13 minutes de lecture

Ils ont fait leurs classes en école d’ingénieur, à l’INSA de Lyon, « l’école des clowns » comme ils aiment à l’appeler. Ils ont beaucoup appris mais ont choisi de changer de voie, de vie (professionnelle). Michel Weill s’est entretenu avec ces premiers de la classe devenus prof, agriculteur, menuisier…

L’INSA de Lyon, l’école des clowns ?

« L’école des clowns ». C’est de cette manière que raillent les élèves-ingénieurs des écoles « sérieuses », faisant référence aux 150 associations culturelles, sportives, humanitaires, écologiques et autres, comprenant bien sûr une association pour se livrer aux joies des jeux du cirque (rassurez-vous, pas au sens romain du terme). Les élèves ont la réputation d’y passer plus de temps que dans les salles de classe. Et pourtant c’est officiel dans le dernier classement d’Industrie & Technologies : l’INSA Lyon est la meilleure école d’ingénieurs en termes de recherche et d’innovation. Avec la note générale de 83,47 sur 100, l’INSA Lyon devance l’École Polytechnique de près de 5 points, et l’UTC de près de 12 points » (11 mai 2020). Pas mal pour une école de clowns ! Alors tous passionnés par la recherche technologique et l’innovation à la sortie ? Après s’être bien amusés pendant leurs études ? Nous avons eu envie d’y aller voir d’un peu plus près en interrogeant quelques anciens étudiants d’à peu près 35 ans, dans des spécialités différentes, mais ayant comme point commun d’avoir fait une conversion ou reconversion précoce, pour reprendre l’expression de Jean-Marie Bergère dans sa recension du livre de Jean-Laurent Cassely La révolte des Premiers de la classe.

On y trouve certes beaucoup d’ingrédients qu’il mentionne, le goût du concret, une autre vie en prélude à une autre société, le rejet d’un certain management et de la vie en ville. Mais le goût du concret ne fait pas forcément référence à un travail manuel et le rejet de la ville n’est pas systématique (surtout en Rhône-Alpes où la rurbanisation règne en maître). Ainsi, sur les sept cas évoqués nous trouvons deux institutrices après 10 ans de bureau d’étude bâtiment pour l’une et 7 ans de grande entreprise publique pour l’autre ; l’inévitable menuisier devenu aussi maire de son village (après 10 ans chez une major du BTP) et l’inévitable agriculteur faisant du maraîchage bio (ayant laissé tomber sa thèse en cours de route), une fromagère restauratrice, plus original, un musicien n’ayant jamais goûté au métier d’ingénieur, qui, lui, n’a pas immigré à la campagne (faute de clientèle sans doute…) et enfin une inclassable artisane d’art, mais surtout défricheuse et « ingénieriste humaine » comme elle se définit.

Comme quoi, le concret peut se nicher aussi dans une salle de classe, dans le contact avec les acteurs et les habitants d’un territoire ou le public d’un concert (tient, les clowns). Ou encore dans une fonction élective. Finalement le concret dont ils parlent n’est rien d’autre que d’avoir un retour sur son travail et le sens qu’on lui donne, quel que soit le travail, manuel ou pas.

Alors le lien avec l’école ? Là un vrai point commun : « ce que j’ai appris à l’INSA me sert beaucoup, y compris dans les activités associatives, une vraie école de la vie. S’il fallait le refaire, je le referais. »

Ne nous leurrons cependant pas : ces parcours réussis demandent la plupart du temps beaucoup de ténacité, de courage, de travail, d’enthousiasme, de capacité de coopération. Et si c’était à cela aussi que l’école devait servir d’apprentissage ? Des qualités des travailleurs du cirque ? L’INSA de Lyon, une école de clowns ? Peut-être ; une école de clones sûrement pas.

Laura Blaskovic, 35 ans, 1 enfant, ingénieur INSA, défricheuse de l’économie sociale et solidaire

Laura, quel est le chemin qui vous a conduit à intégrer l’INSA ?

À la fin de la terminale, je n’avais aucun projet particulier. Je balançais entre quelque chose qui me plairait vraiment, comme les beaux-arts, et un cursus plus réaliste en termes de débouchés. Finalement je me suis inscrite en russe et en slovène à l’INALCO avec quelques modules d’économie que j’ai rapidement abandonnés. S’ils avaient envie que je poursuive mes études, mes parents ne me mettaient pas la pression, ce fut un vrai choix personnel. Au bout d’une année, le réalisme a pris le dessus : j’ai fait des dossiers pour des écoles d’ingénieurs et de commerce. Mais mon dossier n’était pas assez bon, l’année du bac j’avais la tête ailleurs… Sans savoir vraiment ce que c’était, je me suis rabattue sur un IUT de génie civil et en même temps inscrite à une formation de reliure de livres anciens. J’avais envie de faire tous les métiers du monde. Ça s’est très bien passé, je suis sortie dans le trio de tête. Envie de continuer, de prendre mon indépendance, de quitter Paris, j’ai déposé un dossier pour l’INSA de Lyon en développant la partie loisirs et hobbys, lettres à l’appui, histoire de montrer mon ouverture d’esprit ; la centaine d’associations gravitant autour de l’INSA m’attirait. J’ai été prise en troisième année sans même l’entretien habituel.

Comment se sont passées ces trois années ? Vous ont-elles permis d’avancer sur un projet ?

Ces années se sont fort bien passées. Au début ça a été un peu difficile sur les matières fondamentales parce que les acquis de l’IUT n’étaient pas exactement du même niveau que les deux premières années de l’INSA, plus théoriques et moins techniques. Je me suis régalée dans la vie hors scolaire, une vraie école de la vie. J’ai eu nettement le sentiment de moins travailler à l’INSA qu’à l’IUT. Grâce à un professeur, je suis tombé en amour avec le bois.

Alors, une voie toute tracée à la sortie ?

Pas du tout, c’était le grand flou. J’ai voyagé pendant plusieurs mois en Asie et en Afrique, puis je me suis inscrite en arts plastiques à l’université à Paris. Mais là, me retrouver dans une posture scolaire avec des jeunes sortant du bac, ça a duré deux jours et j’ai arrêté ; j’ai décidé de chercher du travail ; j’avais envie d’être dans le concret et indépendante. J’avais de la difficulté à voir ce que je pouvais faire avec mon diplôme de l’INSA. L’école ne donne qu’une vision très abstraite du travail réel. À l’époque, la filière bois, composée surtout de petites structures, n’en était encore qu’à ses débuts ; elle n’avait pas forcément les moyens d’embaucher un ingénieur. J’ai intégré une micro-entreprise pendant une petite année sans trouver ma place. J’ai ensuite cherché sur Lyon un vrai poste d’ingénieur en éco-construction, partie thermique et écologique. Mais le travail réel, c’était rester toute la journée devant un ordinateur à faire des calculs de résistance de matériau, surtout du béton sans vraies relations humaines. Pas pour moi, ça manquait de sens. La tentation est venue de reprendre des études en lien avec la nature ; j’ai résisté et j’ai intégré une petite entreprise de maîtrise d’œuvre spécialisée en éco-construction et matériaux naturels ; et là le travail de chantier m’a plu. Puis on a décidé de voyager un an avec mon compagnon.

Qu’est-ce qui vous a poussé à changer de voie et à choisir votre nouveau métier ?

Au retour j’ai intégré en tant que responsable RSE un cabinet d’architecte qui voulait évoluer vers le développement durable éco-responsable. Le projet me convenait tout à fait, mais je me suis rapidement rendu compte que c’était soit trop tôt, soit trop tard : la crise était arrivée, et ils cherchaient plus à survivre qu’à promouvoir des projets éco-responsables forcément plus chers et donc difficiles à vendre. Je me voyais remettre ma casquette d’ingénieur sur la tête sans être dans la boucle en matière de création. J’avais le sentiment de ne plus être utile et j’ai démissionné sans perspective précise. Par contre j’avais acquis de l’ambition et l’envie d’être indépendante et d’investir dans le développement durable. Dès le lendemain j’avais rendez-vous à la CCI pour voir comment créer ma structure.

Comment vous y êtes-vous prise ?

J’ai eu la chance de rencontrer une conseillère de Pôle emploi remarquable. Pendant 6 mois j’ai fait beaucoup de recherche, mais sans vraiment de méthode. Puis j’ai décidé de faire une formation de manager de l’économie sociale et solidaire, une formation qui m’a permis de mieux cerner les contours de l’ESS que je connaissais très mal et d’asseoir ma motivation sur l’utilité sociale de mon travail en me donnant confiance en moi. J’ai appris beaucoup de choses en matière de gestion et de management, mais en même temps je me suis rendu compte que la formation reçue à l’INSA me servait beaucoup. L’atterrissage a en fait été un projet de couple tant en termes de localisation que de risque financier. J’ai pu m’autoriser à prendre des risques. J’avais envie de créer un lieu de coworking pour de la fabrication. Lorsque nous nous sommes fixés territorialement, j’ai commencé à prendre des contacts ; la recherche est restée très large pendant longtemps, puis une grossesse a un peu décalé le mûrissement du projet. Le dégoût du métier d’ingénieur étant passé, j’ai même pris un poste d’ingénieur à mi-temps à la ville de Romans, en parallèle de la construction de mon projet ; mais j’ai refusé sa pérennisation. Au cours de l’avancement du projet, je me suis aperçue que le diplôme de l’INSA était un vrai Graal, un passeport, une assurance, par exemple vis-à-vis des banques, mais aussi vis-à-vis des acteurs publics.

En quoi consiste alors votre nouveau métier ?

L’idée était de participer à créer un autre mode de travail pour des artisans d’art en mutualisant des espaces et des réseaux de travail et de vente. Cela c’est concrétisé par la création en mai 2019 d’une association, « l’artisanoscope », cofondé par un collectif de 8 artisanes. Nous avons ouvert un atelier-boutique en octobre 2019 dans le cadre du projet de revitalisation du centre-ville de Romans-sur-Isère soutenu par le programme national « Action cœur de ville ». Il comprend deux ateliers et assure le dépôt-vente pour une quinzaine d’artisans. Il continue de se développer et s’ouvre petit à petit à des hommes ! Ma vraie plus-value a été ce travail de défricheuse à travers la constitution d’un réseau d’acteurs. Pendant longtemps je n’ai pas été rémunérée, mais depuis quelques mois je suis salariée de la structure 3 jours par semaine. Parallèlement je maintiens un travail de production de boucles d’oreilles environ 20 % de mon temps… et je continue à faire du travail de développement bénévolement !

Comment voyez-vous l’avenir ?

Je sais maintenant que ma vocation est d’être une défricheuse. Contrairement à d’autres, plus je fais de choses différentes, plus j’ai de choses à faire, plus je suis performante et plus je suis heureuse. En fait je ne vois aujourd’hui « l’artisanoscope » que comme une brique de quelque chose de beaucoup plus large, mais avec un fil rouge précis : l’ancrage territorial, le lieu qui permet mutualisation, coopération, synergie, engageant des acteurs variés, producteurs matériels ou immatériels, élus locaux, habitants-consommateurs ; bref, tout ce qui crée du lien. Sans doute ma manière à moi de ne pas avoir à choisir. Défricher, c’est en fait faire de l’ingénierie humaine, une branche du métier d’ingénieur en somme ! S’il fallait recommencer, je rechoisirais l’INSA qui avec ses à-côtés est une excellente école pour cela.

Mathilde Virleux, 35 ans, 3 enfants, ingénieur INSA, institutrice

Mathilde, quels sont les facteurs qui vous ont conduit à choisir d’intégrer l’INSA Lyon après vos études secondaires ?

L’INSA a plutôt été un choix par défaut. Je ne voulais pas intégrer une prépa ; l’INSA était une école généraliste qui ne m’engageait pas trop pour la suite ; j’ai ensuite choisi la filière génie industriel pour la même raison. Je n’étais pas particulièrement attirée par la technique ; j’avais d’ailleurs postulé pour des écoles de commerce. Et puis l’INSA avait la réputation d’une école ouverte où la vie associative était intense. Enfin, habitant la région lyonnaise, elle ne m’éloignait pas de mon cercle familial et amical.

Comment avez-vous vécu ces études en relation avec le mûrissement de votre projet professionnel ?

Je l’ai bien vécu ; l’ambiance était sympa, je n’avais pas de difficultés scolaires. Ce qui m’a en fait intéressée dans le génie industriel, ce n’est pas l’aspect technique, mais plutôt l’aspect organisation, gestion de projet, process. La réalité humaine de l’entreprise industrielle que j’ai pu découvrir dans les stages m’intéressait. Il n’y a pas vraiment eu mûrissement d’un projet professionnel au cours de mes études.

Comment s’est déterminée votre insertion professionnelle à la sortie de l’école ?

 J’étais très attachée à la finalité de mon travail ; j’avais envie de travailler dans le secteur public. J’ai choisi EDF, mais j’aurais aussi pu choisir une entreprise industrielle privée comme Lafarge qui avait une réputation de management humain.

Quelles ont été vos premières expériences professionnelles ?

Je suis restée 2 ans et demi chez EDF. Je m’y suis rapidement un peu ennuyée et mes demandes de mutation n’ont pas abouti. J’ai donc démissionné et je suis rentrée à la SNCF (3 ans et demi). Ça s’est bien passé au début, mais j’ai rapidement éprouvé un peu le même sentiment qu’à EDF : mon chef ne me donnait pas assez de responsabilités ; on perdait beaucoup de temps dans beaucoup de choses. La superposition des niveaux de contrôle aboutissait à la fois à un ralentissement énorme de toutes les actions et décisions et en même temps à une déresponsabilisation, un sentiment d’inutilité. Le nombre de contrôles faisait qu’à tous les niveaux on comptait sur celui du dessus pour rattraper d’éventuelles erreurs ou approximations. Cela engendrait beaucoup de gâchis. La hiérarchie freinait l’avancée du travail. Les relectures ne garantissaient pas forcément une meilleure qualité.

Qu’est-ce qui vous a poussé à changer de voie et à choisir votre nouveau métier ?

Je ne supportais plus ce morcellement du travail, ces micro-tâches, ces versions successives sans jamais prendre de recul. Il n’y avait pas besoin d’un bac plus 5 pour faire ça. Je ne voyais pas comment je pourrais me développer dans cet univers. Je ne voulais pas évoluer dans la filière technique et je me sentais trop jeune pour prendre une responsabilité managériale. En même temps je commençais à me poser la question de la compatibilité avec la vie familiale, bien que n’ayant pas encore d’enfant à l’époque ; j’avais envie de plus de concret, de pertinence et de cohérence avec ma vie personnelle, envie aussi de quitter les grandes villes et d’essayer autre chose. Je vois que beaucoup de gens autour de moi se posent les mêmes questions ; et ce n’est pas qu’un problème de génération : des gens plus âgés, mes frères par exemple, se les posent.

Qu’est-ce qui a guidé votre choix et comment vous y êtes-vous prise ?

Le métier d’institutrice m’a paru correspondre à cette volonté de concret et de cohérence avec ma vie personnelle. Et puis j’avais toujours eu cette idée dans un coin de ma tête, sans doute guidée par des antécédents familiaux. J’ai demandé à passer à 80 % sans dévoiler mes intentions et je me suis inscrite au CNED. C’est un vrai investissement qui aurait été beaucoup plus compliqué avec des enfants. J’ai été satisfaite du CNED. Il faut dire que je suis quelqu’un de très organisée. Cela aurait sûrement manqué de présence pour un étudiant débutant ; mais ça me convenait très bien. J’ai même réussi à faire deux stages pendant mes vacances de la SNCF pour vérifier ma motivation et compléter ma formation. J’ai démissionné après avoir réussi le concours.

Quelle appréciation portez-vous sur votre nouvelle vie professionnelle ?

Je suis institutrice en maternelle depuis 7 ans avec des pauses pour les enfants. Je me sens à ma place tant au niveau professionnel que personnel. Même si les contraintes de l’Éducation nationale sont réelles, quand je suis dans ma classe je me sens plus de responsabilité et je me sens plus utile que dans ma vie antérieure. Je n’ai pas changé pour l’Éducation nationale, je ne me faisais aucune illusion ; j’ai choisi cette voie pour le contenu du métier. Il est vrai qu’on est très seul dans sa classe, sans appui. J’ai vu l’inspecteur deux fois dans ma vie ; il ne met pas un visage sur moi. Le directeur n’a aucun pouvoir hiérarchique. Pour des gens qui ont des difficultés ou connaissent des moments de faiblesse, c’est très difficile. C’est bien d’être autonome, mais il y a des limites qui peuvent devenir gênantes.

Mais en même temps je n’ai aucun regret d’avoir fait autre chose avant, au contraire : je prends mon métier comme un projet ; mes acquis de la vie en entreprise me servent notamment dans la relation avec les parents ; je sais dialoguer et conduire une réunion ou un projet. C’est très intéressant dans la relation avec les parents de connaître leurs conditions de vie et leurs contraintes professionnelles parce qu’on les a vécues, par exemple sur les horaires.

Comment voyez-vous l’avenir ?

 Pour l’instant, je ne me pose pas la question. Je suis en congé parental après la naissance de mon troisième enfant. Je n’ai pas l’impression d’avoir fait le tour de la question. C’est la première fois que je ne m’ennuie pas au bout d’un an. Pour changer, je pourrais passer en élémentaire qui est très différent. Je garde en tête que si je n’ai plus envie de faire ce métier, je ferai autre chose. Il ne faut plus le faire quand on n’a plus envie. Mais il est vrai que j’ai des cartes en main.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Économiste du travail

Parcours professionnel : chercheur à l’université Pierre Mendes-France de Grenoble puis au CEREQ; chargé de mission au Secrétariat Régional pour les Affaires Régionales (préfecture de région Rhône-Alpes); directeur de l’Agence régionale pour la valorisation sociale (ARAVIS) à Lyon, directeur de l’information et de la communication, puis directeur scientifique et DGA de l’ANACT.

Fonction représentative: mandat CFDT au CESER Rhône-Alpes; premier vice-président, puis président de la commission Orientation, Éducation, formation, parcours professionnels (2008-2017).

Ce qui me caractérise : besoin de lier l’action à la réflexion et vis-et versa ; franchisseur de frontières : on m’ a souvent qualifié de « à la fois » syndicaliste et patron; c’est toujours placé, ou on m’a placé, dans des postures de médiation sociale; régionaliste et décentralisateur convaincu.

Centres d’intérêt : tropisme pour l’Afrique et les questions de développement, aime refaire le monde, sans oublier la montagne, la photographie, les voyages !