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avec Denis Podalydes, Jonathan Cohen, Souheilla Yacoub, Xavier Beauvois et Stéphane Crépon

Physiquement et nerveusement épuisé par un tournage continuellement au bord du désastre, Simon, réalisateur et scénariste expérimenté, déclare que c’est son dernier film. Maintenant, il va prendre soin de lui et de sa famille. Marquez, son producteur exécutif, expert en acrobaties financières et bluffs en tout genre, ne le croit pas : « Le cinéma est une drogue dure », lui rappelle-t-il. Il aurait pu ajouter qu’au cinéma, contrairement à la vie réelle, il y a toujours la possibilité d’imaginer une fin heureuse, une happy end, un fougueux baiser.  

Making of, c’est trois films en un. Il y a l’histoire d’un conflit social, une grève longue avec occupation des lieux pour empêcher la délocalisation de l’usine dans un pays à l’est de l’Europe. Ce conflit « ayant réellement existé » a inspiré le scénario du film que Simon réalise. On n’en saura pas le titre, mais des scènes clés sont jouées et filmées et nous en sommes spectateurs en avant-première. Il y a l’histoire du tournage de ce film. Lorsqu’un producteur important se retire avec toutes les conséquences financières et sociales, le parallélisme des situations et des enjeux ajoute une dimension à ce qui aurait pu être un film de plus sur les aléas d’un tournage ou les tourments et hésitations d’un réalisateur. Sans prétendre que le cinéma est une industrie comme une autre, les objectifs financiers y pèsent tout aussi lourdement. Le tournage d’un film a lieu dans la vraie vie. Et puis il y a l’histoire de la réalisation du making of du film. Si « personne ne regarde les making of » comme le déclare Viviane, en charge de la production, et qu’en conséquence « on s’en fout », ce n’est pas le cas de Joseph qui le réalise et espère en faire sa carte de visite pour lancer sa carrière.

Dans la vraie vie, le conflit social s’est terminé sur un échec. Après plusieurs mois d’occupation, une large majorité de salariés a préféré partir avec la prime négociée à la hausse plutôt que reprendre l’usine sous forme de coopérative. C’est cette fin que Simon entend filmer, fidèle à l’histoire vraie et accusatrice des logiques capitalistes et de la recherche de rentabilité quel qu’en soit le coût social. Les producteurs sont peu sensibles à ce cinéma « social » et sont certains qu’une fin heureuse attirerait beaucoup plus de spectateurs. Ils ne cèdent rien, expliquant à Simon que la secrétaire qui a envie de se changer les idées en allant au cinéma n’en a rien à faire de « sa cathartique ». Elle veut se divertir. Simon ne cède rien non plus. L’accord est rompu et les efforts de Marquez, magnifiquement interprété par Xavier Beauvois, pour trouver d’autres financiers (mais en cherche-t-il vraiment ?) sont vains.

À partir de là Cédric Kahn met en scène les relations et les hiérarchies entre les différents métiers d’une équipe de tournage. Les accessoiristes, ceux qui sont en charge de la fausse pluie ou des vêtements, les équipes en charge de l’image, du son, les figurants, la cantinière, Viviane, la chargée de production et enfin Simon, le réalisateur. On comprend pourquoi les Américains traduisent « réalisateur » par director. Je n’oublie pas les actrices et acteurs, dont l’acteur principal, celui qui interprète l’ouvrier qui a mené et organisé l’occupation, et qui veut prendre toute la lumière, occuper l’écran de la première à la dernière image. Il a beau répéter que la grève c’est un collectif, il ne supporte pas que Nadia ait un rôle finalement plus sympathique et rassembleur que lui. Il aimerait bien lui aussi que le film se termine sur la victoire des ouvriers, sur sa victoire, celle d’un leader charismatique et admiré. Un des ouvriers-figurants, agacé par l’égotisme d’Alain alias Jim, interprété par Jonathan Cohen, lui fera remarquer qu’il n’a pas fait grève pour accompagner la naissance d’un nouveau patron.

Il y a enfin une troisième histoire, le making of confié à Joseph interprété par Stéphane Crépon, aspirant cinéaste, voisin de l’usine, idéaliste, les yeux grands ouverts sur ce qu’il découvre. Il veut centrer son film sur le rôle tout-puissant du réalisateur tel qu’il l’imagine, sur la solitude du créateur au-dessus de tout. En filmant Simon, il parle de lui. Cela ne l’empêche pas de tomber raide amoureux de l’actrice qui interprète le rôle de Nadia, interprétée par Souheilla Yacoub. Il lui propose sans attendre le rôle principal dans le film qu’un jour il espère réaliser, qu’il va réaliser, c’est sûr. Après que Nadia se soit sévèrement engueulée avec Alain et ait menacé de quitter le tournage, il l’invite chez lui. Elle y restera la nuit. On se dit que Joseph anticipe peut-être son futur comportement de cinéaste. Pendant ce temps Simon supplie Alice, son épouse, mère de ses enfants de ne pas le quitter, en prétendant, contre toute vraisemblance, que, non, son travail ne passe pas avant sa famille. Le réalisateur supplie, il ne peut pas faire abstraction de sa vie privée pendant le tournage. Tout est si compliqué.

Je ne veux pas révéler la fin des films, celui du combat des ouvriers, celui qui relate le tournage et celui du making of. Une scène est particulièrement intéressante. Les problèmes financiers du film nécessitent de couper des scènes. C’est la seule façon de réaliser des économies une fois qu’on a réduit les équipes au minimum. Filmer un dialogue pendant un trajet en voiture, c’est très coûteux. Une scène dans une banque qui va prendre beaucoup de temps n’est peut-être pas indispensable. Chacun des métiers représentés autour de la table a son idée, sa propre hiérarchie des importances. Simon ne peut pas se résoudre à enlever quoi que ce soit. Il a son scénario en tête. Il sait qu’il faudrait économiser, mais c’est trop violent, ce serait mal faire.

Cédric Kahn a réalisé une quinzaine de films, dont récemment Le procès Goldman. On se dit qu’il sait de quoi il parle. Intelligemment, il préfère faire pencher le film plutôt vers l’autodérision que vers la tragédie ou le drame. Denis Podalydès incarne subtilement, avec autant de gravité que de légèreté, cette difficulté à assumer la double nature du cinéma : « Le cinéma est un art ; et par ailleurs, c’est aussi une industrie », et la double nature des désirs de celui qui ne parvient pas à concilier vie privée et vie professionnelle.

Le film hésite entre la comédie, les rires étaient nombreux pendant la projection, la sociologie des métiers du cinéma, les rêves et désillusions qui les accompagnent, et un point de vue plus politique sur la difficulté à tourner des films qui ne soient pas de simples divertissements. C’est in fine cette hésitation qui en fait le charme et l’intérêt.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.