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La période qui s’ouvre exige des évolutions fortes des compétences et une adaptation de l’écosystème de la formation professionnelle. La crise sanitaire est l’heure de vérité pour la réforme de 2018. Jean-Marie Luttringer et Sébastien Botardael se demandent si nos concepts et nos dispositifs sont à la hauteur. Et s’il ne faudrait pas être plus prospectifs et plus innovants en allant à la recherche d’un nouvel équilibre des temps de la vie.

Le théorème de Bertrand Schwartz « on ne forme pas une personne elle se forme si elle y trouve un intérêt »[1] est plus que jamais d’actualité et pertinent dans la situation actuelle. La régulation collective du système de formation professionnelle déterminante dans la définition des règles d’allocation des ressources (le temps, l’argent, les ressources pédagogiques) et des conditions juridiques d’accès à la formation ne saurait se substituer à « la liberté de chaque personne quel que soit son statut, de choisir son avenir professionnel » (Loi du 5 septembre 2018).

Rien ne serait pire, au motif des ressources exceptionnelles du plan de relance, que le retour à la prescription de formation par un tiers, l’employeur ou Pôle emploi. Le risque serait alors grand de retomber dans la dérive des « stages parking ». Ce risque est d’autant plus grand que la période appelle des formations lourdes de reconversion professionnelle, dont la réussite est tributaire de l’implication de l’apprenant et donc du libre choix de la formation.

« La capacité d’agir » de chaque personne singulière dans le champ de la formation professionnelle est plus que jamais tributaire d’un droit effectif à l’information, au conseil et à l’orientation professionnelle. Ce droit est indissociable de la promotion de l’initiative personnelle et du co-investissement grâce au CPF.

Dans ce nouveau contexte il peut être salutaire de soumettre à la critique la place disproportionnée « de la gouvernance par les nombres » (Cf Alain Supiot) de notre système de formation professionnelle fondée sur la théorie économique du capital humain, au détriment de la gouvernance par des principes juridiques fondés sur des valeurs telles que la solidarité, l’égalité, la responsabilité.

Gouvernance par les nombres ou par les valeurs

La théorie du capital humain qui depuis des décennies représente la principale référence théorique de l’univers de la formation professionnelle permettra-t-elle d’apporter les bonnes réponses ? Il est permis d’en douter, si l’on en juge par l’application qui en est faite par les entreprises. Selon cette théorie, le niveau d’investissement consenti dans le domaine de la formation professionnelle par l’entreprise est fonction de la rentabilité espérée du retour d’investissement. Les entreprises hautement capitalistiques et technologiques investiront beaucoup (10 % de la masse salariale dans le secteur de l’électricité par exemple) alors que les entreprises de main-d’œuvre faiblement capitalistiques investiront peu ou pas. Le concept de capital humain prend en compte prioritairement l’intérêt de l’entreprise. Il a eu pour effet de produire pour l’essentiel des formations courtes d’adaptation au poste de travail, habillé par un discours sans consistance juridique sur « l’investissement dans les compétences »[2] car « les mots ne sont pas innocents ». Ils renvoient dans les ténèbres extérieures à l’entreprise la question des transitions professionnelles dont elle n’a pas l’usage et qui nécessitent des formations de reconversion parfois longues et coûteuses. Avec ou sans passage par le chômage.

La formation comme « garantie sociale » ?

Le concept de « garantie sociale » a été introduit dans le Code du travail en 1971, à l’occasion d’une loi portant réforme de la négociation collective, à quelques jours de la fameuse loi formation professionnelle. Le ministre du Travail de l’époque, Joseph Fontanet, a précisé alors que la formation professionnelle continue devait être considérée comme « une garantie sociale » au même titre que l’assurance chômage, les régimes de retraite et de prévoyance. La société industrielle du 19e et 20 ° siècle a généré des risques sociaux tels les accidents du travail, les maladies professionnelles, le chômage, qui ont été couverts par des dispositifs juridiques et financiers fondés sur les principes de solidarité et de mutualisation.

La société de la connaissance actuelle a généré et amplifie de jour en jour un risque nouveau qui se caractérise par l’insuffisance, l’inadéquation et/ou l’obsolescence des connaissances et des qualifications. Ce risque n’est pas à confondre avec celui de perte d’emploi, même si obsolescence des compétences et risque d’être au chômage vont souvent ensemble. Le risque d’obsolescence des compétences devrait donc être couvert, comme les autres risques sociaux, de manière collective et mutualisée.

« L’état d’urgence sanitaire » est en quelque sorte le révélateur des mutations économiques en gestation et d’accélérateur « d’un état d’urgence économique », auquel répond le plan de relance et au sein de celui-ci le besoin d’accompagner les transitions professionnelles des salariés concernés par des opérations lourdes de reconversion.

La formation professionnelle continue ne peut pas être égalitaire

Si le principe d’égalité constitue la colonne vertébrale du droit républicain de l’éducation, le droit de la formation professionnelle continue n’en connaît qu’une traduction très relative. La formation professionnelle est articulée sur le marché du travail, par construction même, inégalitaire. Les salariés des entreprises à haute intensité capitalistique qui requièrent une main-d’œuvre hautement qualifiée bénéficieront d’un accès privilégié à la formation professionnelle à l’inverse des salariés employés dans les entreprises de main-d’œuvre faiblement capitalisées. L’appétence pour la formation des salariés les plus qualifiés/diplômés sera en général plus grande que celle des salariés qui le sont moins.

Tout cela est dans l’ordre normal des choses pour une entreprise en économie de marché. La transposition du principe d’égalité qui est à la base du système éducatif républicain à celui de la formation professionnelle est une erreur manifeste. L’entreprise n’est pas une institution éducative. Le principe théorique d’égalité des chances qui veut que tous les élèves et étudiants du système éducatif puissent arriver au plus haut niveau d’études et de la hiérarchie sociale ne s’impose pas à l’entreprise. Seul s’impose à cette dernière le principe de non-discrimination selon lequel les salariés de même qualification contractuelle sont traités à égalité.

Le discours récurrent sur l’inégalité d’accès à la formation professionnelle est un pur produit « de la gouvernance par les nombres » et conduit à des lamentations rituelles et à une impasse. Les effets décapants de la crise sanitaire et économique, mais également le débat sur l’allongement de la vie au travail nous indiquent une sortie. Il nous est suggéré d’inscrire le principe d’égalité, non pas dans l’annualité budgétaire des dépenses de formation de l’entreprise, mais dans le cycle de vie de chaque personne. Cette approche conduit à apprécier l’effectivité du principe d’égalité d’accès à la formation professionnelle dans la temporalité d’une vie professionnelle c’est-à-dire dans un nouvel équilibre des temps sociaux : le temps consacré à l’éducation de base, le temps de la vie professionnelle, le temps de la vie personnelle et le temps de la retraite.

Un nouvel équilibre des temps sociaux

À titre d’illustration toute personne pourrait bénéficier après 10 à 15 ans de vie professionnelle de la possibilité d’une formation longue de reconversion et/ou de promotion professionnelle. La même possibilité lui serait offerte une seconde fois entre 40 et 50 ans en vue de préparer la dernière étape de sa vie professionnelle (voir dans Metis : « Plaidoyer pour une organisation des temps sur l’ensemble du cours de la vie », Jean-Yves Boulin, novembre 2020 et « Pourquoi et comment faire progresser le temps choisi au long de la vie ? », Ulrich Mückenberger et Michel Weill, juillet 2020.) Les « derniers de corvée » dont l’engagement a permis de faire face à la crise au printemps 2020 (personnel soignant, caissières de supermarché, services de nettoyage…) et de manière générale tous ceux qui exercent dans la première partie de leur vie professionnelle des métiers pénibles et/ou à risque (le couvreur zingueur qui s’est exprimé dans un débat télévisuel de l’époque) ou peu valorisés, pourraient bénéficier de la possibilité de changer de métier.

En application du théorème de Bertrand Schwartz, « une personne ne se forme si elle y trouve un intérêt », la responsabilité de la personne en situation d’apprentissage est déterminante. C’est en effet, de son implication que dépend le résultat de ce processus. La liberté de choisir son avenir professionnel suppose la responsabilité de la personne. L’accompagnement et la « guidance » dont elle peut bénéficier voire les incitations financières notamment sous la forme d’abondement au CPF, pour privilégier tel ou tel choix, ne doivent pas avoir pour effet de compromettre la liberté de choix qui fonde la responsabilité, car « la responsabilité est la vertu d’un être humain libre ».

De ce qui précède, il résulte l’impérative nécessité de renforcer le dispositif d’information, de conseil et d’orientation professionnelle à la disposition de toute personne qui a le désir ou l’obligation dictée par les nécessités de se former, en vue d’éclairer ses choix.

Comment mettre en œuvre la formation comme garantie sociale ?

Ce principe a vocation à couvrir, à l’instar de la maladie « un petit risque d’insuffisance professionnelle » et « un grand risque d’obsolescence des connaissances/qualifications ».

Le « petit risque » serait celui auquel est exposé un salarié qui ne bénéficie pas de formation régulière « au fil de l’eau » — adaptation au poste de travail, entretien et développement des compétences. Ce risque est d’ores et déjà couvert par le droit positif : obligation d’adaptation au poste de travail, de veiller à l’employabilité, entretien professionnel, bilan de parcours, contrôle social par les élus du personnel.

La couverture du « petit risque » peut être partagée entre l’employeur et le salarié par le recours au CPF, dès lors qu’il s’agit d’un projet partagé visant notamment à préserver la capacité du salarié à occuper un emploi ou à préparer une évolution professionnelle, et que l’employeur y apporte une contribution sous forme d’abondement financier, ou de prise en charge du temps de formation.

À cet égard il faut rappeler que la philosophie qui fonde le CPF trouve son sens moins dans la dotation initiale de l’entreprise, au demeurant d’un niveau relativement modeste, mais dans le bon usage des abondements. En effet la loi propose pas moins de 14 possibilités d’abondements ! Des abondements négociés soit directement entre l’employeur et le salarié soit par accord collectif d’entreprise et de branche, des abondements correctifs (punitifs) pour l’employeur qui n’a pas respecté l’obligation d’entretiens (x 2 ans), de bilans de parcours (x 6ans), des abondements de l’État, des régions, et de Pôle emploi… S’y ajoute la contribution du salarié lui-même : reste à charge éventuel et temps libéré pour se former. En effet la question du revenu de remplacement pendant la formation est restée ouverte.

Sans la garantie du revenu de remplacement pendant la formation, l’intitulé de la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » manquera singulièrement de consistance juridique. Cette question est au cœur de la couverture du « grand risque d’obsolescence des connaissances/qualifications » qui requiert des formations lourdes de reconversion.

La couverture du grand risque d’obsolescence des connaissances/qualifications

Le congé individuel de formation instauré en 1971 et généralisé en 1982 était conçu pour apporter une réponse à cette problématique. L’engouement des décideurs politiques et du patronat pour « la gouvernance par les nombres » et la théorie du capital humain ont eu raison de ce dispositif juridique, porté par le mouvement syndical, fondé sur des valeurs de solidarité et la technique de mutualisation du risque qui pourtant avait fait ses preuves (Chronique 152).

Bon an mal an, les partenaires sociaux ont reconstruit autour du CPF de transition un dispositif proche. Avec l’augmentation des plans de suppression d’emploi, le MEDEF vient de proposer de réinventer un dispositif d’accompagnement des transitions professionnelles ayant peu ou prou le même objet.

Plusieurs chantiers méritent d’être ouverts : la consolidation du dispositif d’information et de conseil en évolution professionnelle (CEP), le développement du dispositif « Transitions pro » (les associations qui gèrent le CPF de transition) et de la « Pro A » (reconversion en alternance), la recherche de solutions en vue d’assurer le revenu de remplacement pour des formations longues de reconversion, l’inscription du droit d’accès à la formation tout au long de la vie dans une nouvelle approche de l’équilibre des temps sociaux.

La question déterminante est celle du revenu de remplacement pendant cette période de suspension ou de rupture du contrat de travail hors recours à l’assurance chômage. Le développement des contributions conventionnelles instituées par voie d’accord de branche constitue une réponse possible. À la main des partenaires sociaux. Le MEDEF devrait en toute logique encourager ses branches professionnelles à y recourir massivement. Elle constituerait la traduction monétaire du concept de garantie sociale. Au surplus rien n’interdit d’instituer une contribution comportant une part employeur et une part salarié.

Reste la voie d’une généralisation des comptes épargne-temps pour tous les salariés[3] et de la faculté d’affecter le temps épargné au financement du revenu de remplacement pour un an ou deux. La mobilisation par anticipation de l’épargne-retraite s’inscrit dans cette même perspective (voir Chroniques de JML Conseil 149 et 155). Dans les deux cas, la faculté de recourir à cette épargne à des fins de reconversion serait rajoutée à d’autres usages : pause en cours de vie ou repositionnement professionnel et personnel.

Pour conclure 

Le fait pour une personne singulière de s’engager dans un processus d’apprentissage et de le mener à bien est un acte de liberté qui ne saurait obéir à une logique de prescription par un tiers. Or les mutations économiques qui s’annoncent (numérique, écologie, relocalisation…) appellent un recours massif à la formation notamment pour rendre possible les transitions professionnelles et les changements de métier.

Cette double affirmation conduit à s’interroger sur la qualification juridique de la formation professionnelle et sa finalité. Le discours sur « l’investissement dans les compétences », qui s’est imposé est sans doute utile pour fournir à l’entreprise un cadre de référence pour ses pratiques de gestion, mais il ne présente guère d’intérêt pour les salariés. Il participe d’une dérive du droit du travail vers une technique de gestion au détriment de sa finalité originelle, portée par le mouvement syndical, de protection des salariés contre les risques économiques et sociaux et d’émancipation culturelle.

Il appartient au mouvement syndical qui ne dispose d’aucun pouvoir de décision sur l’investissement formation dans les entreprises ni sur l’appréciation de la compétence des salariés, de forger le chaînon manquant d’un droit à la reconversion professionnelle. La crise économique consécutive à la crise sanitaire et le cycle de mutation économique qui vient de s’ouvrir leur offrent une opportunité d’un retour aux sources du droit du travail et de celui de la formation que sont la protection et l’émancipation des salariés, voire plus largement des « travailleurs ».

Pour en savoir plus 

Voir les Chroniques JML Conseil et Sauléa :

[1] L’intérêt d’une personne à se former peut répondre à de multiples motivations : le plaisir d’acquérir des connaissances nouvelles, l’estime de soi, le besoin d’entretenir et de développer sa qualification professionnelle, le besoin d’une progression salariale ou pour éviter une déqualification et un risque d’insuffisance professionnelle, la nécessité de s’adapter à un nouvel emploi, le désir ou la nécessité d’apprendre un nouveau métier par une reconversion professionnelle etc. Quelle que soit la motivation, y compris en situation de contrainte économique, le choix d’une formation et celui de s’y engager revient à la personne concernée.

[2]  Ni la notion d’investissement formation ni celle de compétences ne sont constitutives d’un droit opposables par le salarié à l’employeur sanctionnable par un juge. Or il n’y a pas de droit qui ne soit sanctionnable. Il s’agit par conséquent de catégories qui relèvent de l’univers de la gestion dont seul l’employeur a la maîtrise. Selon la jurisprudence, l’employeur est seul juge des décisions d’investissement, de l’organisation du travail et de l’appréciation de la compétence des salariés.

[3] Jacques Delors avait proposé en son temps une banque du temps choisi. Ce concept pourrait utilement être revisité dans le contexte de mutation économique que nous connaissons.

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