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par Pierre Veltz

La thématique des deux Frances (des deux Amériques, des deux Angleterre, etc.) devient omniprésente. La coupure ne serait plus seulement entre les riches et les pauvres, mais entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, les branchés et les débranchés, les élites et les oubliés. La géographie semble s’imposer comme une dimension centrale de cette coupure. Qu’en est-il vraiment : les fractures sont-elles surtout territoriales ? Pierre Veltz, qui a publié de nombreux livres et articles sur les formes et les facteurs du développement technologique, économique et social, argumente :

 

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« Les métropoles et les autres, la nouvelle fracture française » affirmait récemment un éditorialiste des Echos (1). De fait, les cartes du vote Trump, du vote Brexit, des votes extrêmes en France, opposent de manière frappante les métropoles, ou plutôt les cœurs métropolitains, au reste des territoires, et notamment, dans le cas de la France, aux nappes suburbaines qui accueillent désormais la part majoritaire de la croissance démographique. D’où la double question suivante : La divergence entre les métropoles et les autres territoires est-elle en train de créer une rupture simultanément géographique, sociale et politique du pays ? Cette fracture est-elle la matrice des populismes, du fameux rejet des élites (urbaines) par le peuple (périphérique) ?

 

Je voudrais défendre, dans cet article, une position nuancée. Oui, la métropolisation est un changement majeur, et il faut prendre au sérieux les cartes et les contrastes qu’elles révèlent. Non, la coupure, si coupure il y a, ne se résume pas à l’opposition manichéenne et globale entre la France des métropoles et la France périphérique. Le succès des livres de Christophe Guilluy, avec leurs titres-chocs (La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Le Crépuscule de la France d’en haut (2)) témoigne de la séduction de cette vision binaire. Guilluy a eu le mérite d’attirer l’attention sur cette partie de la population qui survit difficilement dans les zones peu denses de notre pays, alors que le projecteur est toujours mis sur les quartiers pauvres des métropoles (au risque, soit dit au passage, de tendre la main aux récupérations politiques sur le mode : « on s’occupe des immigrés des banlieues, mais pas des petits blancs des lotissements »). Mais les coupures, en réalité, traversent les territoires, métropolitains ou non. Les pauvres, dans leur grande majorité, immigrés ou non, vivent toujours dans les grandes villes (3). Inversement, les mondes peu denses, ruraux ou ex-ruraux, ou de grandes périphéries sont extrêmement composites. Quelques vastes étendues, dans le Nord et l’Est principalement, sont globalement touchées par le déclin manufacturier et les effets dépressifs, en boule de neige, qu’il engendre. Mais la plupart des régions non métropolitaines peu denses (4) voient coexister, de manière quasiment fractale, des zones dynamiques et des zones déprimées. 

 

Le fait métropolitain et les cartes

 

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Un constat de base, difficilement contestable, est la poussée des métropoles, phénomène mondial. Aux USA (5), la moitié de la croissance récente serait due aux métropoles. Moretti parle de la « grande divergence » au sein de l’espace des USA. En France (6), les grandes aires urbaines auraient même concentré 75 % de la croissance entre 2000 et 2010, selon l’OCDE, repris par France Stratégie. Des chercheurs comme Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti contestent, avec de bons arguments, les analyses fondées sur les PIB locaux, indicateurs il est vrai hautement discutables. Mais lorsqu’on se limite à des indicateurs sans ambiguïtés comme l’emploi, la métropolisation est flagrante. Laurent Davezies montre que la quasi-totalité des créations nettes d’emplois privés depuis la crise de 2008-2009 a été localisée dans le cœur d’une petite poignée de grandes villes (Toulouse, Bordeaux, Nantes, Lyon aux premiers rangs). Cela peut sembler paradoxal, puisque ces métropoles sont davantage insérées dans l’économie ouverte internationale que les autres territoires ; elles auraient dû, en conséquence, accuser les effets de la crise plus fortement, comme cela avait été le cas dans les épisodes dépressifs précédents, en 1993-95 par exemple. De fait, ce paradoxe suggère que nous sommes bien en train de passer dans un régime économique nouveau où les effets d’agglomération jouent un rôle croissant.

 

L’objet de ce papier n’est pas de développer les raisons de ce tournant métropolitain des économies. Il est de discuter les impacts de cette mutation sur la géographie d’ensemble du pays. Je voudrais, à cet égard, attirer l’attention sur le rôle ambigu des cartes. Dans notre univers de plus en plus visuel, les cartes frappent l’imagination. A partir d’un seul regard, elles semblent en dire plus long que des discours savants. Mais il faut se méfier des fausses évidences cartographiques. Premièrement, selon les échelles de découpage retenues – échelles spatiales, mais aussi temporelles – les cartes peuvent raconter des histoires très différentes. Deuxièmement, en homogénéisant artificiellement des bouts de territoire, elles camouflent les hétérogénéités internes et tendent à faire croire que les territoires en tant que tels sont des sortes d’acteurs « substantiels ». C’est le cas en particulier pour les grandes communes au cœur des agglomérations, qui montrent moins d’hétérogénéité apparente que le tissu des petites communes de banlieue. (Si on analyse Paris globalement, on peut tirer des conclusions très différentes de celles que l’on obtient en prenant en compte la diversité des arrondissements). Enfin, en présentant souvent des taux relatifs plus que les masses absolues, les cartes conduisent facilement à des erreurs d’appréciation. Prenons les cartes des taux de pauvreté : elles vont faire ressortir visuellement les zones non métropolitaines, peu denses, plus étendues, avec des taux moyens souvent supérieurs. Ce faisant, on oubliera que la majorité des pauvres, en masse absolue, se trouve dans les zones denses. La géographie électorale est un terrain privilégié pour ce genre de déformations du regard. Un bel exemple est décortiqué par Manouk Borzakian à propos de la votation d’initiative populaire suisse « contre l’immigration de masse », proposant de rétablir des quotas pour les immigrants européens (9 février 2014) (7). Les résultats, très serrés (50,3 % de oui), ont une fois de plus alimenté le cliché de la Suisse urbaine « ouverte » contre la Suisse « repliée » des campagnes et des petites villes (8). C’est oublier que la majorité des électeurs du « oui » habite dans les grandes villes, y compris francophones. Je cite Borzakian :

 

« Si on prend en compte le poids des unités spatiales, une réalité différente apparaît. Ainsi, avec l’addition des 71 grands centres dans lesquels le oui a réalisé 42,1 %, on atteint 22,7 % des suffrages totaux du oui. Si on ajoute les communes suburbaines, on dépasse la moitié des suffrages totaux du oui. Inversement, les 65,8 % de oui des 178 communes agricoles pèsent tout juste pour un peu plus de 1 % du total. ».

 

Le vote Trump et le vote Brexit : des situations différentes

 

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Avant de revenir sur le cas français, quelques commentaires sur deux évènements récents, l’élection de Trump et le vote pour le Brexit, illustreront cette prudence nécessaire dans l’interprétation des cartes, la force de la géographie mais aussi les limites d’un certain « géographisme », si on m’accorde ce néologisme. Dans les deux cas, l’opposition entre les métropoles et le reste du territoire saute aux yeux. Elle est en soi un fait majeur, qui mérite attention. L’interprétation des votes dits « populistes » comme rejet des élites urbaines semble alors s’imposer naturellement. Mais, à y regarder d’un peu plus près, on voit que les choses sont nettement plus compliquées, et les logiques très différentes dans les deux cas.

 

Considérons le vote Trump, d’abord. Les travaux de Moretti, déjà cité, et de bien d’autres chercheurs, montrent à quel point la divergence s’est accentuée aux USA entre les métropoles et le reste du pays. S’agissant du niveau d’éducation, un véritable fossé s’est creusé entre les métropoles (côtières notamment) et les autres territoires. Les proportions d’habitants disposant d’un diplôme post-bac, qui oscillaient entre plus ou moins 10 % autour des moyennes nationales, s’écartent maintenant de 20 ou 25 % (rien de tel, en France, disons-le tout de suite). Or il se trouve que les cartes électorales reproduisent spectaculairement cette dissociation. Les territoires pro-Clinton dessinent un archipel de grandes villes, les territoires pro-Trump forment un vaste continuum de zones peu denses (voir les cartes publiées par le New York Times (9)). Les votes pro-Trump, d’autre part, culminent en pourcentage dans les anciens territoires industriels dévastés par la crise. Toute la presse mondiale a du même coup attribué la victoire de Trump à ces déçus de la mondialisation, d’autant plus que les thèmes soulignés par le candidat tournaient principalement autour du déclin manufacturier. Mais, la réalité est plus complexe. Le vote Trump est avant tout, massivement, un vote « blanc » (au sens étasunien du terme). 58 % des blancs ont voté Trump, toutes catégories confondues. Trump, candidat des pauvres ? Rien n’est plus faux, là encore. Les revenus modestes ont voté démocrate, très nettement. Chez ceux qui gagnent moins de 30 000 dollars, Trump n’a obtenu que 41 % des voix. Il reprend en revanche l’avantage chez ceux qui gagnent autour de 50 000 dollars et plus, y compris les hauts revenus. Ses politiques montrent d’ailleurs qu’il leur en est reconnaissant. Que conclure ? Les ouvriers blancs frustrés de la Rust Belt ont donné un net avantage à Trump – d’autant plus fort, en l’occurrence qu’ils étaient nombreux dans les swing states – mais ce ne sont pas eux qui ont décidé du sort global de l’élection. C’est une coalition beaucoup plus large des classes moyennes et aisées blanches réparties sur le territoire. Les pics relatifs sont à la fois forts et très significatifs symboliquement et politiquement, mais ne représentent pas nécessairement les volumes en présence. Prenons l’influence du niveau d’éducation, à l’évidence un des paramètres cruciaux du vote. Lorsqu’on regarde les territoires de concentration des plus diplômés et des moins diplômés, l’écart est énorme. Dans les 50 comtés (10) les plus éduqués du pays, avec des pourcentages de titulaires de « college degree » allant de 46 % à 72 %, Clinton a écrasé le vote, améliorant même le score d’Obama en 2012 de 8,5 points ! Inversement, dans les 50 comtés les moins éduqués (entre 9 et 14 % de « college degree ») Clinton a fait 30 % moins bien en moyenne que Trump, perdant 11 points sur Obama en 2012. Ces écarts aux extrêmes sont bien sûr illustratifs de l’ampleur des ruptures au sein de la société américaine. Mais le résultat d’ensemble ne s’explique que par des effets de masse beaucoup plus diffus.

 

Considérons le Brexit. Là encore, les cartes sont extraordinairement frappantes. En dehors de l’Ecosse et de l’Irlande du Nord, dont les suffrages ont obéi à des logiques politiques spécifiques, les votes ont opposé radicalement la région londonienne, championne du « remain », au reste du pays. Je dis bien la région londonienne (en dehors de quelques zones pauvres de l’estuaire de la Tamise) et non pas les métropoles en général. C’est une différence importante avec les USA, et aussi, on le verra, avec la France. En dehors de la région capitale, seuls quelques cœurs de métropoles (Manchester, Liverpool) ont donné une étroite avance au « remain ». Liverpool-centre a suivi timidement la ligne officielle, d’ailleurs peu assurée, du Labour, mais ses périphéries ont voté massivement pour le Brexit. La deuxième ville du pays (Birmingham) a voté pour la sortie, comme toutes les agglomérations ouvrières, y compris les plus aidées par l’Europe ! De nombreux commentaires publiés dans la presse ont dès lors interprété le vote comme un rejet de Londres autant voire plus que comme un rejet de l’Europe. De fait, la domination de Londres est écrasante, et la stratégie globale de ses dirigeants, comme de ceux de l’Etat britannique en général, est perçue comme indifférente aux vieilles régions industrielles. Parag Khanna, essayiste américain, écrit à propos du Brexit :


« Londres devrait se séparer du Royaume-Uni ». Il ajoute : « Cela ne se fera pas, parce que Londres voudra continuer à régner sur un pays. Il faudrait simplement que ce pays impose le fardeau le plus léger possible à sa propre prospérité. » (11)

 

Difficile d’être plus clair. De fait, 70 % des emplois nouveaux créés au Royaume-Uni depuis 2008 l’ont été dans la métropole du sud-est. Londres fonctionne déjà plus ou moins comme une cité-Etat, une sorte de « Singapour sur Tamise ». Et la tentation est forte de renforcer cette stratégie séparatiste de facto, par exemple en baissant encore la fiscalité sur les entreprises, ce qui aurait comme conséquence d’aggraver la situation globale du pays. Le « global Britain » dont parle Teresa May est d’abord un « global London ».

 

La France et la métropolisation distribuée

 

ville

 

Venons-en à la France. Le premier point à souligner est la spécificité du processus de métropolisation. Contrairement au Royaume-Uni, la croissance métropolitaine est distribuée. Paris pèse très lourd, mais l’effet-métropole englobe Paris et les autres grandes villes situées à quelques heures de TGV, notamment à l’ouest. Ces grandes villes, du reste, se portent mieux que la région capitale, même si leur contribution globale à la croissance reste modérée (de l’ordre du cinquième, alors que Paris en concentre près du tiers). C’est donc bien ce réseau métropolitain – cette réalité émergente que j’ai proposé d’appeler, au singulier, la « métropole-réseau » française – qui paraît se distinguer du reste du territoire (12). On est plus proche, ainsi, d’une certaine façon, de la situation américaine que de la situation britannique. Mais il faut ajouter immédiatement que la divergence, si divergence il y a, est incomparablement plus douce qu’aux USA, et dans la plupart des pays (développés, et plus encore émergents) marqués par la polarisation métropolitaine, qui caractérise le passage du monde industriel au monde que je qualifie d’hyperindustriel. A cette polarisation s’ajoute, en effet, une tendance générale à la dissociation entre les pôles et les périphéries. Pour le dire très vite, les périphéries de proximité qui étaient des ressources vitales pour les pôles deviennent souvent des charges plutôt que des ressources. Les pôles préfèrent rechercher les ressources périphériques (domesticité, main-d’œuvre peu chère, etc.) sur un marché mondial, en évitant de se lier à elles par des pactes redistributifs comme ceux qui existent dans les Etats-nations européens.

 

La France et l’Europe n’échappent pas complètement à ces dynamiques de fond, mais la compacité géographique, la densité des infrastructures, l’ancienneté des réseaux humains connectant les territoires, l’ampleur des processus de redistribution enfin, tant publics que privés, lissent considérablement les écarts et atténuent cette tendance au découplage. Les divergences entre niveaux d’éducation, par exemple, sont beaucoup moins fortes qu’aux USA. Il y a une montée générale, qui concerne aussi les villes et campagnes industrielles pauvres. Quant aux transferts, je me borne à rappeler les faits principaux, tels qu’ils ressortent notamment des travaux de Laurent Davezies et de Magali Talandier, travaux qui soulignent l’intense « circulation invisible des richesses » sur le territoire national :

 

1/Les métropoles redistribuent massivement vers les territoires non-métropolitains, à travers des « systèmes productivo-résidentiels » spécifiques, certains régionalement centrés, d’autres fonctionnant à l‘échelle nationale. Les flux principaux concernent la région capitale, le PIB francilien contribuant pour près d’un tiers à la richesse nationale, alors que la part du revenu disponible brut francilien est seulement de 22. Au niveau régional, les grandes métropoles redistribuent fortement dans les territoires avoisinants, comme Davezies l’a montré de manière détaillée pour Lyon (13). A contrario, on voit bien que les territoires qui vont le plus mal sont précisément ceux qui ne sont pas dans l’orbite d’un pôle métropolitain.

 

2/Ces territoires eux-mêmes ne sont nullement « oubliés », en tous cas sous l’angle de la redistribution financière. Entre 2008 et 2015, globalement, les revenus des ménages en France ont peu progressé (2 %) mais les revenus sociaux ont crû de 15 %. Davezies prend l’exemple des départements des Ardennes et de la Haute-Saône, parmi les plus pénalisés du pays. Si on compare leur contribution aux budgets sociaux et les prestations touchées, sur la période 2008-2015, on trouve un solde positif considérable, équivalent pour chacun des deux départements au revenu de 27 000 emplois (14). Les amortisseurs jouent donc, de manière forte. Bien entendu, la question est de savoir si de tels mécanismes sont tenables dans la durée. Et l’affichage de ces données comptables n’atténuerait sans doute en rien le sentiment de déclin cumulatif, voire d’abandon éprouvé par ces territoires. Enfin, cette mise sous perfusion ne règle pas le problème fondamental qui peut se résumer ainsi : contrairement à ce qui s’est passé durant les trente glorieuses, où les enfants de la vieille France artisanale et paysanne ont pu retrouver du travail sur place, dans l’industrie puis le tertiaire, les jeunes des zones les plus déprimées n’ont aujourd’hui que des perspectives très limitées de recyclage local. L’issue qui reste est donc celle des mobilités professionnelle et géographique, alors même que celles-ci sont rendues financièrement et psychologiquement difficiles du fait même de la crise. Ces difficultés sont profondes. Mais, soyons au moins conscient du fait que les choses seraient bien pires sans cette solidarité nationale encore puissante. On peut évidemment voir le verre à moitié plein, ou à moitié vide. Mais la spécificité de l’Europe continentale, et tout particulièrement de la France, réside dans le maintien de cette circulation invisible des richesses qui atténue les ruptures. La couronne dynamique des capitales régionales nous protège d’une rupture Paris-province sur le mode britannique. Une grande partie des territoires peu denses va bien, même si, de fait, les villes moyennes et les bourgs qui maillent le territoire souffrent aujourd’hui, notamment du fait de l’implosion de leur tissu commercial de centre-ville (15).

 

Moins de macro-inégalités, plus de micro-inégalités

 

rue

 

Je reviens pour finir sur les pièges des cartes, illustrées par l’analyse des inégalités territoriales et de leur relation avec les votes extrêmes – et notamment du vote FN qui a donné lieu, depuis le choc de 2002, à une abondante littérature.

 

Le premier problème est celui des échelles et des effets de lissage que produisent les agrégations de données dans les zonages des cartes. Le rapport de France Stratégie intitulé « Lignes de faille » a mis en lumière le contraste frappant entre la perception d’inégalités fortement croissantes par les Français et les mesures qui montrent que la France est, en réalité, un des pays où la distribution des revenus reste la moins inégalitaire (16). En France, le revenu total des 20 % ayant les revenus les plus élevés est 4,3 fois supérieur à celui des 20 % du bas de la distribution. Le même ratio est de 5,1 en Allemagne. Il est de 6,8 en Espagne. Avec la situation américaine, l’écart est abyssal. Il est vrai que les inégalités de patrimoine ont crû nettement plus vite que les écarts de revenus, essentiellement à cause de la divergence des prix des logements. La métropolisation – qui crée une rente foncière élevée pour les habitants des centres, alors que la valeur de l’immobilier s’effondre dans les régions en crise – joue ici un rôle certain. Le même mécanisme alimente par ailleurs le cercle vicieux qui veut que les habitants des régions appauvries aient moins de ressources pour financer leur mobilité et se trouvent scotchés à leurs territoires en perdition.

 

Quand on passe à la dimension territoriale des inégalités, les choses deviennent compliquées, pour ne pas dire confuses, tant les effets d’échelle sont forts. Le phénomène dominant est celui-ci : les macro-inégalités sont en baisse, les micro-inégalités semblent croissantes. Autrement dit, plus on zoome pour regarder les territoires de près, plus les contrastes apparaissent. Durant les trente glorieuses, il y avait de considérables différences entre régions. Les usines qui partaient de Paris pour la Normandie y trouvaient des salaires 30 ou 40 % moins élevés (et il n’y avait pas de téléphone). Nous sommes dans un autre monde, incomparablement plus homogène. L’écart-type du revenu disponible par habitant selon la région (par apport à la moyenne nationale) est désormais faible, nettement plus qu’en Allemagne (effet du contraste entre ex-RFA et ex-RDA) et 3 à 4 fois plus faible qu’en Espagne ou en Italie. En revanche, quand on descend à l’échelle des communes les écarts sont nettement plus élevés. Nous avons tous en tête des exemples de territoires où, d’une commune à l’autre, les contrastes sont frappants, souvent difficilement explicables autrement que par des effets très spécifiques de trajectoire locale, de leadership, d’effets cumulatifs sociologiques multiples. C’est pourquoi parler de manière indistincte des « périphéries », de la « nappe suburbaine », du monde « pavillonnaire » n’a aucun sens.

 

Eric Charmes a bien analysé les effets de « club » de la croissance périurbaine, en montrant comment se créent des ensembles en archipel, où se rassemblent prioritairement ceux qui se ressemblent (17). Mais il y a des clubs de riches, de moins riches, de pauvres. Certains votent FN, d’autres non. Et ceci est particulièrement vrai dans les périphéries des grandes villes. Tout le paradoxe est là, et aussi tout le défi pour les analystes qui voudraient tout résumer en quelques formules simples : nos sociétés contemporaines sont devenues à la fois très diverses et très homogènes, sans qu’une traduction spatiale univoque puisse rendre compte de ce double mouvement. Il y a une dimension proprement « fractale », au sens mathématique du terme, des inégalités, qui disqualifie tous les discours trop englobants. Ceci renvoie à ma métaphore de la France comme une sorte de vaste métropole en devenir, incluant les villes et le reste. Comme une grande ville, le territoire français est structuré par de grandes différences territoriales nées de l’histoire, mais il est infiniment divers et contrasté lorsqu’on l’explore en détail.

 

Vote extrême et haies de thuyas : les pièges du géographisme

 

ville

 

La deuxième grande difficulté suscitée par les cartes réside dans le jeu des ratios relatifs et des masses absolues, déjà évoqué. Là encore, cela interroge l’opposition métropoles-périphéries à l’égard du vote FN. Le Cevipof, ainsi, nous dit que pour le premier tour des régionales de 2015, la percée du FN a atteint 32 % dans les communes de moins de 10 000 habitants, contre 26 % dans les grandes villes (et 14 % à Paris). Petit calcul : où trouve-t-on le plus d’électeurs en nombre absolu ? Réponse : dans les grandes villes. De toute façon, à partir du moment où un parti séduit un électeur sur trois ou quatre dans la quasi-totalité des territoires, cela s’appelle un phénomène national, où la modulation n’est plus que du second ordre.

 

La dernière question, évidemment décisive, est celle de l’interprétation socio-politique des cartes. Simplifions à l’extrême. D’un côté, nous pourrions mettre les cartes d’Hervé le Bras, qui insiste depuis longtemps sur les données démo-socio-économiques, et les tendances anthropologiques de fond qui divisent globalement le territoire en grandes aires. Dans son dernier ouvrage sur le vote FN (18), il propose une carte synthétique des territoires cumulant les fragilités socio-économiques, qui coïncide de manière frappante avec les pics de voix du Front National. Il démonte aussi quelques idées reçues en montrant notamment l’absence de corrélation entre ce vote et la présence d’immigrés (le cas de l’Île-de-France et de ses zones les plus populaires, qui sont de loin les principales concentrations d’immigrés de France est à cet égard remarquable). On peut être convaincu ou non par certaines références aux structures profondes, comme l’opposition entre les grands types familiaux, mise en avant dans sa collaboration avec Emmanuel Todd (19) – pour ma part, je reste parfois sceptique -, mais ces analyses ont l’immense mérite de montrer que les complexités historico-sociologiques du vote FN valent bien celles du vote Trump, loin de la vision binaire des élites métropolitaines opposées aux classes délaissées du reste du territoire.

De l’autre côté, nous pourrions mettre les cartes de Jacques Lévy, et sa vision des « œufs au plat ». Après les élections de 2003, le géographe met en lumière le fort gradient qui existe entre les votes FN (et plus généralement les votes extrêmes, de gauche et de droite) et la distance au centre des agglomérations (20). Plutôt qu’une description traditionnelle des écarts entre régions, Jacques Lévy considère donc que la meilleure façon de représenter l’espace français (notamment l’espace politique) est de le dessiner comme un ensemble d’unités urbaines en archipel, chaque unité reproduisant la même configuration interne, où il distingue plusieurs couches (centres, banlieues, « anneau des seigneurs » – c’est-à-dire première couronne riche – périurbain, petites villes isolées, infra-urbain). Avec Michel Lussault, il relie alors le vote extrême à ce qu’ils appellent un « gradient d’urbanité », caractérisé par un déficit croissant d’exposition à l’altérité, au fur et à mesure que l’on s’éloigne des centres denses vers les lotissements suburbains. Ces représentations posent les questions déjà soulevées du rapport entre les taux relatifs et les masses absolues (on vote plus FN dans les périphéries, mais les électeurs sont-ils vraiment plus nombreux ?) et de l’hétérogénéité des diverses zones ou, en l’occurrence, couronnes urbaines. Quid de la diversité interne de ces territoires, soulignée par Eric Charmes et bien d’autres, quid des considérables différences qui existent au sein de la nappe périurbaine ?

 

Mais cette approche est encore plus problématique lorsqu’on considère le motif explicatif central proposé par Lévy et Lussault, à savoir que « les choix d’habiter et les gradients d’urbanité qui en sont les enjeux constituent les marqueurs les plus puissants des options politiques prises par les citoyens ordinaires », le choix de l’habitat pavillonnaire exprimant à leurs yeux une fuite par rapport à l’exposition à l’altérité qui caractérise la ville dense. On glisse là de la géographie au « géographisme », assignant les individus à une identité psycho-géographique figée. Il est difficile, de plus, de ne pas percevoir le jugement de valeur, où l’on retrouve le reflet du dédain général du monde de l’urbanisme pour le pavillon, le thuya et le chien (21).

 

« On peut faire l’hypothèse que la périphérisation traduit, de la part des habitants qui font le choix d’éviter la ville, une peur d’entrer de plain-pied dans une société d’individus » écrivent Lussault et Lévy. Et si le « choix », en plus d’être légitime et positif, par exemple du point de vue du mode de vie des enfants, était né surtout d’une contrainte économique, résultant de la centrifugeuse foncière des agglomérations ? Lévy balaie l’objection : « L’idée courante dans le débat public en Europe de l’Ouest, selon laquelle les ménages modestes seraient chassés par la spéculation immobilière et contraints d’aller s’installer en périphérie n’est pas fondée ». Les enquêtes montrent au contraire qu’une grande partie des habitants des grandes périphéries sont des personnes de revenus modestes, qui ont fait beaucoup d’efforts pour trouver leur logement, sont peu aidés et se retrouvent dans des communes rurales avec peu d’équipements collectifs, obligés de prendre leur voiture pour tous les services et supportant des coûts de déplacement considérables, et très mal anticipés. Et si c’étaient ces difficultés de vie quotidienne, le prix du loyer et le prix de l’essence, qui expliquaient les votes protestataires, autant et plus que la supposée « fuite de l’altérité et de l’espace public » ? Ne faisons pas dire à la géographie plus que ce qu’elle peut dire, et cessons de projeter nos visions et nos préférences sur une société fondamentalement diverse.

 

Notes :

(1) Mathieu Quiret, Les Echos, 7 février 2007.
(2) Flammarion 2014 et Flammarion 2016.
(3) Sur ce sujet, comme sur tout ce qui touche aux inégalités, voir les travaux de l’Observatoire des inégalités
(4) Je préfère ce terme neutre à « rurales » ou même « suburbaines ». Une certaine contestation anti-métropolitaine se nourrit en effet d’un « ruralisme » anti-urbain, plus présent chez les élus que dans la population.
(5) Il y a de très nombreux travaux, bien sûr. Pour un point de vie synthétique voir E. Moretti, The New Geography of Jobs, 2012. Voir aussi Bill Bishop, The Big Sort, 2008
(6) Les références sont trop nombreuses pour être citées ici. Voir les sites des auteurs cités. Une bonne présentation des débats se trouve dans le numéro spécial territoires de la revue L’Economie Politique N° 68 d’octobre 2015 : « La nouvelle donne territoriale ».

(7) Manouk Borzakian, Vraies et fausses évidences de la géographie électorale suisse, espacestemps.net, 27.05.2014 ; voir aussi du même auteur « Le mythe du fossé ville-campagne dans les élections et les votations », Le Temps, Genève, 28 novembre 2016

(8) Cette nouvelle division entre urbains et ruraux étant censée se substituer à celle, traditionnelle, du « röstigraben » (alémanique contre francophones)
(9) Edition du New York Times du 16 novembre 2016
(10) Pris dans la liste des 981 comtés regroupant plus de 50 000 habitants. Voir Nate Silver, FiveThirtyEight.com , Nov 22, 2016
(11) Foreign Policy, 28 juin 2016
(12) J’ai développé ces points dans Paris, France, Monde, Editions de l’Aube, 2012.
(13) Laurent Davezies, La circulation des revenus de la métropole de Lyon, L’oeil, Mai 2016
(14) Laurent Davezies, Quel abandon des territoires ? Tous Urbains, Janvier 2017. L’étude ne porte que sur les prestations sociales, les données relatives aux dépenses publiques étant indisponibles. Mais tout porte à croire qu’il y là aussi un excédent en faveur de ces territoires.
(15) Voir le dossier de métropolitiques.eu sur le sujet (décembre 2013). La question du commerce est cruciale. De nombreux centres villes désertés donnent une impression d’abandon qui résulte plus de l’extension du commerce périphérique que d’une vraie crise des revenus. L’apparence est ainsi pire que la réalité.
(16) Voir France Stratégie, Lignes de faille, Octobre 2016
(17) Eric Charmes, La ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, PUF, 2011
(18) Hervé le Bras, Le Pari du FN, Editions Autrement, 2015
(19) Hervé Le Bras et Emmanuel Todd
(20) Voir Jacques Lévy, « Vote et gradient d’urbanité. », EspacesTemps.net, 05.06.2003 et Jacques Lévy et Michel Lussault, « Périphérisation de l’urbain. », EspacesTemps.net, 15.07.2014

(21) Voir Fabrice Ripoll, Jean Rivière, La ville dense comme seul espace légitime, Annales de la Recherche Urbaine, Numéro 102, 2007

 

 

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