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Le Grand marin de Catherine Poulain – prix du roman du travail et de l’entreprise 2016 – est un livre superbe. Récit, auto-fiction, en tout cas une belle lecture pour l’été : un premier roman, mais un roman au sens plein de terme, dans lequel tout est vrai et tout est faux en même temps.

grandmarinDe l’auteur, la quatrième de couverture nous dit qu’elle est grande voyageuse, « elle a été employée dans une conserverie de poissons en Islande et sur les chantiers navals aux États-Unis, travailleuse agricole au Canada et barmaid à Hongkong ». Elle a aussi pêché pendant dix ans en Alaska, la morue noire, le crabe, et le flétan, tout ce qui peut se pêcher, dès qu’il y avait une place pour elle (petite femme dans un monde d’hommes). Ses embarquements, sa vie et son travail sur les bateaux font la trame du livre, et puis il y a aussi les hommes, les hommes-mâles, et parmi eux le Grand Marin.

Par certains côtés, le livre tient du récit de voyage, au sens de Nicolas Bouvier, avec cette présence de l’absolu du voyage qui est une quête permanente, et le très concret et indispensable du quotidien du voyageur. Le récit s’ouvre sur la phrase suivante : « Il faudrait toujours être en route pour l’Alaska ». On the road again. L’attente, le désir de l’ailleurs et parfois aussi quand est dans ces pays du Nord, du très Grand Nord, l’attente d’un bout, le bout du bout, cette falaise extrême qui fait que l’on ne peut pas aller plus loin. Catherine Poulain l’a-t-elle trouvée ?

Pour la terre, Lili s’arrête à Kodiak au nord de l’Alaska : « il faut aller pêcher maintenant ». Lili ne voyage pas en routarde, ou en touriste, ou en femme d’affaires : elle voyage pour travailler ou elle travaille pour voyager selon qu’on veut. Lili est un peu perdue, partie du sud de la France à la suite d’une crise, passion, ou drame familial, ou les deux, on ne le saura pas : c’est aussi qu’elle ne dit pas tout. Mais d’ailleurs qui dit tout ? Alors le travail, c’est aussi pour ne plus être perdue : « Je voudrais qu’un bateau m’adopte » dit-elle. C’est dire que le travail engage la vie tout court. Ou la mort.

Ce sera un palangrier qui pêche au large, la morue noire. Pas besoin de contrat de travail : tu montes sur le bateau avec ton sac de marin, et « il va falloir faire tes preuves maintenant, nous avons trois semaines pour préparer le bateau, mettre les lignes en état, appâter les palangres. Ton seul but dans la vie maintenant sera de travailler pour le Rebel, jour après nuit », lui dit « le grand gars maigre » (le skipper en fait). Le skipper est seul, marié à son bateau, sa femme est partie vivre avec ses enfants plus au sud, au soleil, en Oklahoma. Ce n’est décidément pas dans Le grand marin que l’on trouvera les discours convenus et souvent devenus vides de sens sur « la conciliation vie professionnelle et vie privée ». Pas davantage de mots sur les conditions de travail. Le bateau c’est un tout, un concentré de travail et de vie, de frottements et de distances : on y mange, on y dort (quand on trouve une place), on y rêve, on l’aime et on le déteste.

Le travail à bord passe avant tout autre chose : c’est la météo, l’état de la mer, la présence des bancs de poissons qui dictent l’emploi du temps, l’organisation des choses. On est là pour la pêche :

« La tension est extrême. Ian (le skipper) réduit la vitesse encore, avance légèrement, se place au-devant de la palangre, la ligne se détend. Dave (un étudiant embarqué pour la saison) la hisse dans la gorge de la poulie du vireur. Les hommes hurlent. Le skipper crie : Dénouez la balise et la bouée ! Vite ! Le moteur hydraulique se met en route. On reprend son souffle. Le corps de ligne remonte régulièrement. Ian accélère l’allure. Jude (l’homme-lion) love. Je lui fais passer un baquet vide lorsqu’une palangre est toute remontée à bord. Vite je la dénoue de la suivante. Je range le baquet dans le violent roulis. Il est très lourd, gorgé d’eau et de vieux appâts. Jesus et Luis découpent les calamars à l’arrière. Le roulement des moteurs et celui de la houle sont assourdissants. Le vent bourdonne à nos oreilles. Les hommes se taisent. Ian se rembrunit. Les hameçons qui nous reviennent vides pendent tristement. De loin en loin, une petite morue noire tressaille au bout de l’un d’eux et glisse sur la table de découpe. Jesse lui ouvre le ventre de son couteau superbement affûté. Il l’éviscère avec colère et la lance au bout de la table, dans l’orifice qui rejoint la cale. Plusieurs heures ainsi. Quand la balise paraît enfin, le skipper jette ses gants furieusement, retire sa combinaison, quitte le pont sans nous adresser un mot. /… / Et puis il n’y a plus de jours ni de nuits, mais des heures qui s’égrènent, le ciel qui s’assombrit, l’obscurité qui recouvre l’océan, il faut alors rallumer les lumières du pont. Dormir… Quelquefois on mange. Un petit déjeuner à quatre heures de l’après-midi, un déjeuner à onze heures du soir. Je dévore. Les saucisses qui baignent dans leur huile, les haricots rouges trop sucrés, le riz collant, je pense que chaque bouchée va me sauver la vie. Les hommes rient. »

bateau

L’argent gagné dépend des quantités pêchées, que des lignes soient perdues ou abimées, et « on va en être pour notre poche ! ». Le skipper a intérêt à être bon et personne n’a intérêt à se tromper de geste, de mouvement. L’inattention peut être mortelle, « il faut avoir des yeux derrière la tête »…

Lili fait ses preuves, seule femme à bord, mince petite bonne femme mais robuste, elle gagne la confiance des hommes : récompense suprême elle est autorisée à prendre « les quarts » : « Les hommes dorment. Je veille sur eux ». Les pointes rouges de la nageoire dorsale d’un cabillaud l’obligeront à un séjour à terre, et surtout à l’hôpital. Orpheline du bateau, elle déprime. Elle reviendra sur le Rebel, elle connaîtra d’autres embarquements, plus sereins, rencontrera à terre d’autres hommes, dans les bars, les motels et les fêtes de Kodiak où l’on boit sec. Puis elle et Jude, « l’homme-lion », le « grand marin », se trouveront enfin, à terre, comme un peu embarrassés de leurs propres corps lorsqu’ils ne sont plus sur le bateau, se trouveront et puis se perdront. Enfin bon ! pour connaître l’histoire de Lili, il faut lire le livre. Lisez-le.

Le cœur du livre, et ça il faut en parler c’est ce travail passion, ce travail de l’extrême dans des conditions extrêmes. Catherine Poulain en parle bien : Adam, un ami pêcheur dit à Lili avant son premier embarquement : « Je ne sais pas ce qui fait que l’on veuille tant souffrir, pour rien au fond. Manquer de tout, de sommeil, de chaleur, d’amour aussi, jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à haïr le métier, et que malgré tout on en redemande, parce que le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à devenir fou. Qu’on finit par ne plus pouvoir se passer de ça, de cette ivresse, de ce danger, de cette folie oui ! »

« Working on the edge. » « On va la regagner enfin, la splendeur brûlante de nos vies. Nous sommes dans le souffle, qui jamais ne s’arrête. La bouche du monde s’est refermée sur nous. Et l’on va donner nos forces jusqu’à en tomber morts peut-être. A nous la volupté de l’exténuement. »

On est loin de l’hygiénisme doucereux et psychologisant qui nous envahit. Qui n’a jamais connu l’ivresse de la fatigue, de la très grande fatigue, les angoisses et les défis des nuits sans sommeil, ne peut comprendre. C’est aussi que sur le bateau, cet espace fermé de présences physiques, de corps au travail, où rien n’échappe au regard des autres, il y a du désir, de la séduction et parfois de l’amour. Le livre de Catherine Poulain mêle intimement ces différentes dimensions, la possibilité du désir est discrète dans la première partie du livre Le Cœur des flétans, l’histoire de Lili et de l’homme-lion forme la trame de la seconde partie Le Grand marin. On ne parle pas assez du désir et des jeux de séduction au travail, dans le travail, de la manière dont s’entremêlent les sentiments, les différentes dimensions de la vie, en fait bien plus fortement que l’on pourrait croire. Un ami cher (un « grand marin » !) me répète souvent : « sur un bateau tout peut arriver ». Au travail aussi. Quelques sociologues dans la lignée d’Erving Goffman s’y aventurent quelque peu. Mais aussi c’est pour cela qu’il y a des écrivains… et un prix littéraire du travail…

Pour en savoir plus :

– Catherine Poulain, Le Grand marin, Ed. de l’Olivier, 2016.
– Denis Maillard, « Quand la littérature donne chair au travail », Metis, 20 août 2016 – à propos du prix du roman du travail et de l’entreprise
– Denis Maillard, « Quand la littérature s’intéresse à la police, elle parle toujours du 36 jamais du 17 », Metis, 23 avril 2017

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.