de français nés ailleurs, dont 3 % d’enfants de rapatriés d’Algérie. Et tous âges confondus, 7 % des français « majoritaires » ont eux-mêmes été migrants (séjour de plus d’un an à l’étranger). L’immigré ce n’est pas seulement « l’autre », souvent aussi c’est « nous ». Loin d’être un bloc, l’ensemble formé par les immigrés et leurs enfants est fortement différencié. Par l’origine géographique d’abord : parmi les 3,6 millions d’immigrés, un tiers vient du Maghreb (dont 13 % d’Algérie), 18 % d’Europe du Sud, 10 % du reste de l’UE27, 10 % d’Afrique subsaharienne, 6 % de Turquie, 3 % d’Asie du Sud-Est, 20 % d’autres pays. À ces différences répondent celles d’histoires migratoires façonnées par les vagues successives d’immigration qu’a connu la France, avec, selon l’origine, des périodes d’installation, des âges à l’arrivée et des configurations familiales eux-mêmes très divers. Comme bien sûr les appartenances linguistiques, culturelles ou religieuses des migrants. On comprend pourquoi l’INED sous-titre son ouvrage « Enquête sur la diversité des populations en France ». Une diversité à prendre ici non comme l’euphémisme qu’elle est souvent dans la langue des institutions, mais à la lettre : une hétérogénéité structurelle, qui exige une analyse soigneusement différenciée.

Vient la question cruciale : les différences à l’arrivée perdurent-elles ensuite sous la forme d’inégalités persistantes de conditions, de trajectoires et de pratiques, ou tendent-elles à s’effacer à la faveur d’une convergence vers la norme « majoritaire » ? Dit autrement, l’observation fine des trajectoires permise par TetO dévoile-t-elle un mouvement d’assimilation en marche ou bien, comme beaucoup sont tentés de le penser aujourd’hui, l’échec du modèle français d’intégration ? Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon, qui ont dirigé ensemble l’ouvrage de l’INED, livrent une conclusion plus nuancée, quoique sans détour ni complaisance : « [L’enquête] a permis de montrer l’ampleur des inégalités liées à l’origine en matière socioéconomique et, en particulier, les difficultés rencontrées par les personnes issues des minorités, qu’elles soient issues de la première ou de la deuxième génération. Pour autant, le processus d’intégration sociale n’est pas rompu : d’une génération à l’autre, la sécularisation progresse comme dans la population majoritaire; les pratiques familiales tendent à s’aligner sur les normes qui prévalent en France; et en dépit du «déni de francité » dont ils font parfois l’objet, les immigrés et – encore plus – leurs enfants s’identifient massivement à la France. En définitive, si défaut d’intégration il y a, il est à rechercher du côté d’une société qui peine à accepter les minorités et à dépasser les stéréotypes qui fondent les discriminations et le racisme dont ils sont l’objet. ».

De fait, TeO met au jour un indéniable mouvement de convergence entre immigrés – descendants compris – et majoritaires dans la plupart des champs de la vie sociale. Pratique de la langue, formation ou mixité du couple, rapport à la religion, sociabilité familiale, amicale ou de voisinage, citoyenneté et sentiment d’appartenance : chaque fois la trajectoire en France des immigrés les rapproche avec le temps du profil des « majoritaires ». C’est vrai de la deuxième génération, mais aussi de la première, pour qui le rapprochement est d’autant plus net (y compris au sein d’une origine donnée) que les enquêtés sont arrivés plus jeunes en France où s’y sont établis depuis plus longtemps. TeO offre une foison de chiffres qui en attestent, y compris « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en isolant l’effet propre de l’origine, une fois neutralisés les autres facteurs sociodémographiques (âge, sexe, diplôme, résidence, catégorie professionnelle…) susceptibles d’influer sur les trajectoires et les pratiques. Quelques exemples marquants parmi beaucoup d’autres : 40 % des immigrés ont formé en France en couple mixte (avec un(e) conjoint(e) « majoritaire ») ; c’est le cas de 65 % de leurs descendant(e)s. Aussi, 4 % des « majoritaires » se sont mariés avant 26 ans, contre 18 % des immigrés ; la proportion tombe à 8 % chez les descendants. Seuls 19 % des immigrés se déclarent sans religion, contre 49 % des majoritaires ; c’est le cas de 23 % des descendants quand leurs deux parents sont immigrés, et de 48 % quand un seul parent l’est. Convergence aussi en matière de sentiment national : la quasi-totalité des majoritaires disent à l’enquête avoir le sentiment « d’être français » ; 60 % des immigrés répondent de même, et jusqu’à 80 % de ceux qui ont acquis la nationalité française ; la proportion atteint 90 % pour les descendants d’un couple d’immigrés et frise les 100 % pour ceux d’un couple mixte. Pour autant, même s’ils s’affaiblissent avec le temps, les liens à l’origine demeurent. En effet, 29 % des majoritaires sans expérience migratoire entretiennent des contacts personnels hors métropole ; c’est vrai de 88 % des immigrés, et encore de 58 % de leurs descendants. Des écarts analogues s’observent à propos des autres « pratiques transnationales » mesurées par l’enquête : souhait de retour, transferts financiers, intérêt pour la politique locale, etc. Pratiques d’autant plus répandues que le niveau de formation est élevé, mais aussi (on y revient plus bas) que le sentiment de discrimination est fort. La langue d’origine reste par ailleurs bien présente : si l’usage et la maîtrise du français progressent nettement avec le temps, quatre immigrés et cinq descendants sur dix déclarent avoir reçu au moins deux langues dans leur enfance, contre un majoritaire sur dix. Même tendance en matière familiale. En effet, la proportion de couples est à peu près la même chez les majoritaires que chez les immigrés, mais la mise en couple garde la trace des cultures d’origine : elle reste plus précoce et passe plus souvent par le mariage chez les descendants que dans l’ensemble de la population. Des descendants qui cohabitent en outre plus longtemps avec leur parents et conservent ensuite avec eux des relations plus étroites. Dernier exemple, et non des moindres, la nationalité. Ainsi, 42 % des immigrés sont français, comme 97 % de leurs descendants ; mais nombreux sont ceux qui ont conservé la nationalité de leur pays d’origine : 21 % dans la première génération, 33 % dans la deuxième. Loin de reculer, la binationalité se répand d’une génération à l’autre. Ses progrès sont même spectaculaires depuis l’enquête qui a précédé TeO en 1992 : de 7 à 67 % par exemple pour les immigrés d’Algérie, de 18 à 43 % pour ceux du Portugal. De quoi mieux mesurer la résonnance que peut avoir le débat en cours sur la déchéance de nationalité et son application aux binationaux.

Convergences avérées et multiples, attachement croissant à la France sans reniement des origines : le tableau serait résolument optimiste s’il n’y avait pas… tout le reste. Un reste qui pèse lourd car il se manifeste dans le champ de l’insertion sociale et professionnelle, et vient donner de la condition des immigrés en France et de leurs descendants une image beaucoup plus problématique, d’autant qu’elle se double de fortes différences au sein des différences. En effet, le déficit d’intégration socio-économique que l’enquête met cruellement en lumière ne vaut pas également pour toutes les origines, mais se concentre systématiquement sur certaines. Sans surprise, mais avec la force du constat statistique, ce sont (souvent dans cet ordre) les immigrés et descendants du Maghreb, de Turquie et d’Afrique subsaharienne qui rencontrent les plus grandes difficultés, tandis que ceux d’Europe du Sud et d’Asie du Sud Est – paraissent avoir pour les uns quasiment achevé, pour les autres largement engagé une trajectoire d’intégration réussie. Là encore les résultats produits par les chercheurs sont riches, multiples et fouillés. Un grand mérite de l’enquête est d’avoir décrit des situations objectives (éducation, emploi, salaires, santé, logement) mais aussi recueilli des perceptions subjectives (avoir subi des traitements injustes, des discriminations, des préjugés, une assignation à l’origine ou du racisme). Et l’un de ses principaux constats est celui d’une corrélation forte et régulière entre les unes et les autres : les discriminations vécues ne peuvent être réduites à de pures représentations mais coïncident très généralement avec la réalité de différences de traitement. Quelques exemples à nouveau. Chez les majoritaires 9 % n’ont aucun diplôme, contre 25 % des immigrés et encore 15 % de leurs descendants. Avec, chez ces derniers, d’importants écarts selon le sexe (un avantage systématique des descendantes sur les descendants) et surtout l’origine, les descendants venus d’Algérie, d’Afrique subsaharienne et de Turquie étant les plus désavantagés. S’y ajoute, surtout pour les garçons, une orientation moins fréquente en filière générale, ainsi qu’un moindre accès à l’apprentissage. Un constat du même ordre vaut pour l’enseignement supérieur. Le tout s’accompagne d’une orientation scolaire trois fois plus souvent vécue comme injuste que chez les jeunes « majoritaires », et surtout imputée par les intéressés à leur origine ou à la couleur de leur peau. La ségrégation scolaire trouve aussi confirmation dans l’enquête : 51 % des immigrés ont scolarisé leurs enfants dans des établissements à forte composante immigrée, contre 17 % des majoritaires. Les inégalités sont aussi criantes en matière d’emploi. Le taux de chômage des immigrés était de 11% à l’enquête, celui de leurs descendants de 13 %, celui des majoritaires de 8 %. Ces moyennes résultent pour une part d’une répartition différente selon l’âge, le sexe, le diplôme, la résidence… « Toutes choses égales » cependant, le risque d’être au chômage est entre 1,6 et 2 fois plus élevé chez les descendants que chez les majoritaires, avec toujours la même gradation selon l’origine. Là aussi, immigrés et descendants se plaignent de discrimination, 13 % faisant état d’un refus injuste d’emploi contre 6 % des majoritaires. Une étude du CEREQ montre en outre que les jeunes issus de l’immigration maghrébine connaissent une entrée dans la vie active plus longue et heurtée que les français d’origine, et que les emplois auxquels ils accèdent au bout de trois ans sont de moindre qualité (plus précaires, moins rémunérés, plus souvent à temps partiel subi).

La liste des autres inégalités d’ordre professionnel est longue : un différentiel moyen de salaire qui ne s’explique qu’en partie par des effets de structure, une ascension sociale réelle au regard de la catégorie professionnelle des pères mais qui n’empêche pas les descendants d’être plus souvent ouvriers ou employés que les majoritaires, etc. Le constat n’est guère meilleur quand l’enquête s’intéresse au logement (moins d’accession à la propriété, plus de résidence en HLM, même si l’écart s’atténue pour les descendants), domaine où une discrimination est deux fois plus ressentie que dans le reste de la population. Les écarts sont moindres en matière de santé, avec toutefois un moins bon état de santé perçu et des renoncements aux soins plus fréquents pour certaines origines. C’est ainsi dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement ou à la santé que les immigrés du Maghreb, d’Afrique et de Turquie et après eux leurs descendants se trouvent manifestement désavantagés. C’est là que la convergence rencontre de sérieux obstacles, alors qu’elle est à l’œuvre, même si l’attachement à la culture et aux mœurs d’origine persiste à bien des égards, pour ce qui relève de la langue, de la sociabilité, de la citoyenneté ou du sentiment d’appartenance. Tout se passe comme si l’intégration socio-professionnelle de ces groupes se heurtait à de puissants processus de sélection, le plus souvent implicites. Faut-il pour autant les imputer en entier à la discrimination et au racisme ? Si l’analyse « toutes choses égales par ailleurs » met dans de nombreux cas en évidence un effet propre de l’origine, rien ne garantit que l’enquête ait bien répertorié toutes les « choses » susceptibles de nourrir les inégalités. Il reste que les perceptions subjectives des traitements injustes, de la discrimination ou du racisme recoupent largement les inégalités objectives de situation ou de trajectoire observées par l’enquête. Être couramment renvoyé à ses origines, ne pas se sentir « vu comme un français », être la « cible d’insultes, de propos ou d’attitudes racistes » sont des expériences très répandues chez les immigrés, et le restent chez leurs descendants, les originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du Sud-Est étant les plus affectés. Si elle n’en apporte pas la preuve absolue, à tout le moins TeO conforte-t-elle sérieusement l’hypothèse de la discrimination dans le cas des groupes les plus désavantagés.

L’ouvrage tiré de l’enquête TeO dresse ainsi le portrait d’une république qui tout en faisant preuve de réelles capacités d’intégration peine à mettre en accord la réalité de ses rapports sociaux avec ses principes d’égalité et d’ouverture. Un portrait qui, sans répondre évidemment à toutes les questions que soulève une menace terroriste parfois venue de l’intérieur, a le grand mérite de verser aux débats un état des lieux. Il dit avec rigueur où nous en sommes, en matière d’intégration comme d’exclusion. Une raison suffisante pour souhaiter qu’il soit régulièrement réédité, et que d’autres enquêtes s’intéressent à l’origine de leurs enquêtés.

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.