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Un « new normal » après la crise Covid s’installe dans les esprits comme une évidence partagée sous l’appellation de travail hybride. Il désigne une extension du télétravail, avec l’usage banalisé du domicile et autres « tiers lieux du travail » dont les coworks, en plus du classique bureau. Qu’en penser ? Les services, internes et externes sont-ils prêts à cette (r) évolution ?

Le travail hybride, une pratique encore en construction…

Au-delà du télétravail et d’une extension probable, mais encore marginale des coworks, il semble bien qu’une bifurcation se produise dans l’organisation des conditions de la performance du travail, avec une double origine : la servicialisation de l’économie et l’accès généralisé aux technologies de l’information. Dit autrement, ce serait en 2021, après la crise, que l’on rentrerait enfin dans le XXIe siècle.

Le succès du mot et les attentes qu’il suscite ne correspondent pourtant pas encore à une réalité observable. La pratique d’organisations nouvelles est loin d’être stabilisée.

  • L’accord dans la fonction publique sur le télétravail date de juillet 2021 et fait l’objet de discussion de déclinaison dans les trois fonctions publiques.
  • L’ANI de novembre 2020 est « favorable », mais non contraignant, plus besoin d’avenant ou d’obligation expresse de prise en charge des coûts. En contrepartie de cette liberté, rien n’est acquis.
  • Les nombreux accords sur le télétravail signés ces derniers mois se déploient avec une grande diversité de doctrines… Il s’agit tantôt de ne venir que 2 ou 3 jours par semaine sur rotation, ou au contraire d’être obligé de revenir au moins deux à trois jours par semaine, parfois d’avoir 50 jours par semestre à télétravailler à sa guise. Ailleurs encore, le présentiel à 100 % est « autorisé » et le télétravail s’organise sur la base du volontariat avec les managers…

Le télétravail que l’on connaissait avant la crise (à partir de 2012) était une modalité dégradée d’accès au travail, concédée à quelques-uns par exception pour compenser des contraintes extérieures au travail. C’est devenu un droit des salariés en 2017, mais toujours limité à quelque 7 % d’entre eux avant la crise.  Le télétravail que l’on connait depuis mars 2020 relève d’une situation de crise avec une obligation dans les entreprises privées. L’expérience n’en a pas moins constitué une expérience appréciée, un apprentissage pertinent et une légitimation. Les volontaires pour télétravailler seraient 60 % (selon le ministère du Travail) et la réalité de l’ordre de 17 % en 2020, pour des durées allongées à 2 et 3 jours. Il y a 10 ans déjà, un rapport de la DGT estimait à 30 % le nombre d’emplois télétravaillables. Cette proportion semble à peu près confirmée par les estimations plus récentes.

L’adaptation des espaces et environnements de travail et les nouvelles organisations du travail

Du coup, les environnements de travail sont à nouveau en question. On voit mal cependant que leurs évolutions précèdent celles du travail qu’ils hébergent. Il est ainsi étrange de constater qu’un quasi-consensus est déjà apparu sur l’idée que l’on va vers « moins de m², mais plus de services ». Dans un bon nombre d’entreprises, il semble surtout qu’il y ait une ambiance fébrile et souvent velléitaire face à la perception d’un contexte de « management disloqué ». Il faut faire, oui, en urgence oui, mais quoi ? Il n’y a pas de vision stabilisée. Certaines certitudes se sont perdues dans la crise, mais pas remplacées. Les clients sont demandeurs d’innovations et de réponses, mais ils ne savent toujours pas ce qu’il faut faire.

Après la sidération et l’exaltation, le doute et la désillusion

Fin octobre 2021, la perspective domine d’une sortie de crise et d’une reprise de la croissance dans des conditions préservées (résultat du « quoi qu’il en coûte »). Au réenchantement attendu du travail pourrait bien succéder une déception de nombreux salariés devant la volonté des entreprises, désormais rassurées, de revenir rapidement à la normale de l’avant (1). Ce retour nous éloigne de la thématique du « New normal » et de l’idée qui a prévalu il y a quelques mois encore d’un après dans lequel rien ne serait plus comme avant. Ainsi, dans le n° 296 de Work Place Magazine en mai 2021, une annonce CBRE formulait « 12 priorités pour les environnements de travail ». Elles avaient quasiment toutes pour objet le bien-être et la santé. La valorisation du patrimoine bâti ou l’environnement n’étaient pas même cités. Cette semaine, pour promouvoir une étude sur le Facility Management, Xerfi Precepta (vidéo publiée le 19/10/21) met en avant une « perspective de méga-fusions en vue dans le facility management » (allusion à la vente en cours de Equans par Engie) et précise que « l’activité des Facility Managers renouera avec la croissance dès 2021. Leur promesse de valeur centrée sur la réduction des coûts séduira naturellement des donneurs d’ordres en quête de moyens pour défendre leurs marges tandis que l’impulsion des pouvoirs publics en matière d’efficacité énergétique dynamisera la demande ». Comme quoi, l’après ne sera pas très différent de l’avant !

S’il y a confirmation en sortie de crise d’une montée de la demande et des usages des tiers lieux de type cowork, cette offre répond toujours pour moitié aux besoins d’indépendants ou TPE (start-up) et reste limitée à quelques 2,5 % des surfaces de bureaux. Pendant que la presse généraliste parle de prise à bail « record » au premier trimestre 2021, et signale qu’une dizaine des grandes sociétés signent pour plus de 100 postes, les ouvertures de nouveaux sites en 2021 restent limitées à quelques deux dizaines en France. Et encore, les commentaires précisent que les investisseurs propriétaires y voient souvent d’abord une opportunité de valorisation d’espaces vacants. Bien-être, espaces vacants, référence à l’hôtellerie, voire retour des aménagements en bureaux fermés en seraient les caractéristiques. Cette offre argumente sur la crise, elle capitalise sur des disponibilités en surfaces, mais elle ne présente pas encore une équation économique lisible et stabilisée, ni de correspondance avec des organisations nouvelles qui ne sont pas encore installées.

Des prestataires et des clients toujours attachés au modèle industriel

Malgré la crise, on doit constater que prestataires et clients n’ont pas encore ni véritablement travaillé sur le fond ni remis en cause le modèle économique « industrialiste » de leurs échanges. Il reste fondé sur les procédures, les indicateurs, la standardisation, la recherche de volumes, la maîtrise du coût de la main-d’œuvre et l’intensification directe du travail. Fin 2015 (voir le Livre Blanc Sypemi, Le FM à la croisée des chemins, 2016), nous avions déjà souligné les limites de ce modèle ; peu d’innovations, offres indifférenciées, des prestataires en arrière de la main relativement aux clients, des clients insatisfaits et en défiance imposant des remises en concurrence et des baisses de coûts au risque d’une dégradation de la qualité…. La rigidité, la recherche de volume, la standardisation, l’optimisation par les indicateurs sont des composantes « natives » de ce modèle.

En réaction sans doute, le concept de travail hybride suggère de mettre au point des pratiques en rupture sensible :

  • de mobilisations plus flexibles, agiles du travail qui soient compatibles avec l’éthique et le droit du travail, afin de répondre à la variabilité court et moyen terme,
  • de contractualisations fondées sur la communauté d’intérêts, la confiance et l’usage sur la durée, mais sans la contrainte d’engagement.
  • d’offre en expertises des prestataires lui permettant effectivement de moduler, adapter ses prestations aux réalités mouvantes des besoins.

Des modèles d’affaires toujours construits sur la commercialisation de prestations techniques

Être prêts, ce serait pouvoir s’engager en coopération à produire ensemble la valeur attendue par les clients en assurant une symétrie des attentions pour les œuvrants.

Las, dominent encore au contraire les exigences obsessionnelles de réduction des dépenses encore réactivées pour certains au motif de la crise, de compensations de marges faibles par une course aux volumes pour les autres. Les prestataires et les clients se condamnent mutuellement à des jeux à somme nulle. Il n’y a pas d’accord sur les résultats et le travail bien fait, il n’y a pas de convention sur la qualité. Il n’y a donc pas de prix, mais seulement des coûts.

Les durées déterminées associées à des pratiques de mise en concurrence systématiques alimentent toujours la défiance. Les parties engagent toujours leurs relations à travers des contrats d’achats de prestations techniques comme s’il s’agissait d’échanges instantanés de biens tangibles. Ils font des services, du fait des contrats, des « quasi-biens » supposés définis à l’aide de Service level agreements (SLA ou « accords de niveau de services ») hypertrophiés et de qualité s’ils sont reconnus conformes (KPI pastèques) (Jean Yves Kerbourc’h, Xavier Baron, La sous-traitance de services support aux entreprises, La semaine juridique N° 26, de juillet 2021).

Des prestataires traités en « sous-traitants » d’activités externalisées

Dans le moment de bifurcation probable que nous visons, quel est et doit être le rôle des prestataires de services aux environnements ? Face à l’incertitude, ils ne peuvent plus être simplement fournisseurs de main-d’œuvre, serait-elle compétente, encadrée, et bien traitée. Ils doivent être une ressource pour les clients s’agissant d’accompagner et même de préconiser des usages des espaces, et d’organiser la mise en œuvre de services à l’usage.

À notre connaissance cependant ils n’ont pas encore constitué et revendiqué une telle expertise dans les formes, les organisations, les modalités de ce que le travail hybride peut et doit devenir. Par défaut, fatalisme ou modestie, les prestataires continuent d’attendre des clients qu’ils leur disent ce qu’ils veulent. On sait que c’est vain. Les clients ne sont pas les meilleurs experts des conditions d’environnement du travail chez eux (et le seront de moins en moins). Ils sont locataires et se rêvent utilisateurs d’espaces à l’usage dans des coworks. Ils n’assurent plus eux-mêmes les services. Ils recourent à des « space planeurs » et des AMOA pour penser et gérer leurs environnements.

Une filière de services aux environnements de travail pas encore organisée

Le monde des services aux environnements de travail n’est pas organisé en une filière capable de réguler ses besoins en main-d’œuvre, flexibilité incluse. Les services aux environnements de travail restent organisés en silos ou ilots, avec des pôles qui ne dialoguent pas (les métiers techniques réputés nobles versus les invisibles) et la perception des obstacles conventionnels (tels que la mutualisation, les parcours transverses, les carrières…) reste limitée à des métiers étroits. Le raisonnement par les coûts limite les marges de manœuvre sur les rémunérations, avec des effets déjà sensibles sur les pénuries de main-d’œuvre.

L’héritage de l’histoire et du droit est une raison de cette désarticulation. Le droit du travail reste conçu « nativement » pour le travail en présentiel, le droit conventionnel est organisé par les branches et l’ensemble reste construit sur le triptyque unité de lieu, de temps et de subordination évidemment contradictoire avec la montée du travail hybride. Aujourd’hui, ce sont les chevaux légers de la « start up nation » qui bousculent ce droit et l’éthique, mais sans produire de solution durable régulée.

Enseignements d’expérimentations de « propreté à l’usage »

L’étude menée courant 2020-21 pour la Fédération des Entreprises de Propreté sur la déclinaison de la notion de « service à l’usage » pour la propreté, présente un « côté obscur » quand elle est la traduction dans les activités de propreté d’une attente :

  • de services facturés à la tâche,
  • des salariés corvéables mobilisés par des algorithmes et des plateformes,
  • de variabilisation accrue exigée des prestataires au détriment des conditions d’emplois (temps partiels, ubérisation) et de travail (journées décalées et fragmentées, cadences).

Elle présente à l’inverse des dynamiques tout à fait intéressantes, qu’elles soient équipées ou non d’outils numériques (présences, flux…), quand elles constituent ;

  • une réhabilitation du sur-mesure (notamment à la main de PME) face à l’industrialisation, dans un deal de recherche d’intérêt commun,

  • une volonté de répondre aux demandes individuelles (B to B to C) du bénéficiaire final, quitte à s’écarter de la conformité,

  • la prise en compte des usages réels des espaces par l’exercice d’un jugement autonome des œuvrants pour faire « au mieux ce qui est le plus utile »,

  • l’intégration des services dans une logique d’engagement de garantie de fonctionnalité, à condition de s’entendre régulièrement sur la qualité et sur ce que « travail bien fait » veut dire.

  • Une intégration des services propice aux mutualisations, à des emplois pleins et à des parcours plus riches…

Conclusion

Si « hybride » veut dire variable, adaptable, à l’usage, des services pensés comme singuliers, voire personnalisés, cela implique des investissements, notamment sur les compétences. C’est aux antipodes des formats contractuels actuels qui sont construits pour enfermer le prestataire dans la contrainte de réduction des dépenses et le court terme. Si le travail hybride veut dire des services flexibles, variables, de plus haut niveau relationnel et plus pertinent, cela veut dire une symétrie des attentions, une promotion des œuvrants des services…, plus de compétences, plus d’autonomie, plus de polyvalence et demain sans doute, de meilleures rémunérations…

Avant même la crise pandémique, la notion de « services à l’usage » était émergente. Elle était déjà la marque d’une compréhension croissante de la nature et des enjeux proprement serviciels… des services aux environnements de travail. Le succès de la notion de travail hybride répond également à l’attente d’un renouvellement des offres au profit d’innovations permettant une réelle productivité ; plus de valeur produite par le travail serviciel, au-delà de la réduction des coûts.

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.