Un grand, immense merci, à Dominique Cardon : son livre Culture numérique qui trace aussi bien l’histoire d’internet que celle du web, cet étrange mélange d’héritage militaire et d’aspiration à la liberté, qui relativise les bons et les mauvais effets des réseaux sociaux, qui décortique les différents critères de classement de Google, de la vulgaire réputation à la désirée autorité méritocratique, est une réussite. D’abord, j’ai tout compris, ce qui est en soit une prouesse ! Ensuite cette lecture fait réfléchir.
Il est indispensable de penser cette incroyable révolution de l’« informatique connectée », très largement comparable à celle de l’imprimerie. Ce travail, collectif à beaucoup d’égards, réalisé dans le cadre d’enseignements au MédiaLab de Sciences Po, part du refus d’un déterminisme technologique : « l’histoire des sciences et des techniques ne s’explique pas uniquement par la technique. Elle contient aussi la société, la culture et la politique de son temps ». C’est ainsi que la découverte de l’imprimerie fabriqua la Réforme, et ce qui s’en est suivi.
Conçu comme une « visite organisée », le livre dans son contenu comme dans sa présentation (photos, graphiques, rubrique « A lire, à voir, à écouter ») invite à aller vagabonder autour, tout en suivant quelques fils conducteurs majeurs et indispensables. Celui de l’histoire tout d’abord, d’une histoire qui a peut-être l’air ancienne, mais est en fait très récente.
Une double origine : le contrôle et la liberté
Tous les premiers développements de l’informatique ont été faits par et pour l’armée américaine. C’est en réponse aux premières réussites russes en matière de conquête spatiale qu’ont été créées deux grandes agences : la NASA et l’ARPA (Advanced Research Project Agency) dans laquelle se sont inventés beaucoup de dispositifs. Internet, qui est d’abord un « protocole de communication » (IP) entre ordinateurs utilisant différentes infrastructures (câbles, téléphones, satellites…), est né dans cet étrange entrelacement de travaux commandés, voire fortement dirigés, et d’échanges coopératifs entre ingénieurs et chercheurs, entre bidouilleurs (les hackers). Et c’est sans doute la culture coopérative qui a fait pencher vers un réseau décentralisé (Paul Baran, 1962 déjà !) tandis qu’un réseau centralisé a de gros avantages en termes de robustesse… et accessoirement de défense nationale. Car un réseau centralisé, voire un réseau distribué (cf. la représentation graphique), est d’abord « national », là où internet ignore les frontières. « Le réseau centralisé est intelligent au centre et idiot à la périphérie » écrit joliment Dominique Cardon (un terminal de téléphone par exemple est idiot, mais pas un smart phone qui est un ordinateur) tandis que « le réseau décentralisé c’est l’inverse ».
On sent bien que cette double origine libertaire et militaire continue d’influer sur les débats actuels, dont par exemple les tensions entre l’économie du partage et l’économie pure et dure des plateformes ou bien l’augmentation du pouvoir et de la liberté des individus versus la manipulation. A suivre en ces temps de captation des données personnelles !
Une leçon pour les politiques d’innovation
Soutien à la recherche tous azimuts ou soutien à des innovations ciblées ? Soutien étatique et volontariste à des « pôles de compétitivité » locaux, à des réseaux ou aux entreprises ? Le débat est récurrent. L’invention « incrémentielle » comme l’on dit d’internet et du web (qui relie entre elles des pages via http://www) est riche de leçons : les différentes « briques » (réseau, routeurs, ordinateurs, logiciels, interfaces, outils de communication, messageries…) ont toutes été inventées séparément dans des lieux variés et parfois improbables, et à la fois par des militaires, des universitaires, des chercheurs en entreprise, des hippies passionnés d’informatique. De quoi interroger les politiques publiques d’innovation à la recherche du dossier parfait : une idée, une étude de marché, un business plan, un bon CV. Aucun des guys de la Silicon Valley n’avait de business plan à présenter à une quelconque commission locale d’attribution des aides à l’innovation financées dans le cadre de l’alinéa B3-04 du contrat de plan Etat-Région ou autre chose de ce genre…
La culture hippie a influé fortement sur la conception d’internet et du web : la conception du Whole Earth Catalog par exemple, l’idée que ce nouvel espace de jeu apporte davantage de liberté, voire que cela « augmente » l’homme et ses capacités. Une idée positive, optimiste (scientiste ?) qui a fait son temps. Il a fallu déchanter : les hackers formaient certes une communauté, mais ils étaient tous incroyablement blancs, diplômés et mâles… « Une incroyable homogénéité sociale » reconnaît l’auteur qui montre ensuite à quel point « les inégalités de ressources sociales et culturelles sont les mêmes entre internautes qu’ailleurs ».
De l’universalité magnifique à la bulle internet de 2001
Pour le plaisir de l’histoire (et de l’épistémologie ou de l’histoire des idées scientifiques qui parfois suivent de curieux chemins !), il faut lire les pages qui retracent l’aventure bien matérielle du Mondaneum (le catalogue, ou recensement, ou compilation de toutes les connaissances du monde sous forme de fiches cartonnées regroupables par thèmes). Il a été reconstruit à Mons en Belgique sur un financement… de Google. On pense à Wikipédia inventé par un passionné de docs érotiques qui avait manqué de manuels scolaires quand il était petit… Mais là il faut lire le livre pour découvrir toutes ces histoires !
En 2018, 68 % de la population mondiale a un portable et 4,7 milliards d’individus sont connectés.
Autant que le mouvement hippie, la dérégulation financière a influencé l’histoire longue et brève d’internet : c’est en 1993 que le CERN (le synchrotron de Genève) a renoncé à ses droits d’auteur sur les logiciels web et en 1995 que la National Science Formation a décidé que les opérateurs privés allaient prendre en charge les connexions au réseau. On aimerait en savoir plus sur ce moment. C’est en 1999 qu’Alibaba est créé en Chine et c’est en 2001 que les espoirs spéculatifs fous mis dans les Tech s’abîment en crise financière et économique. C’est ce que l’on a appelé « l’éclatement de la bulle internet ».
Le web, les réseaux : le meilleur et le pire
Dominique Cardon cultive un savant équilibre entre appréciations positives : les réseaux dits sociaux ouvrent de nouveaux espaces de liberté, ils permettent de se libérer des « gatekeepers », les politiques, les responsables, les journalistes, les grands faiseurs d’opinions qui « délivrent » des avis, des points de vue, des analyses. Les réseaux sont de vrais espaces participatifs. Les « amateurs » (1) y ont la parole. Mais en même temps « publier ne veut pas dire être vu ». Les cercles de la réputation sont tout proches de ceux que produisent les distinctions sociales.
L’analyse du monde des réseaux sociaux est subtile, orientée par les travaux d’Erwin Goffman, elle montre comment les identités deviennent un jeu, celle que je montre, celle que je cache, celle qui projette une image de moi est en fait un désir. Les familiers de Facebook ne sont pas forcément dupes : de nombreuses études montrent comment ils opèrent « un fin réglage » de la visibilité. Ils savent bien par exemple que l’on ne montre pas à son employeur la même identité qu’à un copain ou une petite amie. Et finalement est-ce si différent que ce que l’on pratique sans les réseaux sociaux ? La conclusion est nuancée : les messages sur les réseaux tout comme les infos des médias (qui restent prépondérantes dans les sources, quoi qu’on en dise) prennent sens au quotidien dans les conversations qu’ils alimentent. Ils renforcent les liens pré-existants.
Sont-ils créatifs ? Oui sans doute, de nombreux usages se sont développés, mais là encore il ne faut pas surévaluer les choses : comme dans de nombreuses autres activités, 90 % des contenus sont produits par 10 % des contributeurs !
Dominique Cardon fait un sort particulier aux « fake news » en relativisant leur rôle déterminant dans la fabrication des opinions, plus exactement cela compte, mais seulement lorsque c’est repris par les médias plus classiques dans la « mise en ordre » du monde qu’ils opèrent. C’est dit-on la théorie « des agendas », de l’identification des grands enjeux, ou des grands événements. Intéressant.
Il y a dans ce livre des tas d’informations, de réflexions et de raisonnements que je n’ai pu reprendre, car il est d’une grande richesse… On y trouve par exemple un historique des trois âges de « l’intelligence artificielle ». Juste une vraie fake new pour la fin : il paraît qu’en 2018, le message le plus diffusé sur les réseaux sociaux a été celui-ci : « Elle a augmenté son QI en avalant du sperme »… Plus facile que de lire Metis !
Mais pas plus que de lire Culture numérique ! Allez-y voir.
J’ai lu avec curiosité la recension du livre de Cardon. J’y ai relevé quelques problèmes dont je pense qu’ils ont leur origine dans le livre. Ainsi sur le Mondaneum dont il est dit qu’il a été financé par Google. Voici ce qu’en dit le site du Mundaneum :
« L’origine du Mundaneum remonte à la fin du XIXe siècle. Créé à l’initiative de deux juristes belges, Paul Otlet (1868-1944), père de la documentation, et d’Henri La Fontaine (1854-1943), prix Nobel de la paix, le projet visait à rassembler tous les savoirs du monde et à les classer selon le système de Classification Décimale Universelle (CDU) qu’ils avaient mis au point. »
L’affirmation « un réseau centralisé a de gros avantages en termes de robustesse… et accessoirement de défense nationale » est erronée. Le choix fait à l’époque était fondé sur les études en matière de robustesse des réseaux conduites entre autres par l’ARPA en cas de guerre nucléaire.
Plus grave dans le contexte actuel en matière de politiques de recherche, écrire « De quoi interroger les
politiques publiques d’innovation à la recherche du dossier parfait : une idée, une étude de marché, un business plan, un bon CV. Aucun des guys de la Silicon Valley n’avait de business plan à présenter à une quelconque commission locale d’attribution des aides à l’innovation financées dans le cadre de l’alinéa B3-04 du contrat de plan Etat-Région ou autre chose de ce genre… » n’est certes pas faux. Mais Mazzucato a montré de façon claire que la quasi totalité des innovations dont le livre parle sont nées de recherches fondamentales financées par les pouvoirs publics états-uniens. Je la cite : In _The Value of Everything: Making and Taking in the Global Economy_ economist Mariana Mazzucato chips away at another myth of Silicon Valley exceptionalism: the idea that big tech and its investors deserve massive profits because they are risk-taking innovators who create value, rather than extract it. “In the case of venture capitalists,” Mazzucato writes, “their real genius appears to lie in their timing: their ability to enter a sector late, after the highest development risks had already been taken, but at an optimum moment to make a killing.” Much of the hard work of innovation, she argues, has been funded by the government, which sees little direct return. Contrary to tech industry sneering, public funds are responsible for a lot of the technology we attribute to Silicon Valley. Mazzucato points out that GPS was funded by the US Navy, touchscreen display was backed by the CIA, both the internet and SIRI were funded by the Pentagon’s DARPA, and Google’s search algorithm was funded by a National Science Foundation grant.
Je tiens à disposition un excellent schéma de Mazzucato qui montre l’origine de toutes les innovations rassemblées dans un iPhone. Certes Apple (Jobs et al.) ont su les rassembler mais c’est l’ouverture et l’esprit d’aventure des financeurs états-uniens des années 60 et 70 qui ont lancé le nouveau monde. Ce ne sont certainement pas les pisse froid de l’ANR qui en aurait l’intelligence et la vision. La seule remarque juste est dans la caricature de l’alinéa B3-04. Mais faire des économies à la Vidal, Darmanin, Macron c’est la stérilité assurée.