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Jean-Marie Luttringer a mis à profit le premier confinement pour écrire « l’histoire de 4 familles » de son côté et du côté de son épouse. Ce sont ces histoires croisées qui donnent une couleur particulière à cette identité alsacienne, faite d’allers et retours, de mélanges et de distinction, de brutalités parfois. 

L’identité

Le chef de l’État précise comment cette identité s’est construite et doit à l’avenir se construire : « Nous devons miser sur l’intégration (et non sur l’assimilation telle qu’elle est définie par le Code civil) pour permettre à chacun de rejoindre le cœur de ce modèle républicain, mais en reconnaissant sa part d’altérité. Quand vous parlez l’arabe (l’alsacien ?) à la maison, que votre famille vient des rives du fleuve Congo, (des rives du Rhin ?) que vous possédez une histoire qui ne se noue pas entre l’Indre et la Bretagne (mais entre l’Allemagne et la France ?) vous avez une singularité qui importe et il faut pouvoir la reconnaître. Chacun doit pouvoir vivre entre plusieurs horizons culturels. (…). Nous devons pouvoir être pleinement français et cultiver une autre appartenance. C’est un enrichissement et pas une soustraction. Et c’est aussi ce qui permettra à chaque Français, quelle que soit son origine, d’aimer la France, de voir la part qu’il peut y prendre et par sa différence ce qu’il peut lui apporter. »

Il faut « savoir regarder en face notre Histoire. Dans sa pluralité, et ses parts d’ombre » explique-t-il dans cette même interview.

L’Histoire

De fait, l’histoire de l’Alsace n’est pas réductible à l’Histoire de France. Les Alsaciens ne sont pas selon l’expression d’Emmanuel Macron « des Gaulois réfractaires », mais des Francs et des Alamans. Le Sundgau dont je suis originaire revendique cette filiation alémanique qui est une composante de l’identité germanique. Elle a été celle de l’Alsace pendant plus d’un millénaire. L’Alsace n’est pas devenue française à l’issue d’un référendum, ce qui ne se pratiquait guère à l’époque « de sa conquête », mais « à l’insu de son plein gré » par la force des armes, et au prix des pires atrocités. Cette « conquête » fut actée dans un premier temps par le traité de Westphalie en 1648 qui mit fin à la guerre de 30 ans et parachevée par le rattachement de Strasbourg à la France en 1681. En 1697, le Rhin fortifié par Vauban, devient la frontière du royaume de France. Jusqu’à la révolution, l’Alsace a été politiquement et administrativement rattachée à la France tout en conservant pour l’essentiel sa langue et sa culture. À partir de la période révolutionnaire, elle eut à connaître au cours du 19e et du 20e siècle des politiques d’assimilation ou d’intégration pratiquées tantôt par la France tantôt par l’Allemagne.

Aujourd’hui ces politiques n’ont plus de raison d’être pour l’Alsace partie intégrante de la République française. En revanche la question reste posée « de la reconnaissance de sa singularité ». La nouvelle « Collectivité européenne d’Alsace » qui vient de voir le jour le 1er janvier 2021 saura-t-elle répondre à cet enjeu ? C’est la question pour l’Alsace aujourd’hui. Car, s’il est vrai que l’on ne refait pas l’Histoire, celle-ci façonne l’identité de ceux qui en supportent le poids.

Cette Histoire récente est marquée par la défaite de la France face à l’Allemagne en 1870. L’Alsace ne fut pas annexée par l’Allemagne, mais cédée par une décision du gouvernement français, ratifiée par le Parlement. Les Alsaciens, dont mes grands-parents, vécurent dans la culture et la citoyenneté germanique pendant près d’un demi-siècle jusqu’en 1918. Mes parents furent élevés dans cette même culture pendant leur enfance. Les deux générations devinrent françaises jusqu’à l’annexion en 1940 de l’Alsace par l’Allemagne hitlérienne. La fin de la guerre en 1945 a marqué le retour de l’Alsace à la France.

Cette Histoire, brièvement résumée, met en évidence la double culture de l’Alsace dans laquelle je m’inscris ainsi que ma famille et mes ancêtres.

J’ai connu, pour ce qui me concerne trois changements de nationalité : je suis né français dans les Landes en 1940, en vertu du droit du sol, à l’occasion de « l’évacuation »  d’une partie de l’Alsace. Je suis devenu allemand à l’automne 1940 au moment du retour dans l’Alsace annexée, en vertu du droit du sang. Je suis redevenu français après la libération en 1945. Mon prénom allemand était Hanslé les cinq premières années de ma vie avant de retrouver mon prénom français.

L’alternance de nationalité de ma grand-mère paternelle, de souche allemande, mariée à un alsacien de souche française, ainsi que celle de nombreux Alsaciens de sa génération nés après 1870, fut d’une tout autre nature que celle de l’enfant que je fus entre 1940 et 1945. Elle fut en effet soumise à la procédure dite « de triage (1)». Elle obtint la nationalité française en 1925 au terme d’une procédure judiciaire de six ans, alors que son mari, né à la même époque, mais réputé de souche française fut « réintégré » dès 1921 ainsi que leurs trois enfants nés allemands, auxquels s’appliquait le régime de nationalité de leur père. Ils ont eu plus de chance que de nombreux autres alsaciens de souche allemande dépouillés de leurs biens et expulsés (Paul-Bernard, « Otages de la Grande Guerre condamnés, proscrits et spoliés en Région frontalière », Bulletin de la société d’histoire de Saint-Louis 2019.)

Le parcours de Joseph Brom, né à Blotzheim dans le Sundgau en 1881 et cousin de mon grand-père maternel, mérite également d’être évoqué dans cette réflexion sur l’identité alsacienne aujourd’hui. Après des études à Heidelberg conclues par un doctorat en sciences sociales, il a embrassé une carrière de journaliste avant d’être élu au « Landtag Elsass Lothringen » (Parlement régional de la terre d’empire d’Alsace-Lorraine) puis député et sénateur après le retour de l’Alsace à la France en 1918. Il a œuvré dans ses mandats successifs, notamment aux côtés de Robert Schuman en 1920 en faveur de l’identité alsacienne à travers la reconnaissance du droit local et du Concordat. À lire Robert Hertzog, on voit que le timide concept de « Collectivité européenne d’Alsace » peut être perçu comme un écho de ce débat politique lointain (à propos du courant autonomiste, voir Michel Krempper « Aux sources de l’autonomisme Alsacien-Mosellan » 1871-1945. Éditions Yoran 2015, publié par Unser Land).

La langue

La langue constitue avec l’État, selon Emmanuel Macron, l’autre critère de l’identité française. L’alsacien n’est pas un patois français, mais un dialecte germanique constitutif de la langue allemande. Le haut alémanique tel qu’on le parle dans le Sundgau est ma langue maternelle. C’est la seule langue que nous parlions dans le milieu familial et la communauté villageoise pendant mon enfance et mon adolescence, et que je continue de pratiquer occasionnellement en Alsace. Le français était à cette époque « la deuxième langue » apprise à l’école. La « politique d’assimilation » (voir Arnold Brum, Andrée Munchenbach dans ce dossier) conduite par le gouvernement français a conduit à une perte progressive de la langue maternelle qui s’est transformée en « fralsacien », mélange de français et d’alsacien. Diverses études montrent que la transmission du dialecte alsacien dans le milieu familial se réduit au fil du renouvellement des générations (Marie-Noëlle Denis « Le dialecte alsacien état des lieux » ; Les cahiers du bilinguisme, n°211 dossier sur l’identité alsacienne).

Pour ma part, outre l’apprentissage du français à l’école (où il était interdit de s’exprimer en alsacien même dans la cour de récréation… !), mes parents ont décidé, alors que j’avais 11 ans de m’inscrire comme interne dans un collège du Jura (la France de l’intérieur… !). « On ne sait pas ce qu’il va advenir de l’Alsace, me disaient-ils. Apprendre le français ça peut toujours être utile dans la vie ». J’ai donc appris le français… Bien plus tard, à 17 ans j’ai remporté le concours d’éloquence organisé par mon collège alsacien où je poursuivais mes études, puis le championnat d’Alsace. Je fus choisi pour représenter l’Alsace à Paris. Le jury me fit remarquer que, certes, ma prestation était honorable, mais que la langue française se parlait sans accent alsacien, aussi léger soit-il. Cet épisode me fit comprendre que les alsaciens n’étaient pas des Français tout à fait comme les autres…

L’État et le droit

Il se trouve que l’État français est centralisé. Ce qui n’est pas le cas des deux États voisins de l’Alsace que sont l’Allemagne et la Suisse, fédéralistes et décentralisés. Les normes juridiques produites par cet Etat jacobin ont une visée égalitaire et universaliste. Ni ce rapport à l’État, ni ce rapport au droit n’appartiennent au patrimoine génétique de l’identité alsacienne, telle qu’elle s’est construite au cours des allers-retours entre la culture germanique et la culture française.

À partir de 1871, une série de lois allemandes générales ou de lois particulières furent promulguées par le Reichsland Elsaß-Lothringen. Elles constituent aujourd’hui encore le corpus juridique du droit local (voir dans ce dossier l’article à venir de Francis Kessler). Ce droit concerne notamment le système d’assurance sociale, l’apprentissage, le droit des associations, le système bancaire, les jours de congés, les bouilleurs de cru, le droit de la chasse, la faillite civile, le livre foncier, les conseils de prud’hommes. Jean-Marie Woerhling, président de l’institut de droit local d’Alsace et de Moselle conclut dans les termes suivants un article intitulé « La conscience du droit local d’Alsace Moselle » : « Le droit local est ainsi devenu un élément du paysage alsacien, un marqueur de l’identité de la région, un aspect de l’épopée alsacienne dans laquelle se retrouvent tous les Alsaciens de cœur. On veut garder le concordat ou les corporations parce que c’est à nous et qu’on ne supporte pas que Paris nous dise que ce n’est pas bien. Et pour justifier l’existence de ce droit, on y projette des valeurs et des qualités dont on voudrait qu’elles soient celles de la région, cette “philosophie du droit local” mentionnée précédemment : ordre, responsabilité, concorde, prévoyance, “humanisme rhénan”,  autonomie, efficacité. Le droit local devient ainsi un moment de revanche à l’égard de l’intérieur : grâce à lui, nous sommes meilleurs que les (autres) Français. Mais ce besoin de valorisation ne cache-t-il pas une faiblesse. N’est-il pas en creux l’expression d’un manque ? »

 Je ne peux pas dire que mon identité alsacienne de « français de l’intérieur » se soit construite sur les fondements du droit local. En revanche j’ai pu observer les effets structurants de ce droit sur la culture alsacienne. Il en va ainsi de l’apprentissage considéré dans mon milieu social et familial d’origine comme la voie naturelle, porteuse de valeurs, d’accès au métier, à l’inverse de la culture française où jusqu’à peu, l’apprentissage demeurait une voie de relégation au sein du système public d’enseignement technique. L’intensité de l’engagement dans la vie associative était également un élément structurant du milieu social dont je suis originaire. Ces deux exemples montrent que les Alsaciens accordent une place déterminante aux formes d’organisation de la société civile, à la différence « des autres Français » largement tributaires des formes d’organisation étatiques. Cette observation mérite d’être nuancée à propos du rapport qu’entretiennent les Alsaciens, dont moi-même, à la religion, ainsi qu’à la laïcité, placés par Emmanuel Macron, comme l’État et la langue, au cœur de l’identité française.

Religions et laïcité

Le Concordat, régime spécifique à l’Alsace-Moselle, institué par Napoléon en 1801, reconnaît et organise les cultes catholique, luthérien, réformé et israélite. Il permet à l’État de salarier les ministres de ces cultes qui sont rémunérés en application d’une grille salariale gérée par le ministère de l’Intérieur. La nomination des dignitaires des religions, relevant du Concordat, est soumise à une procédure particulière. Ainsi la nomination de l’archevêque de Strasbourg fait-elle l’objet d’une procédure d’agrément par le président de la République. Les universités de Strasbourg et de Metz contribuent à la formation des ministres du Culte. Le fait religieux, sous forme de cours de religion (à ne pas confondre avec le catéchisme), fait partie intégrante du programme scolaire dans les écoles publiques (primaires et collèges). Une dispense peut être demandée par les parents. Cette possibilité est largement utilisée.

Le Concordat est-il compatible avec la laïcité « à la française » ? En tous les cas, tel qu’il est pratiqué depuis Napoléon il n’a pas fait de l’Alsace une théocratie. Les religions reconnues dans ce cadre ne peuvent pas, plus qu’ailleurs, être qualifiées d’opium du peuple. Pour ce qui me concerne, la tradition catholique dans laquelle j’ai grandi ne m’a pas empêché de développer une pensée critique envers le fait religieux et de devenir un agnostique de culture chrétienne, car les racines de mon identité restent. Les tenants de « la laïcité à la française » ont tenté, à de multiples reprises depuis le retour de l’Alsace à la France en 1918 de mettre fin à cette spécificité. Sans succès. En 2013, dans sa décision 2012-297 QPC du 21 février, le Conseil constitutionnel considère d’ailleurs le Concordat comme une tradition républicaine maintenue par tous les gouvernements depuis 1919. Il se réfère aussi aux travaux préparatoires de la Constitution de 1946 qui montrent qu’il n’a pas été envisagé de modifier les droits des cultes en Alsace et Moselle. Il considère également que la Constitution de la Ve République n’a pas non plus « entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l’entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l’organisation de certains cultes. »

Aujourd’hui la question est débattue de savoir si ce mode d’organisation de la laïcité ne pourrait pas être une source d’inspiration pour l’islam devenu la deuxième religion en France alors qu’il n’existait pas à l’époque de Napoléon (à propos du Concordat en Alsace Moselle, de la laïcité et de l’islam, voir les travaux de Francis Messner, directeur de recherche au CNRS, professeur émérite à l’université de Strasbourg).

Et pour conclure

L’identité alsacienne est aujourd’hui une composante de l’identité française, elle n’appelle ni politique d’assimilation ni d’intégration, mais la reconnaissance de son altérité, pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron. Il reste à passer de la parole aux actes. À cet égard il serait bienvenu :

  • Que l’Histoire de l’Alsace soit enseignée dans tous les établissements scolaires alsaciens et pas seulement l’Histoire de France.
  • Que soit reconnue et valorisée la double culture alsacienne, germanique et française et que le bilinguisme soit développé dès le primaire dans toute l’Alsace. Un cursus optionnel pourrait être instauré pour l’apprentissage du dialecte alsacien. Avant qu’il ne soit trop tard…
  • Que soient tirés au profit de l’islam les enseignements du modèle alsacien de laïcité et notamment l’enseignement universitaire.
  • Que la Collectivité européenne d’Alsace dispose, ne serait-ce dans un premier temps à titre expérimental, « d’un pouvoir normatif », hors droit régalien, en vue de revivifier le droit local et de faciliter la mise en œuvre de projets communs avec ses voisins de tradition fédéraliste qui disposent d’un pouvoir de décision autonome qui les dispense d’en référer à l’État central notamment pour la conduite de projets transfrontaliers.
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