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Le 21 novembre 2019, au CNAM, l’AFDET (Association française pour le Développement de l’enseignement Technique) a organisé un colloque original autour de la notion de « parcours ». Chose relativement rare, il s’agissait de réfléchir à la fois sur la formation professionnelle initiale et sur la formation professionnelle continue. Le monde de l’Education nationale et le monde du Travail ensemble et en discussion. La réforme Blanquer de la voie professionnelle et la réforme Pénicaud de l’apprentissage et de la formation continue. Jean-Marie Luttringer y a fait un exposé d’ouverture et Danielle Kaisergruber en a tiré des éléments de conclusion. D’où ces deux articles écrits en écho.

I – La sémantique du « parcours »

Rappelons que le droit est un fait de société (Ubi societas Ibi jus). Il se caractérise par des règles, des institutions responsables de leur gestion, des juges en charge du contrôle et le cas échéant de la sanction du non-respect des règles. Cette définition ne s’applique pas d’emblée à la notion de parcours, qui est au sens étymologique du terme, le trajet pour aller d’un point à un autre. Il peut être linéaire, emprunter des chemins de traverse, être fait de creux et de bosses, sa durée est indéterminée. Il peut être imposé comme l’est le parcours du combattant, prescrit comme l’est le parcours coordonné de soins ou relever du libre choix du parcours du randonneur, à titre d’exemple, par le GR 5 d’Amsterdam à Menton. Le parcours n’est encadré ni par des règles de droit spécifiques, ni géré par une institution dédiée, ni placé sous le contrôle d’un juge particulier. C’est un simple fait qui traduit la mise en mouvement en l’occurrence d’une personne. La question posée au juriste est par conséquent celle de savoir quelle est la qualification juridique de ce terme en fonction du contexte dans lequel il s’inscrit.

Ce concept s’est invité dans l’univers du travail de l’emploi et de la formation professionnelle au début des années 90 notamment par les travaux des économistes et sociologues du travail. Il est attendu de sa mise en œuvre sens et sécurité pour les salariés dans un monde du travail envahi par la flexibilité, voire la précarité. A la sécurité de l’emploi des années 70 (ANI) se substituent la sécurité puis la sécurisation des parcours professionnels.

Cet oxymore, qui s’inscrit dans le champ sémantique de la « Flex sécurité », renvoie à la responsabilité individuelle de la personne qui est invitée « à se mettre en mouvement » face aux aléas et aux risques du marché du travail.

Le processus de réforme du droit du travail et de la formation professionnelle engagé depuis 2014 a donné une consistance juridique à ce terme qui fait désormais l’objet de 86 mentions dans le Code du travail dans l’édition de 2019 alors que celle de 2000 n’en contenait aucune. Le Code de l’éducation n’est pas en reste, l’édition de 2019 ne compte pas moins de 95 mentions à cette notion également inconnue dans l’édition de 2000. Cependant, la multiplication des références à ce concept dans le droit positif du travail et de celui de l’éducation ne dit rien, ni sur sa qualification ni sur son régime juridique. Il peut ne s’agir que d’un simple effet de mode dont nos législateurs sont friands et qui conduit trop souvent comme le fait remarquer le Conseil d’État à une production législative bavarde et atteinte d’obésité.

On s’interrogera dans les développements qui suivent sur la réalité juridique du concept de parcours dans le droit de l’éducation (I) dans celui du droit du travail (II), ainsi que dans celui de la formation professionnelle qui en constitue un rameau (III).

II – Le parcours et le droit de l’éducation

Le droit de l’éducation et celui de la formation professionnelle continue sont, dans notre système juridique, inconciliables comme le sont l’eau et le feu. L’incorporation du concept de parcours dans le corpus juridique du droit de l’éducation ne produira pas les mêmes effets que ceux produits par son incorporation dans le corpus juridique du droit de la formation professionnelle.

Le droit de l’éducation est placé sous le signe du service public organique et le droit de la formation continue sous le signe d’une « obligation nationale ». Chacun de ces concepts juridiques renvoie à des règles, des institutions, des juges et des sanctions qui lui sont propres.

Le premier au nom du principe d’égalité, est régi par la loi de la République, impersonnelle et générale (même programme, statut uniforme des enseignants, statut tutélaire des élèves, obligation scolaire, droit disciplinaire interne), le second fait une place grandissante au contrat (individuel et collectif) dont la marque est d’être spécifique et individuel. Il fait également une place plus grande au principe constitutionnel de « la liberté d’entreprendre ».

Le droit républicain de l’éducation (formation initiale) est influencé par les valeurs du catholicisme : la vérité révélée est la même pour tous, le dogme est garanti par l’infaillibilité pontificale, l’erreur est une faute. Dans une culture fondée sur le dogme, le parcours ne peut connaître aucun chemin de traverse. Dans le droit de la formation professionnelle continue, dans lequel chaque personne construit son propre destin, l’influence protestante l’emporte : ni vérités révélées, ni dogmatisme, ni pape. Cette différence culturelle est sans doute un facteur explicatif du remarquable taux d’accès à la formation tout au long de la vie dans les pays scandinaves de culture protestante.

Dans l’environnement juridique du service public organique centralisé, dans lequel s’inscrit le droit de l’éducation le recours au concept de parcours s’apparente davantage à une technique de management visant à assouplir une organisation bureaucratique qu’un droit subjectif garantissant l’autonomie et la liberté d’initiative des élèves et étudiants placés sous la tutelle de l’institution éducative.

La loi du 8 mars 2018 relative à l’orientation et à la réussite des étudiants ainsi que la réforme de la voie professionnelle s’inscrit dans cette logique. La notion de parcours exprime l’intention du service public d’éducation de mieux prendre en compte le projet de chaque personne singulière, d’assouplir et de diversifier les filières de formation et de faciliter le passage d’une filière à une autre. Cependant l’institution éducative garde la maîtrise de son organisation. Ni les élèves ni les étudiants ne disposent « d’un droit opposable » à un parcours de leur choix devant le juge. Ils sont en revanche titulaires du droit constitutionnel d’égal accès à la formation et à l’éducation. Le Parcours est une modalité organisationnelle permettant de garantir une plus grande effectivité de ce droit fondamental.

On peut dès lors considérer qu’il existe un droit procédural du parcours, mais non un droit au parcours.

L’organisation de la transition entre le système éducatif et le système productif mérite une mention particulière. Elle concerne des personnes sorties du système éducatif sans qualification. Le code de l’éducation (art. L 123-2) organise à leur bénéfice  un droit de retour dans le système éducatif afin d’acquérir un premier niveau de qualification. Le Code du travail (article 611-1) fait écho à cette disposition en offrant à ces mêmes personnes un droit opposable à un premier niveau de qualification mis en œuvre par le service public régional de formation tout au long de la vie. On peut voir dans ces deux dispositions « miroir » une modalité d’organisation de la continuité entre formation initiale et formation continue par le recours à la notion de parcours.

III – Le parcours et le droit du travail

L’inscription du concept de parcours dans le corpus juridique du droit du travail dont celui de la formation professionnelle n’a ni le même sens ni la même portée que son inscription dans le corpus juridique du droit de l’éducation. En effet l’entreprise n’est pas une institution éducative, mais un acteur économique. L’employeur dispose d’un pouvoir économique et de gestion autonome sur un marché du travail ouvert à la concurrence. Quant aux salariés ils sont liés à cette entreprise par un contrat de travail dont le critère distinctif est celui de la subordination juridique. Rien de tel, s’agissant de la relation tutélaire (non contractuelle), qui caractérise la relation entre l’élève et l’étudiant et le service public d’éducation. Ni la question de la liberté ni celle de la responsabilité, qui sont consubstantielles au concept de parcours ne se posent dans les mêmes termes dans les deux univers dont l’un relève de l’obligation scolaire mise en œuvre au sein du service public d’éducation et l’autre de la liberté contractuelle mise en œuvre au sein d’une entreprise relevant de l’économie de marché.

Les réformes récentes du Code du travail (2014/2018) ont donné une consistance au concept de parcours en inscrivant, l’obligation « d’employabilité », que la jurisprudence et la loi mettent à la charge de l’employeur. Celui-ci est en effet tenu par une obligation « d’adaptation du salarié au poste de travail » ainsi que d’une obligation « de veiller à la capacité des salariés à occuper un emploi compte tenu de l’évolution des techniques… ». L’employeur peut s’acquitter de ses obligations de diverses manières et notamment par la gestion « du parcours professionnel » de chaque salarié.

Cette obligation prend la forme d’un entretien professionnel au moment de l’embauche et tous les deux ans, portant notamment sur les perspectives d’évolution professionnelle en termes de qualification et d’emploi. Tous les six ans, il est procédé à un état des lieux récapitulatif du parcours professionnel du salarié. Un document récapitulatif est remis aux salariés à cette occasion qui permet de vérifier la réalité des entretiens professionnels et l’atteinte d’objectifs tels que le fait d’avoir suivi une action de formation ou d’avoir obtenu des éléments de certification par la formation ou par la VAE, ou d’avoir bénéficié d’une progression salariale.

C’est également à l’occasion de cet entretien professionnel que l’employeur et le salarié seront conduits à évoquer l’usage que le salarié envisage de faire de son compte personnel de formation. L’entreprise sera placée face à trois principales options : le désintérêt, le traitement au cas par cas avec des salariés pris individuellement et la définition d’un cadre collectif, d’un accord d’entreprise sur le principe et les modalités du co-investissement. Quant au salarié, il garde la liberté de répondre à la proposition de l’employeur de co-construire son parcours professionnel et dans ce cas la formation pourra se réaliser sur le temps de travail et l’employeur pourra prendre en charge une partie de son coût. Mais il pourra également faire usage des ressources disponibles sur son CPF pour se former sans l’accord de l’employeur en dehors du temps de travail. Dans ce cas il aura la maîtrise de son parcours professionnel… Sous réserve de disposer de temps et de ressources financières en adéquation avec son projet personnel.

Ainsi, si le parcours professionnel du salarié n’a pas été construit, notamment à l’occasion des entretiens professionnels, s’il n’a pas donné lieu à diverses prestations de nature à contribuer à sa professionnalisation et par conséquent à préserver son employabilité, l’employeur s’expose à une sanction juridique sous la forme d’un abondement correctif de 3000 €. En cas de contentieux (licenciement pour insuffisance professionnelle par exemple), les juges pourront prononcer des dommages et intérêts à la charge de l’employeur pour ne pas s’être acquitté de son obligation de veiller à la capacité du salarié à occuper un emploi. Le motif invoqué par le juge pour justifier les dommages et intérêts sera celui « de la perte d’une chance »… de conserver son emploi et de bénéficier d’une évolution professionnelle.

Au sens juridique, le parcours s’inscrit dans la relation contractuelle individuelle avec chaque salarié concerné. Chaque parcours est en effet singulier. Le contrat de parcours s’inscrit dans une temporalité : il un commencement et une fin ainsi qu’une amplitude. Il a une finalité. Dans l’entreprise il s’agira de l’évolution professionnelle d’un salarié. Il met en œuvre diverses ressources en vue d’atteindre cette finalité : des actions de formation formelle, des processus d’apprentissage en situation de travail, de la formation informelle, de la mobilité… il pourra faire l’objet d’une co-construction et du co-investissement par l’usage du CPF. Il devra faire l’objet de mesures correctrices pendant son déroulement et d’une évaluation à son terme. Le niveau de professionnalisation acquis par le salarié devra être d’une manière ou d’un autre reconnu par l’entreprise.

Par ailleurs, sur le plan du droit du travail collectif, le parcours professionnel est l’un des objets majeurs de la négociation triennale obligatoire sur la GPEC dans l’entreprise (Article L. 21 242–13 et suivants).

Le parcours professionnel peut être considéré comme le support juridique du droit de la compétence aussi bien dans sa dimension individuelle que collective. Il a toutes les caractéristiques d’un droit : des règles, des procédures de gestion, des sanctions en cas de non-respect des règles légales et contractuelles. Grâce au pouvoir normatif dont ils disposent en application « du droit des salariés à la négociation collective », les partenaires sociaux pourront donner une consistance au régime juridique du parcours professionnel.

IV – Le parcours « unité d’œuvre » de la formation dans l’entreprise

Dans l’univers de la formation professionnelle des salariés, la notion de parcours s’est progressivement frayé un chemin pour englober la notion de stage et celle d’action de formation. A l’origine (loi de 1971) était le stage, transposition dans l’univers du travail du modèle de la salle de classe caractérisé par l’unité de temps, de lieu et d’action, un programme prédéterminé identique pour tous, une durée de formation calculée « en heure stagiaire » — unité d’œuvre pour le financement et la gestion de toutes prestations de formation. Puis vint l’action de formation qui englobe le stage, mais prend également en compte en amont, le projet, et en aval l’évaluation.

Depuis l’adoption de la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel : L’action de formation mentionnée à l’article L. 6313-1 se définit comme un parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel. Elle peut être réalisée en tout ou partie à distance. Elle peut également être réalisée en situation de travail. (…) (Article L6 313)

L’Introduction de la notion de parcours « comme unité d’œuvre conçue pour encadrer, financer et gérer des processus d’apprentissage » constitue une rupture majeure avec le modèle scolaire et contribue à la déscolarisation de la formation tout au long de la vie.

Conclusion

Si les lois de 2014, 2016 et 2018 ont ouvert les portes du droit au concept de parcours, il n’en est pas moins vrai que le droit du parcours n’est pas comparable à un droit social fondamental comme le droit à l’éducation, le droit au travail, le droit à la qualification. C’est un droit procédural dont la fonction est de contribuer à l’effectivité des droits sociaux fondamentaux. Mais il ne le pourra qu’à certaines conditions : que l’orientation et le conseil professionnel se développent, que le continuum entre formation initiale et formation continue devienne une réalité, qu’au financement de l’heure stagiaire se substitue le forfait parcours, que les entreprises fassent vivre les procédures de gestion individuelle des compétences (entretien professionnel, bilan de parcours) et que, dans la perspective de l’équilibre des temps sociaux, parcours professionnel et parcours de vie deviennent compatibles.

« La responsabilité est la vertu d’un être humain libre » (E. KANT). La dialectique de la liberté et de la responsabilité est au fondement de la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » dont le concept de parcours est un instrument.

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