Pascal Ughetto, sociologue, professeur à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée (désormais université Gustave Eiffel) a animé récemment une réflexion collective sur la transformation du métier d’enseignant-chercheur. Il livre pour Metis les conclusions de ce travail et ses propres réflexions. Il ne se contente pas d’alerter sur la situation des universitaires, mais propose de réfléchir —ce sera l’objet de la deuxième partie de cet article — à ce qu’il est possible d’entreprendre. Où l’on voit que les universités sont aussi des organisations comme les autres qui ont besoin d’organiser le dialogue sur le travail, et son management.
Une tribune d’enseignants-chercheurs pour entrer en contestation
Cinq cent universitaires de droit qui appellent dans une tribune (1) à « entrer en contestation » et à se joindre aux défilés du 5 décembre dernier pour protester, ce n’est pas banal dans cette discipline. L’objet de leur mécontentement ? La dégradation des conditions d’exercice de leur métier et « un accroissement contre-productif des charges administratives au détriment des missions d’enseignement et de recherche ». Cela va bien au-delà des seuls départements de droit. Les enseignants-chercheurs ont connu une quinzaine d’années de transformation des conditions d’exercice des métiers de la recherche et de l’enseignement supérieur, ponctuées, au plan institutionnel, par plusieurs réformes qui en ont constitué les pierres de touche. Création de l’Agence nationale de la recherche, en 2005, avec laquelle s’est amorcée une pratique de financement de la recherche ciblant des priorités, avant que ne se généralisent des financements incitatifs valorisant « l’excellence » ; « loi relative aux libertés et responsabilités des universités » (LRU, 10 août 2007) qui devait inciter les universités à jouer le jeu de la compétition internationale ; constitution de « communautés d’universités et établissements » ; sans oublier le plan Réussite en licence pour lutter contre l’échec des bacheliers peinant à s’adapter aux études universitaires ou, plus récemment, le logiciel d’affectation post-bac Parcoursup. Le gouvernement prépare, en ce moment, une loi de programmation annuelle de la recherche. Tout cela n’est que la partie la plus visible des mutations du travail des universitaires, qui semblent gagnés par la fatigue, que traduit, de façon synthétique, leur dénonciation de la charge de travail administrative.
Inutile de chercher la substance du travail administratif et du non-administratif dans l’activité des universitaires. Il y a simplement ici une tentative des intéressés pour distinguer ce qui leur paraît constituer le cœur de leur métier — ce pour quoi ils ou elles estiment avoir signé, ce à quoi ils aimeraient pouvoir se consacrer principalement — vis-à-vis d’une série de tâches connexes. Appelées par défaut administratives, ces dernières ne sont pas forcément niées dans leur utilité par les universitaires. Ils souhaitent simplement que toutes les tâches auxquelles ils ont à participer avant de pouvoir se livrer à ce qu’ils vivent comme l’essentiel de leur contribution ne représentent pas l’essentiel de leurs journées. Même quand du soutien administratif existe — ce qui n’est pas systématique dans la pénurie ambiante —, les universitaires sont loin d’en être déchargés. La charge administrative, c’est, au fond, tout ce qu’ils voient comme étant, parfois nécessaire, parfois mystérieusement bureaucratique, mais qui conduit surtout à éprouver un sentiment, pour parler à la manière du psychologue du travail Yves Clot, de « travail empêché ». Autrement dit, un rejet vers les marges de ce qui est vu par eux comme l’objet de leur métier, pendant que les personnels administratifs des universités, ceux que l’on nomme les agents de bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniques, sociaux et de santé, les BIATSS, peuvent entendre là une dénégation du support qu’ils ou elles apportent chaque jour dans la réalisation des tâches d’enseignement, de responsabilités de formation ou de recherche.
Un groupe de travail d’une université consacré à la charge administrative des enseignants-chercheurs
J’exerce dans un établissement universitaire — l’université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM) — qui, comme d’autres, est en voie de s’intégrer dans un plus vaste ensemble, l’université Gustave-Eiffel. Jusqu’à maintenant, on pouvait parler d’un établissement à taille humaine, accueillant 12 000 étudiants et occupant un millier d’agents, parmi lesquels la moitié d’enseignants-chercheurs. Depuis plusieurs mois, cette université s’est intéressée aux conditions de travail de ses personnels, comme beaucoup d’établissements que l’on a vu recruter des responsables de la qualité de vie au travail ou, telle l’UPEM, mettre en place des démarches de prévention des risques psychosociaux.
Au printemps 2018, un questionnaire y avait été adressé aux différentes catégories de personnels pour recueillir leur opinion sur leurs conditions de travail. Les BIATSS s’en étaient saisis pour faire part de leur sentiment d’un manque de reconnaissance : projection difficile dans leur avenir professionnel de ceux qui ne sont pas titularisés, faibles rémunérations pour plusieurs catégories d’emploi. Quant aux enseignants-chercheurs, ils s’étaient massivement plaints de leur charge de travail administrative, dans ces termes ou en faisant référence à un travail invisible, mais accaparant, voire à un sentiment de bureaucratisation du métier. Du reste, la dénonciation de « lourdeurs administratives », de « multiples interlocuteurs », de « problèmes de communication » ou d’un « manque de moyens » était le fait des BIATSS également, preuve que les préoccupations sont partagées.
Statutairement, les maîtres de conférences et les professeurs des universités (2)doivent à leur institution un investissement dans trois types de tâches : l’enseignement (lui seul servant à définir le temps de travail requis : 192 heures annuelles « équivalent TD »), la recherche et des responsabilités administratives. Celles-ci recouvrent d’éventuelles responsabilités de formation (direction d’un master, d’une licence, montage d’une licence professionnelle, etc.), la direction d’unités de formation et de recherche (UFR) ou d’écoles doctorales et d’autres charges encore. Certains universitaires peuvent ainsi être élus au conseil d’administration ou au conseil académique et siéger dans l’une de ses commissions (recherche ou formations), mais aussi au conseil de leur UFR ou se trouver membres du conseil de leur laboratoire : autant d’heures ou de demi-journées de réunions.
Les identités professionnelles conduisent certains à se vivre avant tout comme des chercheurs et à s’attacher à limiter au maximum le temps d’enseignement, voire à éviter de prendre des responsabilités de formation. D’autres équilibrent le tout. D’autres encore alternent, avec des dominantes selon les périodes constitutives de leur « carrière ». Autre cas de figure, certains ont « lâché » sur la recherche et s’investissent surtout sur l’enseignement. La diversité est considérable, au point qu’il serait illusoire d’espérer mettre les intéressés d’accord sur ce qui constitue objectivement le métier et ce qui lui est plus périphérique. Toutes et tous sont néanmoins capables de pointer du doigt des tâches qui leur paraissent les empêcher de faire ce qu’ils estimeraient plus fondamental. Et cela d’autant plus volontiers dans un métier où, en matière d’attachement de l’individu à l’institution, celle qui le relie à son établissement employeur compte moins que ses liens aux communautés scientifiques qui prennent sens pour lui. Chez certains, celles-ci se situent largement à l’extérieur de leur université, dans leurs réseaux nationaux ou internationaux ; chez d’autres, l’équilibre est davantage tenu avec les obligations internes.
Toujours est-il que, à l’UPEM, toutes et tous convergeaient, dans le questionnaire, vers un sentiment de charge administrative excessive. La spécificité de cette université joue son rôle. L’établissement est, selon l’expression consacrée, « sous-doté », c’est-à-dire que, depuis sa création, en 1991, les effectifs d’enseignants-chercheurs ou de BIATSS que le ministère lui accorde n’égalent pas — rapportés au nombre d’étudiants — ceux que l’on observe ailleurs. Il n’est donc pas exceptionnel de voir des témoignages tels que celui de ce jeune maître de conférences qui explique : « Recruté il y a cinq ans, j’ai géré une licence pro dès mon arrivée et j’en ai créé une nouvelle. Et je fais 450 h de cours ! » Dans le même temps, l’UPEM est également une université en pointe dans les formations en apprentissage, une modalité qui génère un surcroît de travail par rapport aux formations classiques : relation avec les entreprises et les maîtres d’apprentissage, encadrement rapproché des étudiants, relation avec les centres de formation d’apprentis… En outre, dans cette université de taille moyenne, les relations sont moins impersonnelles que dans les grandes structures et les étudiants entretiennent avec les enseignants-chercheurs et les personnels administratifs des liens de proximité. Cette accessibilité va de pair avec des sollicitations denses et un travail d’accompagnement assez lourd, envers un public qui est souvent composé de jeunes provenant de milieux socio-culturels peu familiers des études universitaires.
Ces constats se sont révélés suffisamment forts pour que le président de l’UPEM décide de constituer un groupe de travail — dont l’animation m’a été confiée — en le composant d’enseignants, d’enseignants-chercheurs et de BIATSS, avec pour feuille de route de clarifier le diagnostic et d’aller vers des pistes d’action. Le groupe de travail a été formé de manière à rendre compte de situations (par exemple, des individus responsables de formation et/ou ayant des responsabilités d’unités de recherche ou de composantes et/ou siégeant en tant qu’élus). À travers la présence de membres des services centraux et plus généralement de personnels administratifs, la composition a aussi cherché à rendre compte de logiques d’organisation s’adressant aux enseignants-chercheurs ainsi que du soutien qui leur est apporté.
Confirmation d’un sentiment : l’activité s’est alourdie et densifiée pour les enseignants-chercheurs
Plusieurs facteurs concourent, selon le groupe de travail, à donner aux universitaires le sentiment d’une lourde charge de travail. Du côté de l’enseignement, une heure de cours implique sans doute de plus en plus de travail (invisible) : associer au cours tel qu’il est prononcé de façon magistrale une présentation PowerPoint, l’accompagner par des contenus sur une plate-forme d’enseignement à distance ou la tenue d’un blog, font désormais partie de ce qui est jugé normal. Ce sont autant de supports à alimenter. Les enseignements, par ailleurs, prennent de plus en plus place dans des projets, avec le travail qui s’ensuit (par exemple, un voyage d’études à organiser). Même sur des aspects purement logistiques, ce travail est loin d’être délégué à des administratifs, mais vient plutôt s’ajouter au travail classique.
Les responsables de formation se confrontent, quant à eux, à davantage d’exigences de conformité réglementaire et moins de marges de manœuvre qu’autrefois. Un exemple qui parle à beaucoup est le durcissement des conditions de recours aux vacataires et la réduction, année après année, des souplesses sur lesquelles chacun estimait pouvoir compter en matière de recrutement ou de paiement. Le problème est d’autant plus vif pour les formations qui pratiquent un fort recours aux vacataires.
En matière de recherche, c’est le modèle de l’appel à projets, qui, en s’étant généralisé au cours des dernières années, a particulièrement contribué à générer un surcroît de travail. Répondre à ces appels suscite du travail, avec la frustration liée au fait que, par principe, il n’est pas destiné à aboutir systématiquement. La répétition infructueuse des réponses aux appels à projets est vécue comme combinant une activité lourde, un report de la pratique de la recherche elle-même et une déception confinant à la démobilisation. Mais la multiplication des appels à projets exige de se muer, par ailleurs, en évaluateurs : une part croissante du temps des chercheurs est désormais dévolue aux rapports à rédiger sur les projets d’autrui. Les appels à projets sont de formats divers et émanent de commanditaires variés. Les règles changent d’un appel à projets à l’autre et parfois d’une année sur l’autre. À chaque fois, les apprentissages qui doivent être engagés sont à reprendre.
Cumulées, ces minutes ou ces heures provoquent le sentiment de voir, jour après jour, les plages de temps pouvant être réservées au travail qui compte le plus reculer toujours plus loin en fin de journée ou se réduire à quelques demi-heures par-ci, par-là. Que faire de cette demi-heure lorsqu’elle surgit de ce temps fragmenté ?
Autre effet généré par les évolutions des dernières années : l’introduction de plus de formalismes. Ils constituent une sorte de produit joint de la contractualisation, de l’évaluation, de l’accréditation. Ou encore le fait que la profession peut se trouver suspectée d’une propension à adopter des comportements fautifs, ce qu’illustrent les principes et règles d’organisation des comités de suivi de thèse ou des comités de sélection, ceux où les universitaires classent les candidatures pour le recrutement de leurs pairs. Le fait que les enseignants-chercheurs sélectionnent leurs pairs n’est pas remis en cause, mais les biais dans l’attribution du doctorat ou dans la sélection des collègues sont combattus par une série croissante de règles qui conduisent à s’arracher les cheveux pour mener à bien la constitution des jurys. Alors que la participation à un jury relève largement de services que l’on se rend entre collègues, rares sont les universitaires qui n’ont été amenés à regretter ce geste, ces dernières années, après avoir constaté ce qu’il entraînait : documents à produire, découverte du logiciel — à chaque fois différent — servant à créer leur identité administrative dans le système comptable de l’établissement invitant et à gérer la réservation des titres de transport, puis découverte de celui permettant d’accéder aux pièces dématérialisées des candidatures (parfois une dizaine de fichiers à télécharger pour chaque candidat).
Enseignants-chercheurs : un métier en transformation
Les universitaires n’en font-ils pas trop ? N’a-t-on pas affaire à la lamentation de professionnels qui détenaient jusqu’alors le parfait contrôle de l’utilisation de leur temps et qui pleurent la perte de ce privilège et la banalisation de leur condition ? Car ce dont ils se plaignent n’est que l’écho du constat fait par les salariés de tous les métiers dans les dernières décennies : sentiment de dispersion de l’activité, contraste entre des outils technologiques qui, tout en aidant considérablement, apportent leur lot de rigidification des relations et des procédures, impression de lutter contre le temps sans parvenir à se dégager des urgences et à livrer du travail correct.
Au sein du groupe de travail, la professeure de géographie Sylvy Jaglin a clairement résumé l’analyse qui mérite d’être faite : les enseignants-chercheurs se trouvent surtout confrontés aux transformations de leur métier. Ces transformations génèrent de nouvelles activités ou en amplifient de plus classiques. Leur multiplication, leur densification, la difficulté à ne sélectionner que celles qui leur conviennent amènent les universitaires à les vivre comme des entraves. Les percevoir comme pouvant légitimement entrer dans l’exercice du métier ou, au contraire, comme un parasitage du travail fondamental varie selon la conception que les individus se font de leur métier. L’internationalisation, la multiplication des procédures d’évaluation, les nouvelles pédagogies ? Chacune de ces évolutions représente de nouvelles tâches qui, toutes, demandent de se lancer dans des apprentissages : de l’anglais scientifique, de l’anglais technique, des pratiques d’évaluation, des outils techniques, des interfaces. Ces apprentissages prennent du temps et détournent de l’activité immédiate de recherche et d’enseignement, mais ne prennent pas spontanément sens pour chacun des individus. Cela confronte chacun à l’idée qu’il se fait du métier, de ce qu’il ou elle y valorise. Dans une activité professionnelle où les individus ont un fort pouvoir de décider de leur pratique, cela les renvoie à eux-mêmes et le secours de la réflexion collective est d’autant plus fragile que les communautés scientifiques sont constamment traversées de désaccords. Ce sont autant de débats possibles dont l’effet peut être tout à fait vital, mais en ne négligeant pas l’immense capacité des universitaires à pratiquer entre eux des formes de hiérarchisation symbolique parfois très violentes et des pratiques croisées du mépris. Entre ceux qui jouent leur « star » et ceux qui ne s’inscrivent pas dans les réseaux internationaux, entre ceux qui publient dans des revues de haut rang et ceux qui valorisent des revues qu’ils jugent plus pertinentes bien que moins bien classées, entre ceux qui intègrent le numérique dans leurs enseignements et ceux qui demeurent plus classiques, les uns et les autres se regardent avec un brin de commisération qui rend compliquée la tenue du débat. Sans compter le manque d’interconnaissance réelle entre des enseignants-chercheurs et des BIATSS qui travaillent côte à côte chaque jour, mais ne savent en fait pas si bien ce que fait l’autre.
Les universitaires français ne dédaignent pas les montées en généralité et, comme tous les professionnels, du reste, n’hésitent pas, pour se défendre, à invoquer la cause supérieure qu’ils servent : la Science, la Recherche, l’Enseignement supérieur public. Pas sûr, cependant, que ces combats suffisent à faire progresser leur réflexion individuelle et collective sur ce que devient de fait leur métier et sur les régulations de l’activité, également individuelles et collectives, qui restent à inventer. De même que, si la dénonciation des pressions sur l’emploi d’enseignants-chercheurs et de BIATSS ne trouvera guère de candidats à mettre en doute leurs effets néfastes, le problème reste posé : comment les enseignants-chercheurs et les BIATSS peuvent-ils, à l’échelle de chacune des universités, réfléchir aux pratiques qui sont les leurs, interroger l’organisation et la façon dont elle pourrait aider, mieux qu’actuellement, à travailler ?
Dans la suite de cet article, je proposerai de réfléchir à ce qu’il est possible d’entreprendre à l’échelle d’une université. Où l’on voit que les universités sont aussi des organisations comme les autres qui ont besoin d’organiser le dialogue sur le travail, et son management.
Laisser un commentaire