Trois exemples contrastés en Andalousie (terre de chômage, de ruralité et de tourisme) : une caissière de supermarché, une analyste financière et une institutrice. 3 portraits, 3 métiers et 3 perspectives du confinement en Andalousie.
Le confinement en Espagne a démarré le 15 mars, deux jours seulement avant celui décrété en France. Au total, 26 299 personnes sont mortes du COVID-19, 131 148 ont été guéries pour 222 857 cas confirmés. L’Espagne se situe en quatrième position dans le monde des pays ayant eu le plus grand nombre de morts, et en deuxième position relativement au nombre de personnes contaminées, juste avant la France qui décompte un nombre de cas similaire.
L’Andalousie est en deuxième position des départements les moins touchés d’Espagne (après les îles Canaries et Murcie). Un taux de 7 % de mortalité sur une population de 8 millions d’habitants, dont 500 000 ont été mis en chômage partiel depuis le début de la crise (1 million de chômeurs au total, dont 500 000 en chômage partiel temporel – ERTE). Le 11 mai a commencé la première phase d’un déconfinement partiel, en espagnol « desescalada », qui va permettre le rassemblement privé de 10 personnes au maximum, l’ouverture des terrasses et spectacles jusqu’à 30 % de leur capacité, et la possibilité de se rendre à des obsèques et de pratiquer les actes de culte en liberté.
La « désescalade » a été attendue avec impatience, mais aussi avec beaucoup de prudence, afin de pouvoir relancer une des principales sources de revenus de cette région : le secteur touristique et de loisirs.
1er témoignage : Carmen, 45 ans, salariée d’un supermarché à Cordoue et représentante des salariés à l’Union Générale des travailleurs
Quel est le principal changement que vous avez pu ressentir depuis le début du confinement au sein de votre profession ?
Depuis le début du confinement, Carmen a particulièrement remarqué le renforcement des mesures d’hygiène. Elle ajoute qu’il y a « beaucoup plus de travail et beaucoup plus de patience… Les clients se pressent pour partir, et en plus, ils oublient la politesse, et ils ne savent plus comment gérer leur comportement ni la solitude… » Selon Carmen, la situation nécessite une attention particulière aux clients pour ne pas devenir complètement « fou ».
Elle nous explique que même si les achats en ligne se sont multipliés par trois au cours de ces derniers mois, la livraison à domicile reste réservée aux personnes handicapées ou malades : « on leur laisse les achats en bas de chez eux ». Elle précise que les salariés nettoient les produits deux fois par jour : une fois à l’arrivée, et une autre en fin de journée, avec des produits chimiques dédiés à cette tâche (dont les risques pour la santé ne sont pas encore tout à fait maîtrisés).
La vie de cette femme de 45 ans est devenue celle d’une guerrière : le matin il lui faut porter deux masques (un en tissu et un en plastique), et enfiler une tenue de protection des pieds à la tête, supporter la chaleur constante qui devient parfois très oppressante : « Nous n’avons même pas le temps de nous gratter tellement il y a de choses à faire ! ». Au retour de la journée, même chemin de croix, se changer dans la cage d’escalier, laisser ses chaussures à l’entrée de son domicile et mettre automatiquement tous ses vêtements dans la machine à laver. En bref, « une nouvelle vie à laquelle on va devoir tous s’habituer », nous dit cette dame avec un léger sourire, plutôt optimiste sur l’avenir. En tant que représentante des salariés, elle a réussi à négocier une prime pour la surcharge de travail qu’ils subissent : « Ce n’est pas le cas de tous les supermarchés, notre direction est plutôt bienveillante ».
Quel en est l’impact sur les pratiques dans ce métier à long terme et sur son avenir ?
Carmen pense que les gants vont devenir définitivement obligatoires et pour tous, tout autant que les masques : « On doit se faire à l’idée ». Elle souligne aussi que la digitalisation de moyens de paiement va désormais devenir une habitude également, ce qui auparavant n’était pas du tout le cas pour une grande partie de la population, notamment ceux de plus de 45 ans : « En Espagne, on reste assez attachés au liquide comme mode de paiement ».
Pour autant, Carmen ne s’inquiète pas pour l’avenir de son métier : « Le COVID-19 nous met beaucoup plus en valeur, on joue notre vie tous les jours pour être en première ligne et tout le monde le sait, les gens portent un autre regard sur nous ».
Et le futur ? Comment voyez-vous l’avenir de notre société ?
Concernant le changement dans notre société et notre manière de vivre, Carmen nous dit qu’elle se voit revenir aux années 70 : « Les tondeuses à la plage, et l’avion pour les voyages de noces », nous dit-elle en rigolant. « On avait besoin de partir au bout du monde pour voyager et être heureux », mais c’est fini, la planète ne peut plus supporter cela, « il faut que l’on se rende compte de la chance que l’on a de pouvoir profiter de ce que l’on a, de nos familles et de nos espaces verts au quotidien, c’est ça qui rend le plus heureux, le présent, et pas seulement nos voyages occasionnels ».
2e témoignage : Laura, 50 ans et analyste financière à la Direction des Risques d’un grand groupe Bancaire.
(Leurs clients : Entités de crédits et PME. 10 personnes dans son département.)
Quel est le principal changement que vous avez pu ressentir depuis le début du confinement au sein de votre profession ?
« Pour nous, ça été clairement la mise en place du télétravail, c’était rare avant, on ne l’utilisait jamais, nous avions le serveur et les outils adaptés, mais ce n’était pas dans notre culture, on aimait bien voir les collègues, mais c’est sûr que cela dépend des équipes, dans la mienne… ça marche plutôt bien », raconte-elle.
Laura reconnaît que le COVID-19 va impulser la digitalisation de tous les services, même ceux qui aujourd’hui nécessitent la signature du client, « il y aura forcément des changements dans la protection des données ».
Quel en est l’impact sur les pratiques dans ce métier à long terme et sur son avenir ?
Laura nous dit que le télétravail va s’ancrer forcément dans leur manière de travailler : « Les entreprises font des économies et on est souvent plus efficace ». En revanche, elle souligne que cette modalité ne convient pas à tout le monde, notamment à ceux qui ont des enfants : « Il faut trouver un équilibre entre le présentiel et le home office, 2/5 de présentiel par semaine serait suffisant ».
En outre, elle souligne que les qualités relationnelles et techniques du manager doivent être bien équilibrées : « Le travail à distance repose sur la confiance et la bonne connaissance de forces des membres de l’équipe ». Fini le temps des chefs qui veulent tout contrôler et traitent les salariés comme à l’école. Elle nous dit que ça va être un changement de culture, mais qu’il est nécessaire : « Le COVID met en lumière que la vraie capacité des managers pour atteindre leurs objectifs ne réside pas dans le contrôle, mais plutôt dans la motivation et l’empathie pour comprendre le quotidien et la charge de travail demandée. Une personne qui connaît son métier doit déléguer et se reposer sur les expertises de son équipe pour avancer ». Un constat déjà très partagé, mais que la pandémie met plus clairement en lumière.
Pour ce qui relève de l’activité bancaire et de l’avenir du métier, Laura nous dit qu’il y aura sûrement des pertes d’emplois et une activité qui va se recentrer sur la gestion des impayés et des mauvais investissements… malheureusement. L’avenir de ce métier n’est pas très encourageant, elle avoue : « Les conditions d’embauche vont devenir de plus en plus précaires, notamment pour les jeunes, mais il y aura sûrement une ouverture à de nouveaux métiers liés au digital. »
Et le futur ? Comment voyez-vous l’avenir de notre société ?
Elle est plutôt du genre réaliste, il faut d’après elle « poser les pieds sur terre », et « se rendre compte qu’on a besoin de très peu pour être heureux, ce très peu là, ce n’est pas l’argent, c’est le temps et le besoin de souffler, d’avoir un bout de jardin pour créer un potager, de réussir à se rendre autonomes pour assurer nos besoins basiques, de se sentir libres ». Deux choses qui étaient aux yeux de tous « acquises » et qui aujourd’hui ne le sont plus… Le COVID a provoqué une prise de conscience brutale de l’importance dans nos vies de la liberté de mouvement et de l’autonomie alimentaire.
3e témoignage : Paloma, Institutrice en primaire de l’éducation nationale [élèves de 10 ans], 59 ans.
Quel est le principal changement que vous avez pu ressentir depuis le début du confinement au sein de votre profession ?
L’institutrice nous répond que c’est « clairement le numérique » qui constitue le principal changement dans sa profession. « On n’était pas du tout au point. J’ai 59 ans, un an me sépare de la retraite et je n’avais jamais utilisé un cloud ou un blog de ma vie », nous raconte Paloma avec beaucoup de sincérité.
Elle nous signale que même si elle avait pu recevoir quelques cours auparavant, ça ne lui avait jamais servi à grand-chose. « L’école n’était pas faite pour ce mode de fonctionnement, les profs non plus. Le COVID nous a forcé à développer de nouvelles techniques, à imaginer de nouvelles manières d’attirer les enfants pour les motiver à étudier à la maison — avec de la musique, des audio-livres par exemple — et surtout à devenir créatifs… Cela n’a pas été bien reçu par tous… » Certains profs refusent de s’adapter et restent attachés aux anciens modes de fonctionnement, à l’instar de la méthode classique pour suivre les exercices à faire à la maison. Mais cela ne marche plus, encore moins pendant deux mois…
Cette professeure des écoles nous raconte que, pour elle, l’adaptation a été très stressante, mais qu’elle adore ses élèves et donc qu’elle a tout mis en place pour ne pas avoir l’impression de les abandonner. « Les parents ont besoin de nous et nous trouvons dans cette crise une excellente opportunité d’innover, de sortir du cadre et de pouvoir expérimenter de nouvelles techniques d’apprentissage telles que la musique, les cartes interactives ou les jeux que nous n’avions pas le temps de tester auparavant. Nous avions un système trop contraignant pour expérimenter ou valoriser la force de proposition des élèves ».
Elle ajoute : « Nous avons notre groupe WhatsApp via lequel nous nous écrivons tous les jours. Des parents référents dans chaque classe nous aident à relayer les informations au quotidien. Une forte entraide s’est développée entre eux. Ils n’ont pas non plus l’habitude de travailler comme ça, et ils compatissent et s’entraident, et ça c’est formidable ».
Paloma nous rappelle à juste titre que le numérique accentue les disparités sociales : « Certaines familles n’ont pas de téléphone portable ou disposent d’un seul téléphone pour trois enfants ; parfois les enfants doivent se contenter de suivre les cours avec le téléphone portable des parents », le vrai seul moyen disponible. Une véritable fracture sociale qui nécessite dans le long terme des investissements complémentaires « si on ne veut laisser personne derrière ». Dans un milieu rural comme celui d’Aguilar de la Frontera, le taux de chômage est de 17 %, et la plupart des familles ne disposent pas d’un ordinateur pour tous les membres du foyer. La solution d’après Paloma : « Proposer des activités ludiques et accessibles pour toucher l’ensemble de nos élèves ».
Quel en est l’impact sur les pratiques dans ce métier à long terme et sur son avenir ?
Sur cette question, Paloma est très affirmative : « L’éducation a besoin de se réinventer, de s’adapter aux nouvelles technologies, c’était déjà une évidence, mais là, nous n’avons plus le choix ». La digitalisation s’impose comme un moyen nécessaire pour faire face à des situations inattendues comme celle d’aujourd’hui, mais aussi comme un moyen pour attirer les élèves moins « concernés » par les méthodes traditionnelles d’enseignement. « Il y a un million de possibilités que l’on connaissait, mais que l’on n’utilisait pas, par manque de temps », à l’instar des outils interactifs que propose Internet. « Le numérique nous offre une plus grande liberté à tous, mais il ne faut pas oublier le rôle de l’école — celui du lien social, celui qui ne peut pas être remplacé par un écran, car rien ne remplace le contact humain ».
La conclusion de Paloma est claire : le numérique est essentiel, mais il n’est pas exclusif ni souhaité de manière individualisée. L’école, elle répète, « doit rester inclusive et accessible à tous. Un vrai investissement de l’État est nécessaire pour s’y adapter rapidement. Le COVID, on ne sait pas combien de temps il va durer et si on sera encore dans cette situation l’année prochaine ».
Concernant la reconnaissance professionnelle du métier dans la société, Paloma nous dit qu’il est nécessaire de renforcer et valoriser l’image et le rôle social de l’éducateur, « Il est essentiel si on veut changer le système. Les écoles doivent être remplies de personnes motivées afin de créer des véritables motivations chez les élèves », « il s’agit d’un travail purement vocationnel qui nécessite une vraie appétence humaine et une mise à jour constante », ce qui ne se fait pas aujourd’hui, d’après elle.
Aux yeux de Paloma, le COVID met en lumière l’importance de ce métier qui doit s’inspirer des modèles scandinaves pour améliorer son fonctionnement. Les moyens mobilisés par l’État doivent être plus conséquents et en cohérence avec les ambitions du moment — un enseignement mieux adapté aux élèves et une vraie reconnaissance de la place de l’enseignant dans la société.
Et le futur ? Comment voyez-vous l’avenir de notre société ?
« Encourageant puisque nous sommes résilients. On va s’en sortir, c’est la remise en question de nos valeurs et des métiers qui compte : les médecins, le personnel soignant, les éducateurs, les agriculteurs. Une reconnaissance de l’essentiel, ce que l’on oublie parfois dans nos sociétés. »
Elle ajoute : « Il ne faut pas oublier cette période, il faut qu’on apprenne d’elle pour s’améliorer, pour apprécier l’importance de grandir tous ensemble et voir que personne n’est intouchable ».
Laisser un commentaire