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Le développement du bilinguisme, et donc de l’apprentissage de la langue allemande, et possiblement des dialectes alsaciens, est l’une des missions dont est chargée la nouvelle collectivité européenne d’Alsace. Andrée Muchenbach-Keller qui a été Présidente du Parti alsacien Unser Land de 2011 à 2019, en attend beaucoup.

À travers la création au 1er janvier 2021 de la Collectivité européenne d’Alsace, un début d’existence et d’autonomie institutionnelle est rendu à notre région historique. Pour autant elle ne bénéficie pas du statut particulier prévu par la Constitution, accordé à la Corse, au Grand Paris et au Grand Lyon, sans parler des DOM-TOM. Elle n’obtient pas davantage son billet de sortie du Grand Est, pourtant réclamé par les Alsaciens depuis la lamentable réforme territoriale imposée par le gouvernement Valls-Hollande en 2015. L’Alsace reste dans le giron de la méga-structure honnie, au titre d’un grand département, issu de la fusion du Bas-Rhin et du Haut-Rhin.

Néanmoins le qualificatif d’européenne qui lui est attribué, malgré les réserves du Conseil d’Etat, confirme une vocation spécifique de l’Alsace, liée à sa géographie, à son histoire, à sa double culture et illustrée par la présence des institutions européennes à Strasbourg.

Ainsi la CeA se voit reconnaître une responsabilité particulière dans le domaine du bilinguisme français/allemand et de la culture régionale. Ce début de compétence est primordial, car c’est notre spécificité culturelle et notre langue qui font la singularité de l’Alsace et donnent tout son sens et ses potentialités à cette nouvelle collectivité. Certes l’ambition dans ce domaine aurait été plus clairement affichée si l’on avait osé l’appellation Collectivité Bilingue d’Alsace. Mais c’était sans doute trop demander…

Une loi généreuse

Force est de reconnaître que l’esprit de la loi, tel qu’il ressort de l’exposé des motifs, ouvre le champ des possibles :

« La Collectivité européenne d’Alsace s’investira dans le renforcement de la politique du bilinguisme […]. L’Etat (ministère de l’Education nationale), qui assumera la responsabilité [des] recrutements supplémentaires, lèvera les freins actuellement constatés en la matière… ».

Les pistes sont ainsi tracées dans le texte de la loi promulguée le 2 août 2019. Le nouvel article L. 3431-4 du code général des collectivités territoriales stipule :

  • « La Collectivité européenne d’Alsace peut proposer sur son territoire, tout au long de la scolarité, un enseignement facultatif de langue et culture régionales […], en complément des heures d’enseignement dispensées par le ministère de l’Education Nationale. 
  • « La Collectivité européenne d’Alsace peut recruter par contrat des intervenants bilingues pour assurer cet enseignement.
  • « La collectivité européenne d’Alsace crée un comité stratégique de l’enseignement de la langue allemande en Alsace, dans sa forme standard et ses variantes dialectales, qui réunit le Rectorat et les collectivités territoriales concernées et dont les missions principales sont de définir une stratégie de promotion de l’allemand dans sa forme standard et ses variantes dialectales, d’évaluer son enseignement et de favoriser l’interaction avec les politiques publiques culturelles et relatives à la jeunesse. »

Ce qui ressort d’emblée, c’est le rôle actif accordé à la CeA. À travers elle l’Alsace ne dépendra plus du rectorat de Strasbourg, qui dépend en réalité de celui de Nancy-Metz (Grand Est), qui lui-même dépend du ministère parisien. La Collectivité devient chef de file dans l’Académie de Strasbourg afin qu’elle impulse une véritable stratégie pour l’enseignement de l’allemand.

Le cadre légal est ouvert. Il doit être exploité au maximum. Certes l’enseignement de langue et culture régionales (LCR) est « facultatif » et « en complément des heures d’enseignement » officiel : à la CeA de le rendre attractif et incontournable, par la formation et le recrutement d’enseignants germanophones qualifiés et l’élaboration d’un programme performant, qui manque cruellement aujourd’hui.

Pour exploiter tous les possibles contenus dans cette loi, il faut un projet ambitieux et partagé. Ainsi la composition du « comité stratégique de l’enseignement de la langue allemande en Alsace  » sera un test. La CeA ne doit pas le réduire à un petit cercle de notables. Au contraire, ce comité doit être ouvert à la société civile et aux acteurs économiques, entre autres aux associations qui ont porté le « désir d’Alsace ». En effet, c’est surtout leur mobilisation qui est à l’origine de la création de la CeA.

Aux élus de tirer les leçons de l’échec du référendum de 2013 sur le Conseil unique d’Alsace, en organisant une campagne d’information démocratique. Il est essentiel de faire partager les enjeux à la population et de réconcilier les électeurs avec leurs institutions représentatives.

L’Alsace Bilingue, une évidence pour tout le monde

Cet objectif se traduira explicitement au niveau du budget par une ligne spécifique : des moyens et du personnel. Comme pour tout projet sérieux, s’imposent un calendrier, une feuille de route, des bilans d’étape chiffrés, des audits.

Pour atteindre cet objectif, la généralisation de l’accès à l’enseignement bilingue ne peut plus être différée. Nos enfants doivent tous avoir la possibilité de devenir réellement bilingues, selon la définition suivante : est bilingue toute personne capable de s’exprimer dans deux langues (au moins) dans toutes les situations normales de la vie.

Une compétence équilibrée entre les deux langues, allemande et française, ne sera acquise qu’avec le développement d’un enseignement immersif dans la langue faible, comme dans les écoles, collèges et lycées Diwan en Bretagne et Ikastolak au Pays Basque, et comme le propose ABCM Zweispachigkeit dans ses 13 écoles depuis 2018.

L’immersion est le meilleur moyen de parvenir au bilinguisme. La meilleure preuve en est apportée par la Francophonie elle-même, qui impose l’immersion comme pédagogie aux écoles du monde entier en échange de son label et de ses subventions. C’est d’ailleurs grâce à l’immersion que, nous, les Alsaciens germanophones, avons appris naturellement le français ! Nous avons la chance d’être bilingues, de participer de deux cultures et de nous sentir profondément rhénans et Européens, tout en restant de bons Français…

La mise en œuvre d’une pédagogie adaptée à notre situation et à cet objectif de bilinguisme généralisé devrait conduire logiquement à la création par la CeA d’une autorité administrative dédiée. Dans un premier temps il conviendra de réorienter les missions de l’Office de la Langue d’Alsace (OLCA) vers des objectifs moins folkloriques et réellement ambitieux de formation d’enseignants et de promotion du bilinguisme.

Des modèles européens stimulants

A cet égard, l’exemple du Südtirol, province autonome germanophone du nord de l’Italie, est intéressant. L’administration scolaire y est divisée en 3 entités : chacun des 3 groupes linguistiques (italien, allemand et ladin) dispose de sa propre administration et de ses propres écoles, qui sont bien évidemment en lien étroit. Résultat : bilinguisme voire trilinguisme et plurilinguisme aisés sont des réalités vivantes et tangibles ainsi que des atouts économiques de première importance.

Par ailleurs, la CeA peut faire pour la langue historique de l’Alsace ce que la Sarre met en œuvre pour le français à travers sa Stratégie France.

Ce petit Land d’un million d’habitants, réputé pauvre, voisin immédiat de la France qui l’a occupé après les deux guerres mondiales, s’est fixé en 2014 pour objectif de devenir bilingue en 30 ans. D’ici 2043, on parlera tout aussi bien français qu’allemand dans la Sarre, comme l’a proclamé l’ancienne ministre-présidente de la Sarre Annegret Kramp-Karrenbauer, à l’origine du projet :

« La génération née à partir de 2013 doit avoir toutes les possibilités à sa disposition, de façon à ce que la langue française, à côté de l’allemand, puisse se développer en tant que langue courante et langue d’études dans la Sarre. »

Le Land va jusqu’à faire de la maîtrise de la langue française un critère d’embauche dans ses administrations. Certains postes pourraient même être réservés à des employés français…

Le modèle qui correspondrait le mieux à l’Alsace serait celui de l’immersion luxembourgeoise : tous les enfants en maternelle apprennent en Letzeburgisch, passent au Hochdeutsch avec l’écriture et enchaînent avec le français à la fin du primaire. L’acquisition de l’anglais par la suite en fait naturellement des polyglottes jalousés.

Langue et histoire vont ensemble

L’enseignement de l’histoire doit intégrer une histoire objective de l’Alsace, même si elle est en contradiction avec le « roman national français ». Ainsi, le martyre spécifique de l’Alsace et de la Moselle pendant l’annexion nazie ne doit plus servir de prétexte pour occulter et gommer toutes les réalisations antérieures de la culture allemande, dont l’Alsace a toujours bénéficié et auxquelles elle a toujours contribué au sein de l’Oberrhein (durant le Moyen-Age et la Renaissance et dans la période du Reichsland).

Il faut mettre fin à la Verfälschung, la falsification de l’histoire alsacienne et faire sauter tous les verrous culturels mentaux. La CeA ne peut plus tolérer que l’histoire de l’Alsace soit déformée, comme dans la revue trimestrielle Les Saisons d’Alsace, dont certains titres confinent au déni (par exemple : « Nos ancêtres les Romains », 2019).

Un défi pour les élus

La mission des élus de cette nouvelle et potentiellement prometteuse collectivité peut être exaltante, à condition qu’ils se fixent des objectifs à la hauteur des enjeux, humains, culturels et économiques.

Pour l’instant le choix d’un logo commercial, un Bretzel, comme marqueur de la nouvelle collectivité sur les plaques d’immatriculation n’augure rien de bon. Il reste à souhaiter que la raison l’emporte et que les 80 conseillers de la nouvelle collectivité se montrent dignes de leurs prédécesseurs, les députés du Landtag Elsass-Lothringen unanimes face à l’empereur en 1912, et réintroduisent officiellement le drapeau historique Rot un Wiss. Ils nous rassureraient sur leur vision et leur courage politiques.

C’est sous cette bannière qu’ils mèneront le combat pour la langue. Car il leur revient d’agir pour faire réapparaître l’allemand dans l’espace public et dans les médias, de le porter haut en le parlant en public et en le rendant familier. Lorsqu’ils se seront départis du tic langagier qui consiste à réduire l’allemand à « la langue du voisin », pour le revendiquer comme un élément majeur du patrimoine alsacien et faire de sa sauvegarde et promotion une vraie priorité, ils rempliront leur mission.

Alors commenceront à disparaître les inhibitions et se formeront de nouvelles générations bilingues im Elsass. Es ist höchste Eisenbahn ! Il est grand temps !

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