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par Jean-Marie Luttringer

En présentant le « big bang » de la formation, la ministre du Travail a dit s’inscrire dans la continuité de la Loi fondatrice de la formation continue à la française. Est-ce justifié ?

 

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Image d’E.Macron : THOMAS SAMSON/AFP

 

La loi du 16 juillet 1971, dite « loi Delors », adoptée après l’accord national interprofessionnel du 11 juillet 1970, selon « la théorie de la loi négociée » est considérée comme le texte fondateur de notre « système de formation professionnelle continue ». Elle a été codifiée dans le livre 9 du Code du travail, devenu le livre troisième de la sixième partie en 2008. La dernière réforme en date (la 14e depuis 1971), est issue d’un accord interprofessionnel conclu le 14 décembre 2013, largement repris par une loi du 5 mars 2014.

 

Jusqu’à présent la question ne s’était jamais posée de savoir si les réformes successives s’inscrivaient dans la continuité de la loi fondatrice de 1971 ou en rupture avec celle-ci. Dès lors que Muriel Pénicaud revendique cette filiation, il n’est pas inutile de rappeler ce que fut cette loi, ainsi que le contexte de son élaboration afin de se forger un avis sur la légitimité de cette revendication.

 

Genèse de la loi « dite Delors »

Elle s’appelait loi portant « organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ». Le contexte dans lequel elle a vu le jour n’est en rien comparable au contexte de 2018… La loi de 1971 trouve son inspiration pour l’essentiel dans le projet de « Nouvelle Société » conçu et mis en œuvre par Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre de Georges Pompidou et Jacques Delors son conseiller social. Ce projet avait pour ambition la redéfinition du rôle de l’État dans la Nation. « Tentaculaire, car par l’extension indéfinie de sa responsabilité, il a peu à peu mis en tutelle la société française tout entière (…) j’ai dit qu’il nous fallait redéfinir le rôle de l’État. Il doit désormais faire mieux son métier, mais s’en tenir là, et ne pas chercher à faire celui des autres. Pour cela, il devra donner ou restituer aux collectivités locales, aux universités, aux entreprises nationalisées, une autonomie véritable et par suite une responsabilité effective ».

Cette même orientation est rappelée par Jacques Delors : « le modèle actuel (de société) ne peut aboutir qu’à l’immobilisme. Pour le changer, il faut que l’État sache jouer un rôle d’orientation sans laisser se démobiliser les acteurs du jeu social. La nouvelle société pour moi, c’est celle-là. C’est une société profondément décentralisée où les possibilités de créativité sont encouragées (…) ou bien on donnera du jeu aux collectivités, aux organisations professionnelles et sociales, et des progrès seront possibles, ou bien l’État restera le point de passage obligé de toute initiative, et les frustrations grandiront : on passera à côté de choses extraordinaires ».

 

Le mouvement social de mai 1968 n’est évidemment pas étranger à cette vision politique exprimée dans le constat de Grenelle qui mentionne la formation professionnelle continue. Elle a par ailleurs été théorisée par le sociologue Crozier.

 

La formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente représentait aux yeux des pouvoirs publics de l’époque, un terrain privilégié pour la mise en œuvre de cette vision politique.

La loi « Delors » est au confluent de quatre courants de pensée qui sous-tendent les pratiques éducatives destinées aux adultes : celui de l’éducation populaire porté par diverses associations ainsi que par le mouvement syndical, celui de la promotion sociale porté par le patronat chrétien et le gaullisme social, celui de la productivité des entreprises, financièrement soutenue par le plan Marshall et promu par une association rattachée au commissariat général du plan : le centre national d’information pour la productivité des entreprises (CNIPE, ancêtre du Centre-info…), les centres de productivité, ainsi que par des structures privées telles que la CEGOS.

 

La création de la norme juridique dans ce nouveau domaine revient certes, in fine, au législateur. Mais sa préparation est confiée aux partenaires sociaux en application de ce qui deviendra la marque de fabrique du « social delorisme » appliqué à la formation, « la théorie de la loi négociée ».

 

Le contenu de la loi de 1971

 

La formation professionnelle continue, composante de l’éducation permanente, constitue une obligation nationale à laquelle une grande diversité d’acteurs sont invités à contribuer (État, partenaires sociaux, offreurs de formations publiques et privées…). Elle n’est pas organisée comme l’est le ministère de l’Éducation nationale au sein d’un service public organique, cette option a été écartée sans ambiguïté. L’éducation permanente et la formation professionnelle des adultes ne devaient pas reproduire le modèle scolaire, ni au plan pédagogique ni au plan organisationnel. Elle a bénéficié d’un pilotage national interministériel jusqu’à son rattachement au ministère en charge de l’emploi. Ce choix que l’on peut comprendre, compte tenu de la situation de l’emploi à partir du premier choc pétrolier en 1976, a eu l’effet désastreux de dévaloriser la formation permanente (stages parking !), et de casser la dynamique portée par le concept de formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente.

 

Il faut cependant souligner que cette loi dont l’objet est « d’organiser un système de formation professionnelle », ne se préoccupe guère de la formation considérée comme processus d’apprentissage. Elle renvoie pour l’essentiel à la modalité « du stage de formation professionnelle », unité d’œuvre commode pour définir l’objet à financer et à contrôler. Il n’est question ni de pertinence, ni d’efficience, ni de qualité. L’accès à la formation relève d’une logique « de prescription » par les financeurs, employeurs et collectivités publiques, à l’exception du congé individuel de formation qui relève d’une logique « de libre choix » pour ce qui concerne l’autorisation d’absence, mais d’encadrement du choix pour ce qui concerne l’accès au financement.

 

L’article 1 de la loi (devenu article L900-1 du Code du travail) définit les objectifs de la formation professionnelle dans le cadre de l’éducation permanente (adaptation, entretien et perfectionnement des connaissances, prévention, conversion, promotion sociale,…). Elle rend effectif le congé individuel de formation, dont le principe était déjà inscrit dans une loi du 1968 relative à la rémunération des stagiaires. Elle affirme le rôle consultatif du comité d’entreprise sur le plan de formation et précise le mécanisme des conventions de formation conclues avec les offreurs de formation, ainsi que les règles de rémunération des stagiaires. L’innovation majeure réside dans l’obligation qui est faite à tous les employeurs de 10 salariés et plus de participer au financement de la formation professionnelle en consacrant 0,8 % de la masse salariale à la formation continue de leurs salariés. Les entreprises ont le choix de dépenser elles-mêmes cette contribution, sous réserve du caractère « imputable » des dépenses de formation définies par la loi. Elles sont libres d’acheter des prestations de formation auprès d’organismes déclarés, ou de la verser à des fonds d’assurance formation créés par accord collectif par des organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives. À défaut d’initiative de leur part, la contribution est due au fisc.

 

Le congé individuel de formation (CIF) a été accueilli en 1971 comme les congés payés de 1936. Ses promoteurs et notamment les organisations syndicales de salariés y voyaient la conquête d’un espace de liberté dans l’univers du travail (abondant à l’époque), réputé aliénant et prédateur. Ce nouveau droit était porteur d’une promesse d’émancipation par la pratique de l’éducation permanente dans le temps libéré grâce à la suspension du contrat de travail. Certains y voyaient les prémices d’une société autogérée. On remarquera ici que 2018, année de la commémoration du 50e anniversaire de mai 68, verra disparaître ce droit emblématique institué par « la loi Delors ».

À vrai dire, ce qui disparaîtra ce n’est pas le CIF rêvé d’après mai 68, mais « un droit individuel garanti collectivement » profondément transformé au fil des décennies et qui permet aujourd’hui un nombre relativement réduit de salariés de bénéficier de formations longues de reconversion ou d’acquisition de nouvelles qualifications, accessibles grâce à l’existence de fonds mutualisés gérés paritairement. La question n’est donc pas de préserver ou de reconstruire le CIF rêvé des années 70, mais de créer au plan juridique les conditions de l’opposabilité et l’effectivité du droit à la transition professionnelle, annoncée par Muriel Pénicaud, accessible à tous ceux qui peuvent en avoir besoin à un moment de leur vie professionnelle.

 

La gestion paritaire des fonds de la formation professionnelle par les partenaires sociaux dans des « institutions de garanties sociales » d’un nouveau genre – « les fonds d’assurance formation » – était considérée par Jacques Delors comme une innovation majeure : « parce que les finalités et les moyens d’une politique de formation permanente ne peuvent être admis et compris par tous que s’ils font l’objet d’une réflexion en commun, parce que les besoins culturels et professionnels des travailleurs appellent des solutions adaptées à la fois à leurs aspirations et aux exigences de leur vie professionnelle, le fonds d’assurance formation est plus qu’une technique de mise en œuvre et de gestion. Il doit être le prototype d’une concertation efficace dans l’élaboration comme dans l’exécution. »

 

La loi de 1971 définit les fonds d’assurance formation dans les termes suivants : « les fonds d’assurance formation sont alimentés par des contributions qui peuvent être versées par les employeurs et les salariés selon les modalités fixées par les conventions créant ces fonds. Ils sont destinés exclusivement au financement des dépenses de fonctionnement des stages de formation et la couverture pendant les périodes de stages du salaire ainsi que des contributions incombant aux employeurs (…). »

Ce texte invite les partenaires sociaux à prendre l’initiative de négocier à propos de la formation professionnelle considérée comme « une garantie sociale » au sens de la loi sur la négociation collective adoptée par le Parlement à cette même époque. Cette notion est toujours inscrite dans l’article L2221-1 du Code du travail qui définit « le droit des salariés à la négociation collective (…) de leurs garanties sociales ». Joseph Fontanet, ministre du Travail du gouvernement Chaban-Delmas, indique à l’occasion des travaux parlementaires que cette notion englobe l’assurance-chômage, les retraites complémentaires, et l’éducation permanente.

L’après 1971

 

Dès 1972, alors que le CNPF avait clairement manifesté son hostilité à l’idée même de gestion paritaire dans le domaine de la formation professionnelle, au nom du pouvoir unilatéral du chef d’entreprise, et la CGT au nom de la « collaboration de classe », et alors que la CFDT voyait l’avenir dans l’autogestion, seule FO défendait avec conviction cette vision que partageaient la CFTC et la CGC. C’est par conséquent en dehors de la sphère d’influence du CNPF que se sont développés à partir de 1972 des fonds d’assurance formation, créés sur le fondement de l’autonomie conventionnelle par des organisations syndicales de salariés d’employeurs considérés comme « hors champ » : le secteur agricole (FAFSEA), l’économie sociale (Uniformation), le secteur sanitaire et social associatif (Unifaf), le secteur culturel (Afdas), ainsi que quelques fonds d’assurance formation d’entreprise (le Plaza Athénée…) ou territoriaux.

 

Le secteur du bâtiment et travaux publics n’a pas respecté les injonctions du CNPF en créant son fonds d’assurance formation (GFC BTP). Quant à la CGPME elle a créé dès 1972 ce qui est devenu aujourd’hui Agefos-Pme. Les organisations patronales et syndicales de ces divers secteurs professionnels se sont engagées volontairement dans la voie de l’assurance formation gérée paritairement en raison de la valeur ajoutée apportée de leur point de vue par le principe de mutualisation des ressources qui permettaient aux PME et TPE et à leurs salariés d’accéder à la formation.

 

Pendant ce temps, les secteurs professionnels relevant de la sphère du CNPF/Medef ont créé des ASFO (association patronale de formation de conseil aux entreprises adhérentes) qui ne bénéficiaient pas du principe de mutualisation. Celui-ci leur a été accordé en 1995 à condition d’adopter les règles du paritarisme de gestion. Ce qu’elles firent à leur corps défendant pour bénéficier de la contribution fiscale affectée à la formation. Ce paritarisme non choisi, imposé par la loi, signa l’arrêt de mort du concept d’assurance formation proposé par la loi de 1971 et fut à l’origine de la dérive « néo corporatiste de la gestion paritaire ainsi que de la gouvernance paritaire du système de formation professionnelle » visée par le big-bang de la réforme Macron.

 

Cependant, ce qu’Emmanuel Macron propose de soumettre à la réforme ce n’est pas la loi Delors, mais le corpus juridique issu de cette loi soumise au fil des décennies à 14 réformes successives, dont la dernière date de 2013/2014, qui constituent « le droit positif » actuel.

 

Le droit de la formation en 2018

 

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Une analyse sémantique sommaire de l’article qui a remplacé l’article L900-1 du Code du travail permet de se rendre compte de l’écart qui existe entre le référentiel 1971 et de celui issu de la réforme de 2014.

La référence à l’éducation permanente a disparu ainsi que celle de promotion. Ces notions sont remplacées par celle de sécurisation des parcours professionnels. Qui renvoie à celle de flex-sécurité, nouvelle Doxa européenne de gestion du marché du travail.

 

La formation doit permettre la mobilité des actifs indépendamment de leur statut, travailleurs salariés et non-salariés… Le texte exprime un mouvement profond « de personnalisation » du droit à la formation, qui se substitue progressivement au droit collectif des années 70… De nouveaux instruments juridiques tels que le compte personnel de formation (CPF) et le conseil en évolution professionnelle (CEP) sont conçus au service de cette finalité.

 

Cependant, la réforme de 2014 s’inscrit à bien des égards dans la continuité de la loi fondatrice de 1971. La formation professionnelle continue demeure organisée « comme un système ouvert » auquel contribue une grande multiplicité « d’acteurs » dont chacun revendique sa part d’autonomie : les entreprises auxquelles les ordonnances portant réforme du Code du travail vient d’apporter la flexibilité qu’elles revendiquaient, les prestataires de services de formation, les partenaires sociaux, les régions… Le pilotage stratégique renvoie à une gouvernance complexe au niveau national et régional partagé entre l’État, les partenaires sociaux, les Régions.

 

2018 : de Delors à Macron

 

La réforme « Macron » repose sur une vision de la place de la formation dans la société, ce en quoi il se rapproche de Chaban-Delmas/Delors bien que la vision ne soit pas la même à 50 ans de distance : « nouvelle société » en réponse à Mai 68 pour les uns ; « combattre le chômage installé depuis plus plusieurs décennies et préparer l’entrée dans la société de la connaissance » pour l’autre. La référence à la philosophie du personnalisme qui affirme la place centrale de l’individu dans la société, constitue également un point commun entre Emmanuel Macron et Jacques Delors.

 

Sur le plan de l’élaboration de la norme juridique, la réforme « Macron » s’inscrit dans la pratique de la loi négociée en reprenant à son compte des éléments substantiels de l’accord interprofessionnel du 22 février 2018 relatifs notamment aux droits des personnes, sans pour autant transcrire dans la loi la totalité de l’accord, et en amplifiant la logique « de personnalisation » des droits.

 

Elle s’en distingue par les choix d’organisation du système de formation professionnelle. La place stratégique de l’État est réaffirmée, l’influence de la gestion et de la gouvernance paritaire se trouve réduite au niveau interprofessionnel, national et régional, alors que dans le même temps la place de la négociation collective et du dialogue social d’entreprise augmente et que la négociation collective de branche a vocation à être consolidée en particulier par le processus de regroupement des branches d’ores et déjà engagé.

 

Conclusions

 

Le succès, ou l’échec de la réforme Macron, qui s’inscrit dans le moyen/long terme, repose sur un double pari, en rupture avec la loi « Delors » de 1971 : celui de l’usage du compte personnel de formation par toute personne, quel que soit son statut, son niveau de formation et d’expérience, et celui de la revitalisation de ces corps intermédiaires, indispensables au bon fonctionnement de l’économie ainsi que de la démocratie, que sont les partenaires sociaux, grâce d’une part à leur recentrage sur l’entreprise et les branches professionnelles, et d’autre part à leur « exfiltration » d’institutions de gestion paritaire, d’essence « néo corporatiste ». Ces paris sont loin d’être gagnés, mais il était pertinent de les engager.

 

Plusieurs obstacles devront être surmontés. S’agissant de la régénération du dialogue social, les employeurs ainsi que les organisations patronales au niveau des branches devront loyalement jouer le jeu, ce qui à bien des égards, reste à démontrer.

 

S’agissant du CPF, en raison « du plafond de verre » auquel se heurtent aussi bien l’entreprise que la puissance publique, se posera nécessairement la question de la contribution des apprenants au financement de ce type de formation. À titre de comparaison, la contribution des ménages allemands au financement de leur propre formation est 10 fois supérieure à celle des ménages français. Une incitation fiscale appropriée serait sans doute bienvenue comme le prévoyait d’ailleurs la loi Delors au profit des salariés potentiels cotisants à un fonds d’assurance formation.

 

Au plafond de verre du financement s’ajoute le risque « d’une dérive consumériste » de la formation induite par la personnalisation du droit et son mode de financement. Là encore, la loi Delors était prémonitoire en confiant au fonds d’assurance formation une mission de réflexion et de conseil au profit des bénéficiaires des droits. Cette fonction peut certes être exercée par des opérateurs non paritaires, mais son existence et la qualité des prestations fournies sont déterminantes pour la réussite du CPF.

 

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