Pédagogue est la qualité que chacun attribuait spontanément à Daniel Cohen. Son livre Une brève histoire de l’économie, fait de cette qualité un art. La vaste fresque présentée au fil de neuf courts chapitres donne des clés pour appréhender les enjeux de chaque étape d’une histoire des sociétés qui ne réduit pas à l’histoire des activités économiques, productions agricoles, industrielles et échanges commerciaux. Les politiques publiques, les technologies, le climat, la démographie, les désirs, les rivalités, la recherche du bonheur, l’idée qu’on s’en fait, tout semble trouver sa place dans une vision dynamique et panoramique des évolutions, ruptures, paradoxes, rêves, qui caractérisent les sociétés humaines et les relations entre elles.
Esther Duflo dans sa préface écrit très justement que ce livre donne « un aperçu d’ensemble de sa pensée, une visite guidée indiquant les jalons importants ». Sa lecture est aisée. On peut craindre des simplifications excessives. Il s’agit plutôt d’un exceptionnel esprit de synthèse et de la capacité à dire ce qui est essentiel, ce qui compte vraiment à l’instant et pour la suite de l’histoire.
Cette visite guidée commence avant même l’invention de l’agriculture, lorsque « le seul problème économique de l’humanité était de se nourrir ». La révolution néolithique bouleverse la vie humaine. Elle commence vers 9600 avant J.-C. au Proche-Orient, se produit en Chine deux millénaires plus tard, en Amérique vers 3500 avant J.-C. Aux avantages de l’agriculture, s’ajoutent ceux de la poterie, du bronze, de l’écriture. Daniel Cohen remarque que « souvent les découvertes sont faites plusieurs fois ».
Cette révolution est le « coup d’envoi d’une explosion démographique qui est toujours en cours aujourd’hui, laquelle a écrasé la biodiversité ». Déjà. Malthus en tire la loi qui porte son nom « au fil des progrès de l’humanité, c’est la taille de la population qui augmente et non, en moyenne, son niveau de vie ». C’est la force de ce livre, d’associer à cette histoire factuelle des sociétés et des mutations techniques et économiques, les analyses des économistes et d’autres penseurs, comme autant de clés pour comprendre ce qui s’y joue.
Des siècles plus tard, la révolution industrielle change tout. Le charbon, la machine à vapeur, la mécanisation des métiers à tisser, les exportations et la division du travail selon « l’avantage comparatif » de chacun, mais aussi le travail des esclaves, y jouent un grand rôle. Daniel Cohen remarque que « si le manque d’esclaves devait signer le déclin de l’Empire romain, c’est l’abondance de l’esclavage africain qui allait permettre l’essor de l’Empire britannique ». La population anglaise passe de 7 millions en 1701, à 8,5 millions en 1801 puis à 15 millions et 1841, quarante ans plus tard : « La loi de Malthus est vaincue, mais sans gloire ». Ce bouleversement est pensé sous des angles différents aussi bien par Adam Smith, Karl Marx, Joseph Schumpeter, Robert Solow, David Ricardo. Avec la crise de 1929 et ses terribles conséquences, ce sont les écrits de John Maynard Keynes et de William Beveridge qui s’imposent. Ils suggèrent les politiques publiques qui caractériseront la construction de l’État-providence.
Dans l’euphorie des Trente glorieuses, les économistes et les responsables politiques se tournent vers un « nouveau maître à penser », Milton Friedman. L’État-providence est jugé coupable de la perte de compétitivité des entreprises. La pensée de Keynes est remise en question. Plutôt que soutenir la consommation, il faut faire confiance aux marchés réputés infaillibles. Le chômage est « naturel ». En 1973, alors que le progrès technique s’essouffle, le brusque renchérissement du prix du pétrole change à nouveau la donne. C’est l’offre qui cesse d’être profitable. Il ne s’agit plus de choisir entre le chômage et l’inflation. Les deux sont à la hausse.
Ces chapitres historiques introduisent les développements substantiels de ceux qui portent sur la période plus récente, celle du capitalisme financier, de la crise des subprimes, de la montée des inégalités, du retour de la Chine après la mort de Mao, de la révolution numérique, du krach écologique. Jean Fourastié, Jared Diamond, Bruno Latour, donnent chacun leur part de vérité sur le monde que nous vivons. Le ton est grave. On croise « l’histoire brisée de civilisations » comme celle de l’Ile de Pâques, la fabrication d’une paire de Nike, la faillite de Lehman Brothers, la Covid, l’Homo Numericus et la bataille de l’attention, le crétin digital, le syndrome du FOMO, Fear of missing out, la série Game of Thrones et son expression culte, Winter is coming.
Pourtant, Daniel Cohen met à distance la collapsologie et son pessimisme radical. La deuxième partie du livre se termine par un appel à « vivre autrement, même si les gestes de départ sont symboliques, pour faire l’apprentissage d’un monde à inventer. Il faut ressentir non pas seulement de la tristesse face au monde qui se délite, mais de la joie pour celui qui est possible ». Esther Duflo dans sa préface reprendra cette réflexion. C’est en faisant les choses qu’on transforme son imaginaire, il ne faut pas distinguer la réflexion de l’action. Elle interroge alors sa propre pratique : « un doute me tenaille : est-ce que cette approche par multiples petits pas fera le poids face à l’immensité des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ? »
Vient enfin le dernier chapitre « Le bonheur intérieur brut ». Une sorte de méditation ouverte par une phrase de Pascal selon laquelle, « Tout le monde cherche le bonheur, jusqu’à celui qui va se pendre » et qui se poursuit à partir du « paradoxe d’Easterlin » : « Les Français sont incomparablement plus riches en 1975 qu’en 1945, mais ils ne sont pas plus heureux ». La richesse est pourtant un élément important du bonheur, devant la santé et la famille. C’est que la satisfaction d’une hausse de ses revenus « s’évapore » très rapidement. Elle est conditionnée par le « syndrome du beau-frère » : « Être heureux c’est gagner 10 dollars de plus que son beau-frère ». Le plaisir que la consommation procure « est éphémère, mais le désespoir est immense quand on en est privé ».
Ces réflexions qui rappellent le titre d’un de ses livres, Le monde est clos et le désir infini, se terminent par quelques leçons de sagesse tirées d’Épicure, de Platon, pour qui le bonheur « est la récompense d’une “bonne vie”, pas son but » ou de l’économiste Bruno Frey. Celui-ci distingue les biens extrinsèques, signes extérieurs de réussite sociale et les biens intrinsèques qui sont « liés à l’affection des autres, l’amour, le sentiment d’avoir un but dans la vie ». Daniel Cohen s’étonne de la relation constatée entre bonheur et âge : « on retrouve à soixante-dix ans le bonheur d’une jeune personne de trente ans. A quatre-vingts, on a retrouvé (en moyenne) la joie de ses dix-huit ans ». La parenthèse « en moyenne » compte évidemment.
Il faut citer les dernières phrases du livre : « Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il faut redonner vie à la seconde, en ré-enchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en réinventant la coopération internationale. À notre tour de repenser l’idée que nous nous faisons d’un monde en harmonie avec lui-même, qui nous fasse sentir “l’avant-goût du bonheur et de la paix” ». Daniel Cohen est décédé à l’âge de soixante-dix ans en août 2023. Il nous laisse ce message salutaire. Puisse-t-il être entendu.
J’ai rencontré à plusieurs reprises Daniel Cohen. En l’an 2000, je l’avais invité à Limoges dans le cadre des conférences que j’y organisais pour la communauté politique et économique de la Région Limousin. Il venait de publier Nos Temps modernes. Il avait répondu à ma sollicitation avec beaucoup de générosité, presque étonné que si loin de l’École Normale Supérieure on s’intéresse à ses travaux. Inutile de dire qu’il avait été particulièrement apprécié, clair et « pédagogue ».
Dans un bref avant-propos, son éditeur explique que Daniel Cohen souhaitait publier une bande dessinée, qu’ils discutaient du projet. Le texte de cette Brève histoire de l’économie était destiné à préparer sa rédaction. Dans sa postface, son frère, Michel Cohen, annonce qu’elle verra bien le jour. Sans attendre la version illustrée, lisez, recommandez, offrez, sans restriction aucune, cette Brève histoire de l’économie.
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