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Julien existe. Il est ce professeur de français nommé en début de carrière dans un collège de banlieue parisienne. Il a une haute idée de son métier. Il se voit comme « le prof dont on se souvient parce qu’il a été celui qui a changé ma vie ». Il aimerait mieux connaître ses élèves, cherche la complicité, les sollicite, récompense les meilleurs. Jusqu’au moment où il évoque la nouvelle coiffure de Leslie pour expliquer ce qu’est un compliment. Le tout afin de débattre du poème le plus célèbre de Pierre de Ronsard et du sens du mot séduction. Leslie, élève renfermée, mal dans sa peau, ne réagit pas dans le brouhaha que la remarque suscite. À froid, elle rédige une lettre adressée au Conseiller Principal d’éducation (CPE) dénonçant une tentative de séduction de la part de Julien.

Le harcèlement existe. La parole des personnes harcelées doit être entendue et prise au sérieux, surtout lorsqu’il a lieu lors d’échanges « asymétriques », ici entre une élève et son professeur. Mais il peut aussi arriver qu’une dénonciation soit calomnieuse, que les réseaux sociaux transforment et amplifient un différend, qu’il y ait malentendu. Les droits de la défense doivent être garantis. La parole d’une collégienne ne doit pas être suspecte a priori, mais être accusé à tort n’est pas inhérent au métier de professeur. Ce n’est pas une fatalité, un « Risque du métier » comme le titre du film tourné en 1967 par André Cayatte peut le laisser entendre. Il est intéressant de noter une certaine similitude des deux « docu-fictions » tournés à plus de 50 ans d’écart. Un enseignant modèle, une fillette dénonciatrice à tort, la rumeur contre laquelle il si difficile de lutter-réseaux sociaux ou pas-et l’engrenage, la montée dans les tours comme le dit Julien.

La violence existe. Deux enseignants tués, deux adolescents roués de coups à la sortie du collège, dont l’un meurt. La diversité des lieux, Conflans-Ste Honorine, Arras, Montpellier, Viry-Châtillon et la diversité des motifs connus ou supposés, interdisent de la négliger ou d’en faire des cas strictement circonscrits. Cette violence n’est pas propre au milieu scolaire, mais il n’en est pas exempt. Dans le film de Teddy Lussi-Modeste, elle s’incarne dans la figure du grand frère, chef de famille en l’absence du père. Il a son idée de l’honneur et en cas de manquement, il menace de tuer. Ce n’est pas une option discutable.

La volonté de ne pas faire de vagues existe. La hiérarchie, scolaire ici, peut être tentée d’attendre que ça passe, faire le dos rond. Elle peut hésiter à faire quelque chose dont les conséquences sont incertaines, refuser de prendre une initiative qui peut aussi bien calmer les choses que les embraser. Le rectorat peut aux abonnés absents. Des collègues peuvent désirer être solidaire puis se reprendre, être saisis d’un doute. Après tout ce n’est pas leur affaire. Ils n’étaient pas là. Julien a pris des risques. Chacun est un peu responsable de ce qui lui arrive, non ?

Il est important que le cinéma s’empare de ces sujets. Ils disent beaucoup de notre époque. Ils n’en établissent pas LA vérité, mais plutôt les contradictions, les progrès et les impasses. Teddy Lussi-Modeste le fait à partir de son histoire personnelle dans un collège d’Aubervilliers, en 2020. Les faits sont incontestables, comme l’est la blessure encore vive que l’accusation à tort et les menaces de mort lui ont causée. Mais le film en est comme déséquilibré. Ce n’est pas un documentaire, l’histoire d’une enquête ou d’un procès en bonne et due forme. Il aurait fallu qu’on en sache plus sur la mère de Leslie, son frère, les autres élèves, Océane l’effrontée, Fatou la sérieuse, Erica aux cheveux roses, Kylian le bon élève,… Mais le film peine également à nous entrainer dans une fiction, une dramaturgie, des surprises, un dénouement. La présence de tous les ingrédients évoqués plus haut et qui marquent tragiquement notre époque ne suffit pas. Peut-être que Julien, remarquablement interprété par François Civil, est trop parfait. Peut-être que Leslie aussi est trop parfaite, dans son genre bien sûr. Que le « grand frère » est trop l’archétype du tyran familial violent et borné. Et je pourrais continuer à propos du chef d’établissement, des collègues, de la CPE, de la hiérarchie de l’Education nationale, de la police ou du compagnon de Julien.

Peut-être qu’on finit par être gêné que cette adolescente fragile doive assumer toute la responsabilité de cette mauvaise action, qu’elle ne tente rien pour arrêter l’engrenage, qu’elle n’ait que ses larmes finales à faire valoir. Peut-être serait-on plus à même d’apprécier le récit de cette sombre affaire, de supporter l’étalage de la bêtise et de la méchanceté, si en contrepoint, une lueur d’espoir les relativisait. Je ne veux pas spoiler la scène finale. Une autre scène terrible donne le ton. Nous sommes dans la salle des profs. Les collègues de Julien le pressent de faire quelque chose, c’est quand même lui qui est à l’origine de tout ça. Sa réponse, à vif, fuse : « Que je fasse quoi ? me suicider ? On vote, qui est pour, qui est contre, qui s’abstient ? ».

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.