6 minutes de lecture

Dans L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Nicolas Duvoux propose de prendre au sérieux la subjectivité dans l’analyse du monde social. Il ne le fait pas pour souligner l’écart entre nos « sentiments » (de déclassement, d’insécurité,…) et la réalité objective des faits, des conditions matérielles d’existence et des intérêts, et discréditer dans le même mouvement ce que chacun ressent. Il souligne au contraire le risque qu’il y a à ne voir que le temps présent et à négliger « l’épaisseur temporelle de l’existence humaine, le sentiment de faire face à un implacable destin ou, à l’inverse, de maîtriser son avenir au point de pouvoir prétendre à une inscription dans une très longue durée ». Pour savoir quoi changer dans la réalité concrète, il faut déterminer « comment les gens construisent et ressentent subjectivement leur univers ».

La pauvreté subjective

Le deuxième chapitre du livre s’intitule « une science de la subjectivité ». Nicolas Duvoux tente de la fonder sans le secours des mathématiques, inappropriées lorsqu’il s’agit de rendre compte des « qualités ressenties de nos expériences conscientes qui produisent des effets : cela fait quelque chose d’avoir une douleur dans le bras ». Il distingue le sentiment de l’émotion : « on parlera avant tout d’émotion pour décrire l’effervescence d’une manifestation (…) on privilégiera au contraire le sentiment pour décrire les logiques d’attachement à des figures, des causes, des partis politiques, mais aussi pour désigner les liens affectifs durables d’un individu ».

Son exploration prend alors deux directions. La première est « l’avenir confisqué » des classes populaires. Le régime de croissance des Trente Glorieuses n’est plus atteignable « mais il continue cependant à structurer les attentes et les aspirations en même temps que les imaginaires politiques ». Si les classes populaires et moyennes d’Europe et des États-Unis se vivent aujourd’hui comme les perdants de la mondialisation, c’est « de manière relative, au regard de l’ascension de deux autres groupes sur la même période : les élites de ces mêmes pays dont l’enrichissement a été beaucoup plus rapide d’une part ; les centaines de millions de personnes qui sont sorties de l’extrême pauvreté en Asie (essentiellement en Inde et en Chine) d’autre part ».

Les analyses en termes d’inégalités de revenu ou de seuil de pauvreté, définissant des segments de population homogénéisés, « moyennisés », et leur écart avec un groupe central, médian, sont insuffisantes pour saisir les effets délétères du sentiment d’être pauvre, ne serait-ce que « relativement à d’autres ». La « pauvreté subjective » ne souffre pas d’un « biais cognitif ». C’est un indicateur de la trajectoire perçue « qui articule insécurité du point de vue de l’avenir (pessimisme) et regard dépréciateur sur sa trajectoire passée ». Elle intègre une dimension dynamique en lien étroit avec « la mobilité intergénérationnelle, de position présente et de trajectoire escomptée ». Pour le dire autrement, le patrimoine d’un jeune cadre est inférieur à celui d’un ouvrier âgé, mais leurs projections ne sont pas les mêmes, « le premier peut se projeter dans le destin des aînés de son groupe, ce qui n’est le cas qu’à un degré moins important des jeunes ouvriers et employés ».

En quête de pérennité

Pour renforcer son propos sur l’importance du « différentiel de sécurité entre les groupes sociaux, différentiel qui renforce le pouvoir et la maîtrise des uns sur l’avenir individuel et collectif en même temps qu’il conduit à la déprise et à la dépossession des autres », Nicolas Duvoux explore dans un chapitre très précisément documenté, le monde des philanthropes.

Les ressorts de la philanthropie sont divers, les comparaisons entre la France et les États-Unis, souvent faites, sont peu pertinentes (voir le rapport de Terra Nova). Les motivations exprimées par les philanthropes, le fait de « croire en une cause, d’agir comme un catalyseur de changement, de se réaliser, de sentir comme un devoir et une responsabilité de partager sa richesse,… » ainsi que les retours attendus — c’est sans doute un peu différent pour les « petits donateurs » —, prestige, notoriété, influence, varient d’un philanthrope à un autre. Ce qu’ils ont en commun est « la maîtrise de l’avenir et la projection de la famille des donateurs dans une forme de pérennité ». Cette « projection dans un avenir relativement long » constitue le principe de liaison entre la « vérité objective et la vérité subjective » de la philanthropie. On ne peut pas penser l’une sans l’autre.

La perspective d’engendrer des héritiers « ingrats et paresseux semble constituer le repoussoir ultime des fondateurs ». L’importance du patrimoine dans sa fonction de sécurisation des parcours, « jusqu’à trois générations », dit une donatrice, a été maintes fois souligné. Il ne suffit pas de mesurer les inégalités de fortune. La philanthropie met l’accent sur les aspects immatériels de la transmission, « un ethos laborieux et généreux », des valeurs, une histoire familiale, une réputation, un nom. C’est ainsi que les philanthropes des grandes fondations « parviennent à convertir leur capital économique en capital symbolique ». On a peut-être là la meilleure définition possible de l’objet de cette « quête de sens » qui nous occupe tant et qu’on sait si mal définir. Quête de sens qui n’est pas propre aux philanthropes, mais qui ne peut certainement pas aboutir lorsque « l’avenir est confisqué ».

Si « le rapport à l’avenir constitue un critère majeur pour analyser les différenciations sociales », faut-il s’étonner que ceux à qui est refusée la possibilité de s’inscrire dans un temps suffisamment long, doutent de nos valeurs, de ce qui constitue le socle de nos démocraties et soient tentés par le « séparatisme social et culturel ». Ils sont très divers, exilés ou gilets jaunes, salariés pauvres ou bénéficiaires de prestations sociales, ruraux ou banlieusards. Ils peuvent se sentir plus rivaux que solidaires. Ils sont réunis par la même crainte du « monde d’après », ou plutôt par la même incapacité à penser qu’il y aura, pour eux, un monde d’après. Le dérèglement climatique ne fait qu’ajouter une couche.

Du possible sinon j’étouffe

Le livre de Nicolas Duvoux résonne avec celui de Pierre Rosanvallon Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français (voir la note dans Metis) dans lequel il signait un très intéressant « Rebond ». Partant du constat que « la vraie vie des Français n’est pas dans les grandes théories ou les moyennes statistiques » et « pas davantage racontée par les sondages », il analysait le système que forment les « épreuves de la vie » avec les émotions qu’elles suscitent et les attentes qui s’y forment : « Les épreuves sont des faits sociaux totaux qui lient de façon indissociable la réalité et sa représentation. Le psychologique, le politique et le social se nouent intimement en elles ». Nicolas Duvoux insiste dans son livre sur la représentation de l’avenir qui s’y forme, de ses possibilités ou impossibilités.

Dans La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire, Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre citent cette phrase de Gilles Deleuze et Félix Guattari en 1968 « Du possible, sinon j’étouffe ». Elle nous rappelle la violence qu’il y a à être enfermé dans le présent, à voir son « avenir confisqué ». Elle dit aussi que le champ des possibles n’est pas clos et fixe. Le possible n’est pas prédéfini. Il est créé en situation dans « l’écart entre champ d’expérience et horizon d’attente ». Il est l’objet même, à chaque instant, des controverses politiques.

Pas de papiers, pas de JO, pas de Grand Paris

Pour conclure et rebondir sur l’éditorial du 17 octobre, on peut espérer que les Jeux olympiques rendent possible ce qui était réputé impossible, la régularisation de centaines de travailleurs sans papiers (Le Monde du 19 octobre 2023). Salariés dans une trentaine d’entreprises, ils pourront continuer à travailler, ils sortiront de la totale insécurité juridique dans laquelle ils se trouvent et pourront terminer à temps les chantiers en cours. Une perspective d’avenir. Et qui sait une perspective pour d’autres travailleurs sans papiers. Ils ne travaillent pas tous pour les JO !

Pour en savoir plus

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.