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Le débat sur le projet de loi « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » a commencé dès son annonce en février, y compris dans la rue. Il se poursuit maintenant à l’Assemblée nationale, non sans qu’une arène influence l’autre, le Gouvernement ayant jugé utile de l’amender avant même qu’il n’arrive devant les députés. La loi Travail, alias loi El Khomri, mérite-t-elle cet honneur, ou cette indignité ? Pour le savoir, pas d’autre solution que de se plonger dans le détail de ses dispositions, au demeurant fort nombreuses (elles occupent 131 pages) et diverses, dans leur objet comme dans leur portée.

Il est vrai que ce projet affiche de hautes ambitions : à en croire son exposé des motifs, il s’agit rien moins que d’une « refondation de notre modèle social », ou, à peine plus modestement, de « bâtir un marché du travail à la fois plus protecteur des personnes et plus efficace ». Pour ses opposants, sa portée est beaucoup moins louable, mais non moins considérable ; pour ne citer qu’elle, L’Humanité (dossier du 27 mars) y voit « une régression historique ».

Pour aller à l’essentiel, autant que possible sans procès d’intention ni caricature, la réforme poursuit trois objectifs principaux : faire du droit du travail un droit négocié, réduire ses exigences en matière de conditions d’emploi et de travail, outiller les parcours professionnels des actifs. Elle touche à d’autres questions importantes comme la médecine du travail ou l’impact du numérique, qu’on laisse ici de côté pour se concentrer sur le cœur du projet.

Pourquoi cette réforme ? Nulle part ses rédacteurs ne brandissent la loi comme une arme décisive contre le chômage. En réponse aux défis du temps – mondialisation, tertiarisation, polarisation des emplois, révolution numérique, transition énergétique – ils se contentent d’en attendre un marché du travail « plus efficace ». Formule somme toute prudente qui peut tout aussi bien renvoyer à la productivité du travail ou à la compétitivité des entreprises qu’à la création d’emploi. Mais une fois lancée, la controverse ne s’embarrasse pas de subtilités. Pour les « pour », la loi Travail est la réforme salvatrice, la dernière occasion de ne pas renoncer piteusement face au chômage, là où nos voisins ont victorieusement relevé le défi. Pour les « contre », c’est la mort annoncée du modèle social français, dernier rempart contre la paupérisation et le règne dévastateur du marché.

D’où cette incontournable question : la loi Travail peut-elle créer des emplois ? Cette fois la réponse n’est pas dans l’exposé des motifs. Il faut aller la chercher dans les présupposés du texte, du côté de ces mécanismes implicites qui dans l’esprit de ses auteurs, lient droit du travail et création d’emploi. Reprenons pour ce faire les trois objectifs précités.

Faire du droit du travail un droit négocié

L’idée n’est pas nouvelle. Depuis une bonne décennie au moins (voir dès 2004 le rapport De Virville « Pour un code du travail efficace ») le code du travail français est accusé de nuire à l’emploi du fait de sa complexité, de son obésité, de sa prétention à régler uniformément et d’en haut le détail de la relation salariale. Pour l’alléger, il faudrait renvoyer tout ce qui ne relève pas de « l’ordre public social » (ce socle des normes fondamentales qui trace les frontières de l’emploi et du travail décents) à la négociation collective. Dans la droite ligne des rapports venus en 2015 creuser le même sillon, (Cette-Barthélémy , Badinter-Lyon-Caen , Combrexelle), le titre I de la loi Travail (« Refonder le droit du travail et donner plus de poids à la négociation collective ») franchit le pas. Après avoir énoncé en son article premier une soixantaine de « principes essentiels du droit du travail » repris tels quels du rapport Badinter, il suit la méthode Combrexelle en chargeant une commission de refondation composée d’experts et de praticiens de réécrire sur cette base en deux ans, en y « associant » les partenaires sociaux, un nouveau code du travail dont chaque chapitre devra être décliné en trois niveaux : « l’ordre public, auquel aucun accord ne peut déroger; le champ de la négociation collective, définissant l’articulation la plus pertinente entre l’entreprise et la branche; les dispositions supplétives, applicables en l’absence d’accord d’entreprise et de branche. ». Le tout afin de « donner le plus large espace possible à la négociation collective ».

Sans attendre, la loi Travail donne ensuite l’exemple en réécrivant elle-même selon ce modèle le titre du Code consacré à la durée du travail et à l’aménagement des horaires.

Un exemple pour mieux comprendre : la majoration des heures supplémentaires
(i. e. accomplies au-delà des 35 heures, qui restent d’ordre public).

Selon le code actuel, les huit premières sont majorées de 25 %, sauf si un accord de branche, d’entreprise ou d’établissement fixe un autre taux, qui ne peut être inférieur à 10 %.

Réécrit par la loi Travail, cela donne, aux trois niveaux : 

• Ordre public : toute heure supplémentaire ouvre droit à majoration salariale
• Champ de la négociation collective : un accord d’entreprise ou d’établissement, ou à défaut de branche, prévoit le ou les taux de majoration, qui ne peuvent être inférieurs à 10
• Dispositions supplétives : à défaut d’accord, le taux de majoration est de 25 %.

Avant, les 25 % sont la règle, les 10 % l’exception, conditionnée à la conclusion d’un accord collectif. Après, la règle pose seulement le principe d’une majoration ; à la négociation d’en fixer le taux, de préférence au niveau de l’entreprise ou de l’établissement, et sinon de la branche ; à défaut d’accord, les entreprises paieront 25 %.

Selon le même exposé des motifs, « en l’absence d’accord, les garanties sont maintenues à leur niveau actuel ». Mais tout est dans cette « absence d’accord » : désormais reléguées au rang de dispositions supplétives, les normes les plus exigeantes (du point de vue patronal) ou les plus protectrices (du point de vue salarial) ne s’appliqueront plus que par défaut. Dans la limite d’un ordre public défini a minima, la loi Travail ouvre ainsi à la négociation collective un vaste espace d’aménagement des règles applicables au travail et à l’emploi, mais il s’agit d’un aménagement à sens unique, celui de la réduction des garanties prévues à titre supplétif, qui font désormais figure de maximum. En ôtant en outre toute prévalence aux normes négociées au niveau de la branche, elle fait de l’entreprise (voire de l’établissement), l’espace normatif de droit commun. C’est tout sauf une réforme mineure. Ce sont même deux réformes en une. La négociation l’emportant sur la loi, et la norme d’entreprise sur celle de la branche, la hiérarchie des normes finit de s’inverser. Au « principe de faveur », qui ne permettait de déroger qu’en mieux à la norme supérieure, la loi Travail substitue le primat de l’accord d’entreprise, qui peut désormais, en tout sujet, être moins favorable aux salariés que la loi ou l’accord de branche. Tel est du moins le modèle normatif qu’elle applique au temps de travail. Reste à savoir dans quelle mesure la commission de refondation choisira de l’étendre lorsqu’il lui faudra placer les différents curseurs en traçant, domaine par domaine, les frontières entre ordre public, supplétif et conventionnel, avant de remettre (en 2018) sa copie au gouvernement d’alors.

Ce n’est pas une innovation radicale : la loi Travail ne fait que consacrer un renversement engagé de longue date (les premiers accords dérogatoires ont vu le jour avec les ordonnances de 1982 sur… le temps de travail, cf Metis, Wenceslas Baudrillart, Le roman des 35 heures), et qui s’est affirmé par étapes dans les années 2000, au gré des lois portant réforme du dialogue social (2004, 2008, 2015). Elle participe d’une tendance longue à la décentralisation de la négociation collective qui s’observe ailleurs en Europe, notamment en Allemagne ou en Italie.

Tout en le consacrant, elle accompagne ce changement de paradigme de nombreuses mesures d’appui à la négociation collective. Elle entend renforcer la clarté et la publicité des accords, faciliter leur révision, encourager les pratiques de négociation loyale. Des moyens nouveaux sont alloués aux négociateurs d’entreprise (locaux syndicaux, heures de décharge, formation). Jusqu’ici procédure d’exception, le mandatement entre dans le droit commun : en l’absence de délégué syndical, tout accord d’entreprise pourra désormais être conclu avec un salarié mandaté de l’extérieur par un syndicat représentatif. Le principe de l’accord majoritaire est à la fois consacré et amodié : les syndicats signataires devront avoir recueilli au moins 50 % des voix aux élections professionnelles pour qu’un accord d’entreprise soit valide ; mais à partir de 30 % des suffrages ils pourront demander une consultation directe (un « référendum ») des salariés pour le valider. Enfin le projet passe à l’acte en matière de restructuration du paysage conventionnel : il organise une réduction drastique du nombre des branches, qui devra passer de plus de 700 aujourd’hui (dont beaucoup de petite taille ou inactives) à 200 en 2019, et appelle les partenaires sociaux à négocier d’ici là leur rapprochement, sous peine de se voir rapprochés d’office.

 

Réduire les garanties offertes aux salariés par le droit

La loi Travail se présente ainsi – à bon droit semble-t-il – comme une réforme approfondie et cohérente du système normatif français dans le champ du travail et de l’emploi. Mais dans quel but ? « Permettre aux entreprises de mieux anticiper les mutations économiques dans le dialogue avec les représentants de leurs salariés… », répond l’exposé des motifs, en écho au souci de bâtir un marché du travail « plus efficace ». En quoi le renversement de la hiérarchie des normes au profit des accords d’entreprise serait-elle le bon moyen d’y parvenir ?

Car le droit du travail conventionnel s’est bâti selon une logique inverse. Sur la base d’un socle législatif traçant progressivement les contours du travail décent, la négociation de branche a établi des normes propres à chaque secteur ou profession afin d’adapter les conditions d’emploi et de travail aux spécificités de l’activité, mais aussi – surtout ? – d’égaliser dans chaque branche les conditions de la concurrence entre entreprises comme entre salariés. Avec pour principaux enjeux, étroitement imbriqués, les salaires et les classifications. Ce faisant, les conventions collectives sont devenues à l’ère fordiste l’un des rouages de la régulation macroéconomique en jouant un rôle pivot dans la mobilisation de la main d’œuvre et la distribution des gains de pouvoir d’achat. Quant à elle, la négociation d’entreprise a longtemps rencontré l’hostilité d’un patronat français réfractaire à la reconnaissance du fait syndical dans ses murs, comme à tout droit de regard des représentants salariés sur l’organisation du travail ou la gestion de l’emploi. Sans susciter pour autant l’enthousiasme de syndicats, soucieux de préserver leur autonomie et leur pouvoir de négociation en structurant leur action à l’échelle des branches et des territoires.

Aujourd’hui la donne a bien changé, et le renversement normatif opéré par la loi Travail en est le reflet. Face aux contraintes de flexibilité et de mobilité dictées par la concurrence mondiale, l’uniformité des normes sociales est désignée par l’analyse économique libérale, y compris dans l’espace de la branche, comme une source majeure de rigidité, autant dire un risque mortel. L’efficacité, sinon la survie, passerait par la diversité. À chaque firme d’édicter les normes adaptées à son activité et son marché. Face aux mutations de l’économie, pas de meilleure anticipation qu’à l’échelle la plus spécifique et la plus locale, celle de l’entreprise, sinon de l’établissement. Telle est la thèse qui sous-tend l’argumentaire du projet de loi. Bien qu’elle se pare volontiers des atours de la science, elle demeure pourtant un simple postulat. La recherche contemporaine en économie du travail s’est intéressée à la négociation collective, et particulièrement à l’articulation de ses niveaux : vaut-il mieux, pour l’emploi et la compétitivité, négocier au sommet, dans les branches, ou dans les entreprises ? Tant les modèles théoriques que les études empiriques livrent une réponse incertaine.

Schématiquement, ils trouvent certes des vertus à la négociation d’entreprise, la plus proche du modèle de concurrence pure et parfaite qui reste la référence canonique de l’analyse néo-classique. Mais ils en trouvent aussi à la négociation centrale, pour autant que les négociateurs contrôlent leurs troupes et intègrent l’emploi (et pas seulement le partage de la valeur ajoutée) dans leurs objectifs. Un système de relations professionnelles « coordonné », où des organisations patronales et syndicales puissantes se partagent le monopole de la négociation, amortirait mieux les effets des « chocs » macroéconomiques sur l’emploi et le chômage qu’un système émietté et décentralisé. Ce n’est donc pas dans la science qu’une décentralisation résolue de la négociation sociale comme celle qu’entend opérer la loi Travail trouve sa meilleure justification.

D’autant qu’une telle réforme soulève deux interrogations d’importance. La première a trait aux inégalités. L’uniformité a sans doute bien des inconvénients aux yeux des gestionnaires, mais elle a aussi quelques avantages, dont celui de produire ce qu’il faut bien appeler un bien public en redistribuant les fruits de la production et du travail de telle sorte qu’à la diversité des situations de production et de concurrence réponde sinon l’égalisation, du moins le rapprochement des conditions individuelles. Peut-on promouvoir ensemble la négociation d’entreprise et la cohésion sociale ? On répondra que plus d’efficacité productive veut dire plus de richesses à distribuer, et que la justice sociale ne progresse qu’en cas de prospérité. En l’occurrence cela reste à prouver, car il n’est pas acquis, loin s’en faut, que la disparité des conditions de travail et d’emploi soit le gage de performances économiques supérieures : en privant la société des mécanismes redistributifs inhérents aux négociations centralisées (au sommet ou dans la branche), elle contribue à la stagnation des salaires et à l’aggravation des inégalités sociales dont nombre d’analyses récentes (OCDE, BIT, FMI) montrent qu’elles ont été parmi les causes profondes des désordres ayant provoqué la grande récession de 2008-2009.

Mais ce n’est pas tout : la différenciation des normes ne vient pas seule, elle va de pair avec leur affaiblissement. Rappelons-nous ce qu’énonce l’exposé des motifs de la loi Travail : les garanties sont maintenues en l’absence d’accord. En toute logique, la proposition se renverse : s’il y a accord, c’est que les garanties ne sont pas maintenues (autrement, pourquoi se donner la peine de négocier ?). L’appareil normatif conçu par la loi Travail programme de fait le recul négocié des garanties présentes, désormais supplétives. En quelque trente ans, de protections plancher qu’elles étaient, les voici muées en garanties plafond, qui n’auraient plus à la limite pour fonction que d’exercer sur la partie patronale une puissante incitation à négocier (à la baisse). Pourquoi cependant les syndicats accepteraient-ils de les négocier dans l’entreprise si l’absence d’accord permet de les préserver ? À l’évidence parce que s’exerce aussi sur eux une puissante incitation à négocier : celle qui résulte du déséquilibre persistant et massif du marché du travail. C’est au nom du maintien de l’emploi qu’ils sont prêts à ces concessions (et pas seulement ceux dont les directions confédérales se montrent les mieux disposées vis-à-vis de la loi Travail).Certes il y a le garde-fou de l’ordre public, et les planchers fixés à la négociation collective. Mais si on les rapporte au niveau des garanties actuelles, c’est bien une translation vers le bas des dispositions protectrices que la loi Travail rend possible, et qu’elle entend d’ores et déjà mettre en œuvre en matière de durée du travail (sous réserve à nouveau des choix qu’opérera dans les autres domaines la commission de refondation, dont la mission s’annonce décidément délicate).

Là réside le principal implicite de la loi Travail, le non-dit d’où provient sans doute l’essentiel de la défiance et du rejet qu’elle suscite dans les secteurs de l’opinion les plus sensibles à la montée de la précarité et des inégalités. Quand elle nous dit que face aux transformations en cours, il faut permettre aux entreprises de mieux anticiper par le dialogue avec leurs salariés, un chaînon manque à l’argumentaire : l’idée selon laquelle, pour tenir le choc, les pays les plus avancés n’ont d’autre choix que de réviser les acquis sociaux à la baisse. La même qui inspire les « réformes structurelles » tant vantées chez nos voisins, et prônées avec constance par l’OCDE, le FMI ou les institutions européennes.

Le texte en fait d’ailleurs une application directe en levant l’ambiguïté sur les effets des accords conclus pour « préserver ou développer l’emploi » introduits par l’accord national sur la sécurisation de 2013. Dès lors qu’ils sont majoritaires, ils primeront sur le contrat de travail, « y compris en matière de rémunération et de contrat de travail ». Le refus du salarié entraînera ipso facto son licenciement pour cause réelle et sérieuse, selon la procédure d’un licenciement pour motif personnel. Ici Les termes de l’échange sont clairement posés : maintien d’emplois contre abandon d’acquis. Ce n’est évidemment pas par hasard si l’opposition à la loi Travail s’est cristallisée sur celles de ses dispositions qui visent à faciliter les licenciements économiques en assouplissant les critères d’appréciation du motif (baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, durée des pertes, périmètre géographique dans le cas des groupes). Certes ils n’occupent aujourd’hui qu’une part très modeste dans l’ensemble des ruptures de contrat de travail (moins de 100 000 en 2015, à peine 0,9 %), et représentent moins de 5 % des ruptures de CDI, loin derrière les démissions (42 %), les autres licenciements (16%), les ruptures conventionnelles (13 %) ou les fins de période d’essai (15 %). Mais leur portée symbolique dépasse de loin leurs poids statistique, et l’on comprend bien pourquoi : c’est à travers eux la stratégie des employeurs qui est en cause, et leur propension à gérer l’emploi comme simple variable d’ajustement face aux incertitudes du marché. Là encore l’exposé des motifs est éloquent : « L’objectif est aussi d’éviter que les embauches à durée déterminée se multiplient parce qu’elles sont perçues comme la voie la plus sécurisée pour se prémunir contre les difficultés de rupture du contrat de travail en cas de coup dur ».

À nouveau la justification économique sous-jacente est connue : passé un certain niveau d’exigence, les règles encadrant le licenciement (définition du motif, procédure de consultation, indemnités de rupture, contrôle du juge…) dissuadent l’embauche et conduisent les employeurs à faire un usage massif des CDD, pour n’intégrer à terme dans leur effectif permanent que les salariés ayant fait leurs preuves et disposant des compétences et de l’expérience requises. Deux effets pervers en un : des emplois moins nombreux et un marché du travail segmenté, qui maintient dans le sous-emploi et la précarité les actifs les moins dotés (non qualifiés, jeunes, seniors…). L’inefficacité jointe à l’injustice. On sait que devant le tollé qu’il a suscité, le gouvernement a renoncé, avant même les débats parlementaires, au plafonnement des indemnités prud’homales accordées en cas de licenciement abusif. Mais pas au principe d’un assouplissement des conditions de licenciement au nom de la création d’emploi. Développée par la micro-économie du travail, la thèse a pris suffisamment d’ampleur au cours des années 1980-90 pour que l’OCDE construise un indicateur de « législation protectrice de l’emploi » (LPE) censé positionner chacun des pays membres sur une échelle quantitative homogène au sommet de laquelle figure la France, aux côtés de la Belgique et de l’Italie, mais deux points au-dessus de l’Allemagne. Passons sur le fait que notre pays doit plus son (mauvais) classement à sa législation sur les contrats temporaires (intérim et CDD) qu’à son droit du licenciement. Malgré ses limites méthodologiques, le score mis au point par l’OCDE a au moins ce mérite qu’il permet de tester sur données empiriques les effets de la LPE sur les performances comparées des marchés du travail ; un exercice auquel s’est plus d’une fois livrée l’organisation. La thèse d’une LPE qui se retournerait contre ceux qu’elle est censée protéger en sort elle vérifiée ? Pas vraiment. Ce que montrent de façon convergente les travaux qui s’y sont attelés, c’est qu’il n’y a pas de corrélation significative entre degré de protection de l’emploi et taux de chômage. En revanche, une relation inverse semble lier exigence du droit et intensité des flux sur le marché du travail : les normes protectrices freinent les embauches, mais tout autant les pertes d’emploi (ce qui après tout est leur raison d’être !). Si bien que leur effet net sur le volume d’emploi est a priori indéterminé. Du coup l’argumentation se déplace vers la dynamique de l’emploi.

La véritable vertu d’un droit de l’emploi suffisamment souple serait de faciliter toutes les mobilités sur le marché du travail (entrées, sorties, transitions), et avec elles ce processus permanent de « destruction créatrice » (en référence à l’œuvre de Joseph Schumpeter) par lequel de nouvelles entreprises et de nouveaux emplois remplacent continument ceux qui disparaissent, engendrant au passage innovation et gains de productivité. De fait, les études comparatives récentes de l’OCDE montrent une corrélation nette entre intensité des flux d’emploi et gains de productivité du travail. N’est-ce pas cependant surestimer l’influence du droit ? Ce n’est pas seulement, ni peut-être principalement, sous la contrainte de la loi qu’un employeur offre ou non des emplois durables. Il existe, et la recherche l’atteste aussi, de bonnes raisons économiques d’employer un salarié dans la durée : sa qualification, son expérience, les savoirs qu’il n’a pu acquérir que dans l’exercice de son emploi et que son employeur ne pourra retrouver à l’identique et prêts à l’emploi sur le marché. Comme il y a de bonnes raisons de faire tourner au gré des variations d’activité une main-d’œuvre interchangeable dès lors que cela ne compromet pas la position de l’entreprise sur son marché. La montée des contrats courts et la segmentation des emplois peuvent alors tout aussi bien résulter, sur fond de chômage de masse, d’une gestion de l’emploi dualiste, juxtaposant un noyau dur de salariés permanents expérimentés et un second cercle de salariés précaires soumis aux aléas des marchés.

Mais c’est aujourd’hui la critique du droit qui tient la corde et a l’oreille des gouvernants. Aussi la cause est-elle entendue : la France souffrirait d’abord d’une LPE record, qui bride potentiel de croissance et création d’emplois. Là réside en même temps la difficulté : comment persuader les citoyens travailleurs d’entrer résolument dans le grand jeu de la destruction créatrice lorsqu’ils ont de bonnes raisons de craindre d’en être les perdants ? S’ils mesurent bien les risques de la destruction, l’expérience qu’ils font du marché du travail ne les a guère convaincus jusqu’ici de son potentiel créateur. Difficile de lâcher la proie pour l’ombre. D’où l’intérêt du troisième volet de la loi Travail.

 

Outiller les parcours professionnels des actifs

C’est en principe la contrepartie toute trouvée aux sacrifices attendus des salariés : en renonçant pour partie aux garanties virtuelles que leur offre le droit du travail, ils bénéficieront des opportunités réelles procurées par un marché du travail dynamique, donc favorable à la croissance (notons le renversement de logique : ce n’est pas la croissance qui améliore le marché du travail – vision keynésienne – mais l’assouplissement du marché du travail qui améliore la croissance – vision classique). Ce qui est perdu en garanties dans l’emploi se retrouve en garanties entre emplois : on aura reconnu l’idée maîtresse de la « flexicurité » et son mot d’ordre : « protéger les personnes plutôt que les emplois ».

La place manque pour détailler ce qu’avance à ce titre la loi Travail. Sa pièce maîtresse est ici le « compte personnel d’activité » (CPA, voir « Le compte personnel d’activité : à la recherche de la sécurité perdue« ), mais force est de constater qu’elle ne lui donne guère plus de consistance qu’il n’en avait à sa création en 2015, faute de le compléter par des garanties nouvelles. Elle prévoit tout de même de rendre effective son extension aux agents publics et aux non-salariés, et accroît la dotation du compte personnel de formation des salariés les moins qualifiés (40 heures par année de travail au lieu de 25). Plus consistante est l’extension, introduite en réponse aux premières manifestations contre la loi, de la Garantie jeunes (un dispositif d’accompagnement renforcé assorti d’une allocation) à tous les jeunes sans emploi ni formation. S’y ajoutent quelques mesures de moindre portée, notamment pour donner un nouveau souffle à la validation des acquis de l’expérience (VAE).

Des avancées non négligeables, mais qui ne suffiront pas à lever les sérieux doutes qui continuent de planer sur les bienfaits de l’assouplissement du code du travail. La sécurité professionnelle reste à inventer, et le pari à haut risque de la loi Travail est de supposer qu’elle viendra d’abord d’un marché du travail libéré des pesanteurs du droit.

Pour en savoir plus

– Exposé des motifs de la loi Travail
– Texte du projet de loi
– Article de Wenceslas Baudrillart dans Metis  » Le roman des 35 heures  » (Partie 1 et Partie 2)

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.