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– Article paru le 26 décembre 2019 –

La question des retraites est de celles qui s’inscrivent dans la longue durée de la démographie. Une réforme qui se veut juste doit prendre en compte les comportements de différentes générations qui s’étalent sur près d’un demi-siècle. Peut-on appliquer une réforme unique à toutes les générations, au privé comme au public ?

Cet article que nous reprenons aujourd’hui concernait la fameuse « retraite par points » prévue lors de la réforme envisagée en 2019 puis abandonnée.

Justice et générations

Les comportements des différentes générations dépendent pour une part d’un facteur a priori extérieur au domaine des retraites, celui de la scolarité. Celle-ci commande, en effet, l’âge d’entrée dans la vie active, et donc à la fois, celui du premier salaire comme la durée d’activité au moment du départ en retraite. Vouloir appliquer une réforme unique pour toutes ces générations est plus un non-sens qu’une gageure. Elles ont en effet connu des trajectoires et des conditions d’emploi très différentes qui les rendent sensibles à certains paramètres que d’autres générations tiendront pour secondaires et réciproquement. Une réforme « juste » serait une réforme qui traiterait les spécificités de chacune de ces générations et tiendrait compte des différences d’impact qui résultent du mode de calcul des pensions entre le privé et le public.

On peut distinguer quatre générations successives, de la plus ancienne, aujourd’hui retraitée, à la plus jeune qui entre ou entrera prochainement dans la vie active. La première est celle des retraités. Ceux-ci ont deux priorités : la défense du pouvoir d’achat de leur(s) pension (s), donc de son mode d’indexation, et le devenir des pensions de réversion. Pour les retraités, le gouvernement a prévu le maintien du système actuel de calcul de la réversion.

La génération de la fin du baby-boom, qui sera retraitée d’ici 2025, et celle qui la suit, née avant 1975, se caractérisent par une entrée précoce dans la vie active : en 1973, on comptait encore près des trois quarts des sortants du système éducatif sans diplôme, ou au mieux le BEP, encore les deux tiers en 1980 et un peu plus de la moitié en 1990. Ceux-ci ont commencé à travailler à dix huit ans, voire avant pour certains, ou juste après le service militaire. Cette génération est normalement la dernière à rester dans le système actuel. Beaucoup de salariés du privé ont connu de multiples plans de restructuration et des périodes de chômage, et ils sont susceptibles de bénéficier de mesures prises en faveur des carrières longues pour les personnes ayant commencé à travailler avant 20 ans. Il est donc important de rassurer ces générations sur le maintien, pour elles, du système actuel.

Les générations nées après 1975, qui ont bénéficié de la généralisation du secondaire et de l’objectif d’accès au bac pour 80 % d’une génération, sont entrées en majorité plus tard dans la vie active. Leur inquiétude, pour une majorité d’entre elles, vient de la difficulté qu’elles auront, suite à la réforme Touraine (1), à obtenir la totalité des annuités nécessaires, à savoir 43 annuités en 2035, à l’âge légal de départ de 62 ans. Elles peuvent donc regarder d’un œil différent le remplacement d’un système d’annuités par un système par points dès lors que l’âge de 62 ans est maintenu. Elles auront réalisé une partie de leur vie professionnelle sous le régime d’annuités et l’autre partie sous celui par points. Plutôt que de convertir la première partie en points, il serait plus juste de considérer d’opter pour une retraite en deux parties en calculant la partie annuités comme aujourd’hui on le fait pour les poly-pensionnés. Pour ceux qui continuent d’entrer sur le marché du travail avant vingt ans, le report de la retraite pleine à 64 ans constitue une profonde injustice et une remise en cause des mesures prises en leur faveur par les précédents gouvernements. Pour ces générations, le vrai sujet de la réforme est donc bien celui de l’introduction d’un âge pivot, cher à Jean Paul Delevoye, qui ne peut être compris que comme une façon de contourner l’engagement du candidat Macron de ne pas modifier l’âge de départ à la retraite, et donc, une nouvelle fois, comme la trahison d’une promesse de campagne. Son abandon est donc une juste exigence.

Justice et différences privé/public

Une réforme juste se doit aussi de tenir compte d’un impact différent du changement du mode de calcul des pensions entre le privé et le public. Pour les salariés du privé, la grande masse des salariés (environ quatre fois plus que l’ensemble du secteur public), l’impact du passage des 25 meilleures années à une carrière entière est limité par le fait que ce changement ne concerne que la retraite de base puisque les régimes complémentaires sont déjà des régimes par points. Pour les salariés du public (fonctionnaires d’Etat, hospitaliers et territoriaux et salariés des entreprises publiques), l’impact est beaucoup plus important puisque la retraite est unique et qu’on passe d’un calcul sur le traitement des six derniers mois à la totalité des salaires d’une carrière complète, ce qui équivaut à prendre pour base de calcul le salaire moyen de la carrière. L’intégration des primes et des heures supplémentaires est susceptible de réduire légèrement cet impact. Toutefois, celles-ci ne concernent qu’une partie des fonctionnaires, et comme elles seront soumises à cotisation retraite, leur intégration entraînera une diminution du salaire comprise entre 0 % pour les enseignants du primaire et 4 % ou plus pour les cadres dirigeants. Le système par points pénalisera d’autant plus les fonctionnaires que leur rémunération suit une grille purement ascendante. Les enseignants du primaire et du secondaire, les infirmiers(ères) et aides-soignantes sont à cet égard en première ligne. Ils ne sont pas seuls, mais constituent les cohortes les plus nombreuses. Le passage à un système par points oblige à une révision complète de la politique salariale de l’Etat et pas seulement à quelques compensations en début de carrière.

Dans le cas des régimes spéciaux (2), le changement dans le mode de calcul de la retraite (aujourd’hui sur les six derniers mois) se double d’une remise en cause de la possibilité d’un départ précoce, bien avant 60 ans : début 2019, l’âge d’ouverture des droits était de 50 ans et 8 mois pour les agents de conduite de la SNCF et les agents B de la RATP, de 55 ans et 8 mois pour les autres agents et de 60 ans et 8 mois pour ceux qui ne bénéficient pas des mesures d’abaissement de l’âge d’ouverture des droits. Pour les deux premières catégories, l’âge effectif de départ en retraite tourne toutefois autour de 56 ans (3). Cette disposition fait partie intégrante du statut et donc de l’identité professionnelle des personnels des entreprises publiques. Dès lors, comment ne pas y voir, au-delà du seul débat sur les retraites, la volonté du gouvernement d’accélérer un basculement général des recrutements sous statut privé, déjà bien engagé chez les conducteurs des autobus parisiens. Si tel est l’objectif, à quoi bon provoquer les agents de ces secteurs en décidant une fin anticipée de leur régime de retraite au lieu de se contenter de leur mise en extinction ?

La clause du grand-père

La clause dite du « grand-père », autrement dit le basculement dans le nouveau régime pour les seuls nouveaux entrants, apparaissait d’autant plus acquise pour les cheminots après la réforme de la SNCF que celle-ci avait acté la fin du statut et donc la mise en place de l’extinction progressive de leur régime spécial de retraite. L’annonce d’une remise en cause anticipée de ce régime ne pouvait être vécue par les cheminots que comme un acharnement contre eux et faire tache d’huile à la RATP. Pour l’Etat, il s’agit avant tout d’hâter les économies budgétaires attendues de la fin des régimes spéciaux qui représentent aujourd’hui un coût de 8 Mds €. Mais comme avec la mesure d’âge, le gouvernement a choisi de mêler mesures budgétaires et réforme systémique.

La création d’un système universel, sous couvert d’un principe de justice entre privé et public, apparaît ainsi, avant tout, comme une remise en cause du mode de calcul des pensions du secteur public, et pas seulement des régimes spéciaux, avec l’abandon du calcul sur le traitement des six derniers mois. L’attitude des différentes organisations syndicales ne fait que refléter ces différences. En particulier, il n’est pas étonnant que la CGT, FO, Sud et la FSU, dont l’implantation principale est dans le secteur public, soient vent debout contre la réforme et en demande le retrait, quand la CFDT, qui milite depuis dix ans pour un régime par points et qui est davantage implantée dans le privé, se focalise sur la mesure d’âge.

Où sont les vraies économies ?

Une réforme juste est enfin, une réforme qui se traite de façon transparente de son incidence sur les transferts qui se produiront entre les différents régimes. Le débat sur le financement à l’horizon 2027, qui concerne d’abord le régime actuel, puisque le régime futur ne sera pas actif à cette date, fait écran de fumée. Or, si le gouvernement attend des économies de la fin des régimes spéciaux, il en attend infiniment plus de la fin de celui des fonctionnaires, dont personne ne parle. Le rapport Delevoye est pourtant clair : « s’agissant des fonctionnaires de l’Etat et des militaires, l’intégration financière conduira à mettre fin au compte d’affectation spéciale (CAS) “Pensions” (souligné dans le rapport) prévu au sein des comptes de l’Etat et à transférer à la branche retraite la charge du versement de leurs retraites » (p.102). La charge des retraites des fonctionnaires pour le budget de l’Etat est chiffrée dans la loi de finances pour 2020 à 40,8 Mds €, soit un taux employeur implicite de 74,3 %. Sur la base du taux prévu pour les employeurs de 16,87 % jusqu’à 3 plafonds de sécurité sociale (soit 10 000 € mensuel) et 1,69 % au-delà, le coût budgétaire serait ramené à environ 9 Md€. Si on tient compte du surcoût induit par l’intégration des primes et heures supplémentaires dans l’assiette des cotisations retraite, on peut estimer l’économie pour le budget de l’Etat à environ 30 Md€, soit un peu plus de 1 % du PIB. Un vrai pactole ! Pour financer les pensions des retraités actuels, le rapport Delevoye prévoit qu’une « transition spécifique devra être négociée d’une durée de l’ordre de 15 ans » (p.35), sans en dire plus. L’enjeu est de taille, autrement plus important que l’équilibre à long terme des retraites. Il serait anormal que ce soient les salariés du privé, en utilisant notamment les réserves des régimes complémentaires, qui viennent se substituer à l’Etat.

A propos des prévisions du COR

Le Conseil d’orientation des retraites a publié en novembre dernier une nouvelle prévision des régimes de retraite à l’horizon 2030 dont les conclusions servent au gouvernement de justificatif de l’introduction d’un âge pivot. Il convient de noter, cependant, que cette proposition avait été avancée par Jean Paul Delevoye avant même la nouvelle prévision du COR. L’utilisation du rapport du COR apparaît donc comme une justification a posteriori. Cette prévision concerne uniquement les régimes actuels de retraite et n’anticipe pas sur la mise en place d’un régime universel. Son principal défaut réside dans deux hypothèses, l’une discutable, l’autre imaginaire.

La première, discutable, concerne l’espérance de vie. Le COR retient l’hypothèse de gains d’espérance de vie à 60 ans de 2 ans pour les hommes et de 1,4 an pour les femmes qui correspond au scénario central des projections démographiques de l’INSEE. Toutefois, le COR note que le rythme de ces gains s’est ralenti ces dernières années, ce qui aurait dû plaider pour une révision des hypothèses de l’INSEE, ce qui n’est pas le cas. Dans un article publié dans Le Monde du 20 décembre, Hervé Bras, chercheur émérite à l’INED, souligne que ce ralentissement a été particulièrement sensible : entre 2011 et 2018, les gains à 65 ans n’ont plus été que de 0,3 mois pour les femmes contre 1,5 entre 1994 et 2011 et de 0,8 mois pour les hommes contre 2,3 auparavant. Si cette tendance se poursuit, il estime que les dépenses pourraient avoir été surestimées d’environ de 5 Mds € en 2025 et de 10 Mds € en 2030 quand le COR affiche pour le régime général (donc secteur privé) un déficit à l’horizon 2030 compris entre 7,5 Mds € et 11 Mds €. En 2025, il serait seulement de 6 Mds €.

La seconde hypothèse est, elle, imaginaire. Elle ne correspond ni à la situation actuelle ni à logique du futur régime où le régime des fonctionnaires disparaît. Le COR parle d’ailleurs de « convention » plutôt que d’hypothèse. Cette convention consiste à normer l’effort de l’Etat au financement des pensions civiles et militaires des fonctionnaires, en supposant soit un effort constant en pourcentage du PIB soit un taux fictif de cotisation de l’Etat employeur constant. Or, comme le souligne lui-même le COR, le régime des fonctionnaires n’est pas géré par une caisse autonome. Contrairement à ce qu’écrit le rapport, l’équilibre financier n’est pas non plus assuré par une contribution. Les pensions civiles et militaires constituent une dépense inscrite au budget de l’Etat au même titre que les traitements des fonctionnaires et les cotisations de ces mêmes fonctionnaires une recette de ce budget. Dépenses et recettes sont cependant regroupées au sein d’un compte d’affectation spécial (CAS) et la différence permet de calculer un taux fictif de cotisation de l’Etat employeur qui varie d’une année sur l’autre avec l’évolution des recettes de cotisation et celle des dépenses de pension. Tant que le futur régime par points ne sera pas institué, l’Etat n’a aucun moyen de réduire son effort de financement des pensions. Les conventions retenues, donc les soldes projetés des pensions des fonctionnaires (excédentaire de 3 à 4 Mds € dans un cas, déficitaire de près de 7 Mds € dans l’autre), sont donc purement imaginaires sans application concrète possible.

La création d’un âge pivot n’a donc pas pour objet d’équilibrer les régimes de retraite à l’horizon 2025 ou 2027, mais bien d’anticiper un désengagement de l’Etat inscrit en filigrane dans le rapport Delevoye lors de l’intégration des fonctionnaires (en cotisations et prestations) dans le régime par points avec la suppression du CAS. A côté des cotisations que devra verser l’Etat au régime universel, l’Etat devra s’acquitter d’une contribution pour financer les personnels en mis en retraite avant la mise en place du régime. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’Etat pourra moduler son effort financier… et se désengager progressivement.

Emmanuel Macron aura finalement été victime de ses slogans de campagne. Proclamer la fin de la taxe d’habitation, cela ne pouvait que réjouir les citoyens pour qui cet impôt est à la fois injuste et arbitraire (puisque différent d’une commune à l’autre), mais la réaliser est un exercice autrement plus compliqué. Proclamer la fin des « 42 régimes de retraite » au profit d’un régime universel venait flatter le sens de l’égalité des Français, mais la réalisation de cette promesse de campagne supposait de s’intéresser moins aux régimes eux-mêmes qu’aux Français dans leur diversité d’âge, de scolarité, de statut et de métiers. Dans les deux cas, le président et son gouvernement auront fait preuve d’une totale impréparation et d’un grand mépris du vécu et du ressenti de nos concitoyens. Le mouvement des gilets jaunes avait exprimé l’an dernier avec force une demande de reconnaissance et de dignité. C’est cette même exigence qui est aujourd’hui au cœur du mouvement social contre la réforme des retraites.

Pour en savoir plus :

– André Gauron, « La réforme des retraites : la revanche de Beveridge sur Bismark« , Metis, 26.01.2018

– André Gauron, « Retraites : questions pour une réforme« , Metis, 18.02.2019

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