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Alors que la crise sanitaire génère de nouvelles différenciations sociales, il est bon d’avoir en tête le fond de tableau. Le livre collectif Sociologie des classes populaires contemporaines apporte une richesse et une subtilité de réflexion sur les réalités sociales actuelles, les mondes qui composent la société française.

Voilà un livre d’une très grande richesse, publié dans une collection universitaire et sans doute pas lu autant qu’il devrait l’être. Il faut en saluer les auteurs, car c’est un livre collectif, mais pas comme souvent une juxtaposition de chapitres parfois hétéroclites. Ecrit d’une seule plume en exploitant une énorme quantité de travaux sociologiques de ces dernières années tant sur les aspects statistiques que sur l’analyse des rapports au travail, des modes de vie, des cultures et des positionnements politiques. Une grande étape après les travaux de Michel Verret (publiés d’ailleurs dans la même collection de 1979 à 1988), et d’Olivier Schwartz.

De quoi (et surtout de qui) parle-t-on ?

Une chose est certaine : on ne parle plus de « classe ouvrière ». C’était une construction politique devenue identitaire… mais c’était, et cela paraît loin. On commence à pouvoir en faire l’histoire (le livre le fait en partie). Par contre on entend tous les jours des expressions comme « milieux populaires », « quartiers populaires », « la droite populaire », « familles populaires », « l’électorat populaire ». Les auteurs observent très justement que « c’est une notion qui met à distance ». On ne répond pas « moi je suis classe populaire » aux questions posées sur l’appartenance sociale, nombreux sont aujourd’hui celles ou ceux qui se sentent « classes moyennes ». Comme toujours la moyenne rassure.

Alors essayons de regarder de plus près ce grand ensemble « ouvriers+employés+petits indépendants+petits agriculteurs… »

Portrait économique : « photo de classe »

C’est en 1954 que la France atteint son taux d’industrialisation maximum et en 1975 que la proportion d’ouvriers au sein de la population est la plus élevée (38 %).

Ouvriers et employés (les deux catégories se mêlent de plus en plus) représentent aujourd’hui (chiffres 2010) 15 millions de personnes par rapport à une population active de 28 millions. Si on y ajoute les retraités ouvriers et employés, ce sont 22 millions (sur un ensemble de 41,5). Ce n’est pas rien.

Au sein des 15 millions, 8,3 sont employés (dont 76,8 % de femmes) et 6,7 sont ouvriers (dont 18,5 % de femmes) et la composition familiale la plus fréquente s’incarne dans le couple « un ouvrier+une employée ».

Voilà pour les grandes masses : qu’est-ce qui les caractérise ? En résumé : la faiblesse des ressources économiques (revenu et patrimoine), des conditions de travail et de vie difficiles, la vulnérabilité physique. Les revenus des ouvriers et employés atteignent 14 000 euros/an, ceux des catégories intermédiaires 21 000 et ceux des cadres 38 000 (chiffres 2009). Les inégalités économiques demeurent donc une réalité structurante. Elles se sont même accrues en France comme dans d’autres pays entre 1970 et 2010.

Le patrimoine net d’un « couple ouvrier qualifié » (rappelons que c’est la profession du chef de famille qui est retenue dans l’établissement des statistiques, ce qui pose quelques problèmes…) se monte à 5 500 euros, celui d’un couple « employé » à 21 700, celui d’un couple « ouvrier qualifié » à 28 800, celui d’un couple « profession intermédiaire » à 110 000 et celui d’un couple « cadre » à 214 000. Là encore la photo est nette.

C’est connu : l’espérance de vie d’un homme cadre représente 6 années de plus que celle d’un homme ouvrier, résultat de conditions de travail plus difficiles et d’une grande inégalité dans l’accès aux soins.

Du point de vue professionnel, les vies ouvrières et les vies employées se rapprochent fortement depuis les années 1980 : cela a été largement étudié. Les mobilités ouvrières vers les professions intermédiaires se développent, mais dans l’ensemble la mobilité sociale « ascendante » progresse très peu. Certes, les enfants de milieux populaires réussissent mieux scolairement : 29 % des enfants d’ouvriers et 37 % des enfants d’employés accèdent à l’enseignement supérieur, général ou technique. La population immigrée est maintenant à 50 % féminine et elle comporte de plus en plus de diplômés du supérieur (25 % en 2004). Mais 55 % des « échoués de l’école » sont enfants d’ouvriers…

Qui travaille où, et comment ?

Immigrés et descendants d’immigrés font massivement partie du « salariat d’exécution » : on les trouve en grand nombre dans les activités de nettoyage, de sécurité, de services aux particuliers.

Le salariat subalterne est caractéristique des classes populaires, avec une très large féminisation. Il se définit par de bas salaires et de grandes incertitudes en matière d’emploi, du travail dur et très contrôlé et de faibles espérances professionnelles. Et ce malgré les nouvelles exigences qui sont celles du travail d’aujourd’hui, même celui désigné comme « non qualifié », et malgré une élévation forte des niveaux de formation initiale. La gradation est révélatrice là encore : taux de chômage des ouvriers non qualifiés : 19,5 %, des ouvriers qualifiés : 9,9 %, des employés : 9,5 %, des professions intermédiaires : 4,9 % et enfin des cadres : 4 %.

Se dessine ainsi un vaste groupe « ouvriers et employés non qualifiés » (environ 5 millions de personnes) : on y trouve les agents de service de la fonction publique, les employés de l’hôtellerie-restauration, les employés des commerces, petits et grands, les employés des services de sécurité type vigiles, les ouvriers d’entretien (gestion des déchets par exemple), les ouvriers agricoles, les ouvriers non qualifiés de la construction et de l’industrie… Ce sont aussi ceux qui suivent le moins de formations professionnelles. Ce sont aussi ceux pour qui « la faiblesse des salaires, les horaires incommodes, le poids de la hiérarchie, le manque d’autonomie dans le travail, les difficultés de contacts avec les clients/usagers » se cumulent et sont le plus pesants. Cependant leur rapport au travail demeure ambivalent et le chômage de masse, les restructurations ont plutôt renforcé l’attachement à l’emploi et au travail dans les milieux populaires, avec sans doute une interrogation pour les générations les plus jeunes.

Du point de vue du travail, de la situation par rapport à l’emploi, aux parcours professionnels, et à la reconnaissance du travail, il y a donc une assez forte homogénéité de condition. Qu’en est-il du rapport aux institutions, à la famille, à l’école ou encore à la culture ?

La fin des cultures ouvrières ?

Richard Hoggart dans La Culture du pauvre (1970) décrivait une classe populaire marquée par le familialisme (le célibat y était mal vu, la différenciation sexuée entre les rôles encore forte), le localisme et la distance à l’école. Sur ces thématiques, plus du tout d’homogénéité : les auteurs analysent tout autant la vogue des « cuisines à l’américaine » (une autre manière de mélanger les rôles), l’impératif « faire faire des études aux enfants », la « déstabilisation de la masculinité ouvrière ». Les nouvelles générations issues des classes populaires, celles qui ont fait des études justement composent entre leur milieu d’origine et celui des mondes universitaires ou des nouveaux collègues et se fabriquent une identité mixte.

Il reste certes une position très en retrait quant à l’utilisation des équipements culturels (musées, théâtres, festivals…), mais comme dans les autres catégories sociales, les loisirs centrés sur la famille, sur les enfants, le sport sont passés avant la sociabilité de proximité dans laquelle se mêlaient parfois le syndicalisme, le militantisme politique, les associations et les loisirs en commun.

Les modes de vie des classes populaires et des classes moyennes se sont rapprochés : les maisons, les cuisines « équipées », les canapés et les écrans plats sont les mêmes, les ordinateurs et téléphones portables présents partout. Mais n’est-ce pas justement là que s’est introduite une fracture considérable : on a les mêmes équipements et les mêmes choses, mais les usages et les mots diffèrent. Et ce serait le niveau de diplôme et la culture qui feraient la différence : cela dessine des priorités…

Le rapport à la politique

Plusieurs chapitres analysent « la désaffiliation politique » des classes populaires au fur et à mesure des évolutions du syndicalisme, des partis, tandis que le capital culturel conditionne de plus en plus la politisation ou l’implication dans la vie associative. N’en reste que la séparation entre « eux » (les riches, les puissants, les politiques, les décideurs) et « nous ». En ce moment particulièrement, il faut lire ces chapitres.

Alors à la question « Peut-on parler des classes populaires ? », titre d’un texte d’Olivier Schwartz diffusé par La Vie des Idées en 2011 et point de départ de ce livre, il est possible de répondre par oui et non en même temps. Oui, au sens d’une réelle homogénéité économique et de condition sociale (emploi, travail, revenu et espérances de parcours), mais non au sens où de multiples fractures s’y ajoutent : entre stables et précaires, entre générations, entre genres et selon les origines. Non aussi au sens où il n’y a pas une culture commune, des modes de vie communs à cet ensemble, et pas une conscience commune.

Pour en savoir plus :
– Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015
– Article initialement paru en mars 2017

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.