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Patrick Galan, propos recueillis par Jean-Raymond Masson

Il y a maintenant plusieurs années que la Finlande montre les vertus de son système d’éducation et de formation avec des résultats conséquents qu’attestent les enquêtes PISA, PIAAC et autres. Ces performances témoignent en particulier d’approches novatrices dans le domaine de la formation professionnelle. C’est ainsi, grâce à des réformes engagées depuis les années 1970 – 80 que la voie professionnelle a été constamment valorisée en étroite relation avec les réformes de l’enseignement secondaire supérieur (lycées). L’orientation vers cette voie est un choix positif qui n’intervient qu’après une année commune avec la filière générale et qui donne ultérieurement accès à l’enseignement supérieur. De bons exemples pour la réforme à venir du lycée professionnel en France.

Plus récemment, la réforme de 2018 a unifié formation initiale et formation continue dans une approche commune (voir dans Metis « Formation professionnelle en Finlande : une toute nouvelle réforme », novembre 2019). Puis en 2021, une plus grande autonomie a été donnée aux opérateurs de formation, notamment en ce qui concerne la durée des périodes en entreprise qui était jusque-là fixée à 20 semaines par an durant les 3 années de formation, tout en maintenant la priorité donnée à la formation en situation de travail. Ces résultats suscitent de plus en plus la curiosité, les délégations européennes y compris les ministres se succèdent à Helsinki et le ministère finlandais de l’Éducation a mis en place un système payant de visites d’études « à la carte ». C’est une de ces visites qu’a entreprise en octobre 2022 une délégation de l’Académie de Bordeaux conduite par Jean Pierre Meau, inspecteur de l’éducation nationale ; elle avait été préparée en étroite liaison avec le ministère finlandais par Patrick Galan, formateur académique au sein de l’Académie. Ce dernier a accepté une demande d’interview de la part de Metis.

Quels étaient vos objectifs quant à cette visite d’études ? comment vous êtes-vous dirigés vers le Campus de Varia Vantaa pour traiter ces sujets ? pourquoi avez-vous fait le choix d’un établissement finlandais ?

Dans le cadre de la formation des personnels enseignants des filières professionnelles, l’Académie de Bordeaux développe depuis plusieurs années un modèle de formation spécifique basé sur une approche inductive de l’apprentissage, s’appuyant en particulier sur les travaux de David Kolb (1983). Dans cette approche, le savoir provient de l’expérience vécue, des obstacles, des tentatives, des choix opérés ; l’enseignant interagit avec les élèves pour tirer des conclusions, c’est-à-dire des enseignements ; l’élève devient très vite un acteur. Cette approche nous semble décisive actuellement, surtout face à une génération Z (comme Zapping) qui les rive aux écrans ; les élèves ont besoin de bouger ; l’approche inductive contribue grandement à relever ces défis. Aujourd’hui nous devons réinventer nos pratiques, celles du cours « classique » où le savoir précède le savoir-faire. Le modèle inductif souligne l’importance des interactions sociales dans la construction des savoirs. Dans une formation professionnelle, c’est la culture du métier que l’on exploite, en prenant appui autant sur son histoire que sur son devenir. Or nous retrouvons dans différents témoignages internationaux des conceptions centrées sur cette approche. Elles font écho au dispositif que nous proposons auprès de nos enseignants novices au sein de l’institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE) d’Aquitaine. Nous déployons une offre qui peu ou prou est dans la même lignée. Cette lecture internationale viendra conforter notre grille de lecture.

C’est ainsi que nous nous sommes intéressés depuis quelques années au « modèle finlandais », grâce aux échanges développés dans le cadre du programme Erasmus-pro, mais aussi suite à un séminaire organisé en 2020 par le CNESCO (Centre national d’études des systèmes scolaires) sur la formation continue et le développement professionnel des personnels d’éducation où intervenait Hannele Niemi de l’Université d’Helsinki et où il nous est apparu que l’expérience finlandaise avait produit des résultats qui méritaient d’être étudiés de plus près. En particulier, la question de l’apprentissage à distance avait été abordée au moment de la pandémie et de la façon de bien utiliser les outils numériques dans ce contexte. C’est à la suite de cette rencontre que nous avons défini un programme centré sur « l’approche expérientielle » dans l’apprentissage professionnel — ainsi que sur les usages du numérique et les aménagements flexibles. Nous avons alors contacté le ministère finlandais, lequel nous a proposé une visite d’études au sein du campus de Vantaa Varia.

Pouvez-vous décrire brièvement ce Campus : s’agit-il seulement d’un établissement de formation ? à quels publics s’adresse-t-il ? à quels niveaux et dans quels domaines ou spécialités ? les modalités de formation sont-elles des modalités de type apprentissage et quelles relations sont-elles établies avec les entreprises ?

Le campus de Varia Vanta repose sur une conception qui s’apparente au schéma de nos Campus des Métiers. Au cœur de ce campus figure l’Institut professionnel Varia (tel que l’indiquent les documents de présentation) qui est une sorte de lycée professionnel auquel on aurait ajouté des sections de techniciens supérieurs et même la préparation à des licences professionnelles. Il accueille environ 3500 personnes, des lycéens après les neuf années d’éducation obligatoire, des stagiaires ou adultes en formation continue, des apprentis… Les formations offertes sont adossées à une quarantaine de qualifications couvrant une grande variété de domaines industriels et de services, y compris les services à la personne, mais aussi le secteur de l’éducation et l’orientation (on y trouve en particulier une formation des conseillers de formation en milieu de travail). Les niveaux vont, en référence au CEC (cadre européen des certifications), du niveau 3 (équivalent au CAP), au niveau 5 (BTS) voire 6 (licence).

Les parcours de formation tiennent le plus grand compte de l’expérience et des souhaits de chacun et comportent des opérations de validation des acquis ; ils s’organisent ainsi selon des modalités variées et des durées variables ; en règle générale, trois jours par semaine sont dédiés à la formation professionnelle et deux à l’enseignement général. Mais ce découpage reste approximatif, l’organisation étant très flexible. Par ailleurs, la mixité des publics, notamment entre jeunes en formation initiale et adultes en formation continue est la règle. En outre toutes les formations sont également offertes aux jeunes en situation d’apprentissage.

Les formations sont dispensées dans plusieurs sites dont l’un est consacré à l’industrie aéronautique et constitue une antenne finlandaise de la fondation néerlandaise EAMTC (European Aviation Maintenance Training Committee) où l’on forme aux carrières de l’avionique.

Non loin de l’institut professionnel Varia figurent un lycée général, de musique et de danse où l’on trouve plus de 1 000 élèves, ainsi que l’Université des sciences appliquées Metropolia qui accueille 4 000 étudiants et assure les filières d’enseignement technique et commercial.

En outre, notamment suite à la pandémie et au besoin de travailler à distance, l’institut s’est doté récemment d’une panoplie d’outils numériques appelés à répondre à ce besoin et qui, au-delà, ont permis de développer et d’enrichir les interactions ; un exemple est donné avec la pratique des feedbacks que peut exprimer un enseignant ou tout autre intervenant auprès des élèves à tout moment après les échanges lors de la classe.

Vous décrivez dans votre rapport de mission une « forme d’alternance interne inspirante » ; vous dites également que « le cours n’existe pas » ; vous évoquez des enseignements en co-intervention ? pouvez-vous préciser ces expressions ?

Le cours, au sens traditionnel que nous connaissons en France, n’existe pas. La formation s’appuie sur des activités proposées aux apprenants jeunes ou adultes, reposant sur des problématiques industrielles authentiques en lien avec des réalités de terrain proches de celles observées en entreprise.

Par ailleurs, la mixité entre les publics jeunes et adultes est la règle. Dans le cadre de cette pédagogie active, l’alternance consiste dans la diversité des modalités y compris les usages numériques et la capacité à ne rien tenir pour acquis, c’est-à-dire à accepter qu’il soit possible de faire autrement. L’apprenant doit non seulement expliquer ce qu’il vient de faire et pourquoi il vient de faire ainsi et pas autrement. Ainsi ce sont les apprenants qui parlent le plus, l’enseignant se contente de poser des situations, de proposer des problématiques. En revanche, il existe des temps de régulation et bien sûr, d’autres sur une conception plus classique de l’enseignement. La régulation, c’est là qu’intervient l’apport de savoir, ce qu’il manque ou ce qu’il reste à connaître. C’est cette totalité que nous qualifions « d’alternance interne inspirante ».

La régulation c’est corriger un geste professionnel. Un apprenant peut filmer son travail, déposer sa vidéo, et à distance, l’enseignant pourra commenter, réguler, porter un regard. Les situations classes observées, accordent de la place aux hypothèses, à la discussion sur les solutions possibles, tout en sachant que dans le groupe, les individus ont nécessairement un certain bagage, un vécu professionnel qu’ils vont pouvoir mobiliser. La mise en problématique débute ici, ensuite l’enseignant fera le choix d’aller soit vers une logique déductive (l’enseignant montre, les élèves reproduisent les gestes) soit une logique inductive (les apprenants essayent, ensuite l’enseignant corrige). Comme nous avons pu l’observer durant une séance de logistique, huit apprenants étaient dans une logique déductive et neuf dans une logique inductive.

C’est aussi pourquoi la co-intervention est fréquente. Les équipes disposent d’une relative liberté pour décider quand et comment il semble plus judicieux d’être à deux, peut-être à trois pour organiser la séance. De plus, elle dépasse le registre des enseignants, vu qu’un tiers extérieur, par exemple un universitaire, un salarié, un patron peut tout aussi bien compléter l’attelage du jour, en particulier des intervenants des entreprises où les jeunes (ou adultes) sont accueillis dans le cadre des périodes en entreprise.

Malheureusement, par manque de temps, nous n’avons pas pu observer l’articulation entre le centre et l’entreprise. Il reste que nous avons constaté que l’institut était très bien doté d’équipements industriels de dernière génération. À noter qu’il a reçu en 2022 un avion des forces de défense à des fins éducatives.

Vous insistez sur l’approche bienveillante à l’œuvre dans cette pédagogie de l’alternance, pouvez vous préciser ce que recouvre cette approche ?

Nous abordons ici un fait social et culturel propre à la Finlande. Nous avons remarqué que personne ne juge personne, tout le monde écoute tout le monde. Ce n’est pas l’image que l’on renvoie, mais bien plus le message porté qui fonde cette culture. Notre modèle français repose sur un lointain schéma, aux accents punitifs. Jadis nous avions le surveillant général, le censeur, quant à la mission d’inspecteur, elle a bien évolué. Intrinsèquement, le souci du contrôle est prégnant, la bienveillance n’a pas toujours bonne presse, comme en témoignent les travaux de Mael Virat (Mael Virat : Extrait compte rendu de thèse)  sur la dimension affective dans les relations pédagogiques.

À Vantaa, nous avons pu mesurer à quel point le souci du confort et du bien-être est présent et il faut bien le dire, le plaisir d’apprendre est sous-jacent. La compétition n’existe pas, chacun suit son parcours. Le comportement d’une enseignante lors d’un service de restauration restera une magistrale démonstration de bienveillance : systématiquement, avant de guider, conseiller, « tuyauter » l’apprenant, la prise de contact débute par un sourire, l’écoute de l’autre avant d’imposer sa parole. Idem avec un enseignant des métiers du transport, qui observe, écoute avant de parler sans oublier un feedback court et positif. Ici, l’interaction n’est pas un vain mot, elle se vit, parce que vivante et ouverte.

Vous vantez également une « approche flexible » qui dépasse votre conception initiale et qui concerne tous les échelons des moyens de formation, durée des périodes en entreprise, des heures de formation, sur les contenus, la mixité des âges et des publics… ; pouvez-vous donner quelques exemples ?

Effectivement, la flexibilité que nous avons découverte dépasse celle des espaces classes, elle est systématique. Citons un exemple de flexibilité didactique observée lors d’une situation d’apprentissage dans les métiers du transport. Lors de cette séance dédiée à l’amarrage d’un chargement, parmi plusieurs cas de figure traités par le groupe, l’un est particulièrement réussi par un jeune. L’enseignant repère cette réussite, la valorise à la fois collectivement (auprès du groupe) puis individuellement ; après quoi il demande à ce stagiaire de se comporter en tuteur d’un adulte (issu de l’immigration) en difficulté avec les sangles et la quête des points d’ancrage. Pour ce jeune, cela l’oblige non seulement à déployer un argumentaire en anglais, tout en développant des compétences qu’initialement l’enseignant n’avait pas prévues. C’est durant le feedback en fin de séance que les compétences interculturelles seront ainsi valorisées.

Enfin comment voyez-vous les prolongements possibles de cette visite ?

Pour l’instant, nous envisageons de poursuivre la coopération avec la Finlande au niveau de la formation des enseignants formateurs. Nous souhaitons développer des échanges, apprendre à mieux nous connaître, confronter des pratiques et ensuite, mettre en œuvre des mobilités ; six établissements aquitains sont dans cette approche.

Plus précisément, la piste que nous entendons développer c’est la promotion de la didactique professionnelle, telle qu’elle a été pensée par John Dewey, puis approfondie en 1983 par David Kolb, avant les enrichissements apportés par Pierre Pastré au début des années 2000 grâce à des supports idoines. Concrètement, le modèle finlandais nous dit en quoi nous aurions intérêt à accorder plus de place aux interactions, attendre que l’élève ou l’apprenti engage son activité et soit prêt à élaborer à partir de sa pratique, avant d’engager avec lui un dialogue sur les compétences. C’est ainsi qu’au sein de l’académie de Bordeaux, pour la filière STI (Sciences et techniques industrielles), nous allons engager une vaste campagne de formation pour « faire parler les compétences ».

Plus généralement, l’expérience finlandaise nous a appris que la réussite des élèves de la formation professionnelle suppose le déploiement de tout un éventail d’organisations, de pratiques, de nouvelles façons d’exploiter ce capital vécu en entreprise. Par exemple, une grande importance est donnée au temps de retour en centre après une période en entreprise ; la transition école/entreprise est intégrée au processus de formation ; la personne passe par un sas où avec les formateurs, elle analyse et évalue son « vécu » en entreprise et en tire des conséquences pour ajuster son parcours de formation.

Pour en savoir plus

Le témoignage d’une formation pour adulte

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.