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– Michaël Pinault, propos recueillis par Jean-Marie Bergère –

En décembre dernier, Marylise Léon a présenté les initiatives de la CFDT quant aux enjeux écologiques. Lors de la Conférence de presse, la CFDT a également présenté une initiative qui innove dans les pratiques syndicales et qui émerge désormais dans le paysage des acteurs de la transition écologique. Michaël Pinault a en charge l’action revendicative depuis 4 ans au sein de la Fédération Conseil, Communication, Culture (F3C). Il a mis en place dès 2020 un réseau très actif de militants et d’élus d’entreprises, le réseau des « Sentinelles vertes ». Il nous en dit plus.

Jean-Marie Bergère : Créer un réseau de militants issus d’entreprises et d’administrations différentes n’est à priori pas une pratique ordinaire du syndicalisme. Qu’est-ce que cela change ?

Michaël Pinault : Les Sentinelles vertes sont un élément de la stratégie de la CFDT. Marylise Léon a présenté notre Manifeste pour une transition écologique juste. Il apporte une boussole pour agir pour la justice sociale et insiste sur le rôle « d’accélérateur » des travailleurs dans les actions structurelles à mettre en œuvre pour transformer notre modèle social et économique.

L’initiative que j’ai présentée bouscule nos pratiques et la manière de nous adresser à nos adhérents. Elle permet à chacune et chacun de rejoindre directement ce réseau des Sentinelles vertes, dans lequel il décidera ensuite de la manière dont il souhaitera participer. C’est étonnant, mais la notion de « collectif thématique » proposé directement aux adhérents n’existait pas à la CFDT. Elle a été mise en place officiellement lors du congrès confédéral de Lyon en 2022. Par un amendement porté d’ailleurs par une sentinelle verte !

C’est un service à l’adhérent supplémentaire que proposent ces collectifs qui incitent à plus de proximité et de transversalité dans nos pratiques. Cette dynamique fait émerger par exemple des militants parmi des adhérents qui ne pensaient pas pouvoir exprimer leur envie d’engagement en lien avec les urgences écologiques dans le cadre d’une action syndicale. Par contre à titre individuel, il pouvait militer dans une ONG, être animateur de fresque pour le climat ou shifteur pour la transition énergétique… Le réseau des SV l’interpelle directement et fait appel à ses compétences, à son émotion, à son envie d’agir.

Et en contrepartie, ce réseau, ou collectif, génère aujourd’hui de l’énergie militante qui va nourrir les actions dans les entreprises et les syndicats. Et cela devrait bousculer également nos pratiques syndicales.

Alors pourquoi ces Sentinelles vertes ? Qu’est-ce qui les réunit et qu’ont-elles en commun ?

La question des urgences écologiques est portée par notre fédération depuis longtemps. Cela devait déboucher sur une mobilisation importante au sein de notre organisation, une sorte de point de bascule. Pour produire du changement, il faut mettre en mouvement les forces syndicales dans les entreprises et les administrations. Le pouvoir d’agir sur les lieux du travail, auprès des salariés, c’est notre première légitimité syndicale, au-delà des grandes revendications et des réflexions autour des enjeux de transitions écologiques. Il faut pouvoir faire le job au plus près des travailleurs, auprès des directions d’entreprises, dans le cadre des espaces du dialogue social. Il faut faire ce que beaucoup d’acteurs écologiques ne peuvent pas faire : intervenir et agir au sein même des administrations et des entreprises afin de les transformer de l’intérieur, avec les salariés.

Pour cela, les enjeux de la sensibilisation et de l’exemplarité ont été notre premier levier. Nous avons fait appel à tous les militants, élus d’entreprise, délégués syndicaux et simples adhérents qui étaient déjà très investis sur les urgences écologiques, à titre personnel ou syndical.

En quelques semaines, le réseau des Sentinelles vertes était né. Et nous avons constaté très vite qu’il y avait une forte attente pour partager les connaissances, pour apprendre, pour échanger. Depuis des dizaines d’années, élus et délégués syndicaux travaillaient déjà sur ces questions ou bien se questionnaient pour améliorer leurs pratiques. Nous étions assis sur une mine d’or sans le savoir avec par exemple des initiatives et des pratiques qui n’avaient pas attendu la loi Climat !

Rapidement nous avons pu rassembler ces compétences, ces retours d’expériences et surtout aussi beaucoup d’énergie pour avancer ensemble.

Comment ce réseau est-il organisé et comment le rejoindre ? Concerne-t-il un type d’entreprises ?

Le plus simplement du monde ! N’importe quel adhérent CFDT de la F3C peut faire une demande pour rejoindre le collectif des SV. Il y a une adresse mail, un QR code, un espace internet dédié accessible pour chaque adhérent de la CFDT. Ce réseau est animé par la fédération par une équipe de sentinelles vertes, un peu en mode auto-gestion avec des projets, des agendas et des groupes de travail.

Il est à l’image de la CFDT et sa composition suit la typologie de la F3C qui a beaucoup de cadres : beaucoup de Sentinelles vertes viennent de grandes entreprises. Et j’ajouterais que nous avons un grand travail à faire pour construire une vraie écologie populaire dans le monde du travail qui ne s’adresse pas qu’à des mâles blancs, cadres, au-dessus de 40 ans. Même si dans les Sentinelles vertes, nous approchons la parité des genres.

Et avez-vous un objectif « quantitatif » de sentinelles ? Cette initiative va-t-elle s’étendre dans toute la CFDT ?

 Parmi les plus de 600 000 adhérents de la CFDT, je pense que ce collectif devrait rapidement intéresser et mobiliser plusieurs milliers de militants. Mais nous n’avons pas d’objectif quantitatif si ce n’est de vouloir peser dans le plus d’entreprises, d’administrations et de branches possibles. La CFDT est très active sur les questions de la transformation écologique de notre monde du travail, il faut relayer les paroles par des actes au plus près des travailleurs et des entreprises. Nous devons nous mobiliser !

Par contre, l’initiative des Sentinelles vertes ne se cantonne pas qu’à la F3C. Elle se déploie déjà dans plusieurs organisations de la CFDT, que cela soit dans les territoires, avec des Unions régionales interprofessionnelles, ou dans les fédérations professionnelles. Le 24 janvier dernier, après deux semaines de sollicitation auprès des adhérents bretons, l’URI Bretagne a lancé son réseau de sentinelles vertes avec plus d’une centaine de militants.

Le réseau des sentinelles vertes devient ainsi un réseau confédéré, animé par chaque structure fédérative de la CFDT. Là aussi, nous allons devoir multiplier la transversalité entre structures et démultiplier les initiatives.

Et qu’est-ce que ce réseau produit ?

Je dirais deux mots en priorité : l’émancipation écologique. J’entends par émancipation écologique, le fait de pouvoir comprendre les enjeux, apprendre de ce que nous dit la science, et aller chercher des moyens d’agir pour devenir soi-même un acteur de la transformation écologique de son entreprise et au-delà dans notre société. Même si cela est perturbant et parfois cela touche l’émotion, la compréhension de l’extrême urgence des enjeux écologiques est indispensable. Cette valeur d’émancipation est puissante dans l’histoire de la CFDT. Les Sentinelles vertes ont d’abord vocation de permettre une émancipation écologique pour chacune et chacun de ses participants.

L’action collective et la force de la CFDT permettent d’apporter un vrai pouvoir d’Agir, souvent le meilleur remède au découragement. C’est flagrant lorsque des salariés souhaitent eux-mêmes devenir animateurs de fresque après avoir participé à une fresque du Climat, ou du numérique, par exemple. Ou bien lorsqu’un élu de CSE ou un délégué syndical redécouvre tous les leviers d’action qu’il a à sa disposition.

Ensuite, bien évidemment, la CFDT construit de nombreux outils, webinaires et cahiers revendicatifs pour permettre d’outiller l’ensemble des militants. Le réseau des SV a apporté une forte contribution tout en mobilisant ses participants avec un webinaire mensuel depuis 2022, des supports revendicatifs, un parcours de formation et des outils de sensibilisation.

La CFDT plaide pour la création de « Commissions environnement » au sein des CSE et a salué par exemple l’accord signé au sein de la branche Pharmacie pour les systématiser. Comment articuler ce fonctionnement en réseau avec des actions plus ancrées dans la culture, les pratiques syndicales traditionnelles et les institutions représentatives du personnel (IRP) ?

Nous constatons une forte envie de la part des élus des IRP sur les questions écologiques. Et surtout l’envie de comprendre comment rentrer dans le match avec en effet des pratiques de négociation parfois bloquées, souvent cantonnées sur les mêmes sujets. Et je n’évoque pas la question des moyens. De même, les salariés expriment de plus en plus fort leurs interrogations et la prise en charge syndicale sur les questions environnementales est en train de devenir un argument syndical auprès des salariés. Nous avons très récemment développé un outil pédagogique de sensibilisation avec un atelier : la Fresque du Pouvoir d’Agir dans l’entreprise. Cet outil permet de rappeler l’ensemble des possibilités offertes par l’action collective et syndicale dans l’entreprise, le rôle des élus du CSE, l’action du délégué syndical et l’environnement législatif et juridique qui permet au dialogue social de retrouver une centralité sur les enjeux de transformation écologique.

Je pense que le sujet du pouvoir d’agir est central. Il faut combattre l’inertie et le sentiment de découragement devant l’ampleur de la tâche par la mise en mouvement du plus grand nombre. Les organisations syndicales ont une grande responsabilité et c’est une chance. Elles sont du bon côté du filet.

On peut avoir le sentiment que les salariés engagés sur l’écologie agissent plus par sécession : « je ne veux pas travailler pour un pollueur », — je pense aux diplômés d’AgroParisTech par exemple —, ou par la recherche de sens dans leur vie, — la permaculture plutôt que les tableaux excel —, qu’en cherchant à transformer les entreprises ou les administrations « de l’intérieur » par leur action et le dialogue social ? Est-ce exact ? Doit-on y voir du fatalisme, un discrédit des organisations et du travail syndical ?

J’entends beaucoup des discours de colère et parfois de découragement. Et je les partage. Mais je ne vois personne parmi ces salariés ou ces étudiants qui restent immobiles. Ils ont leur propre mouvement, leur énergie. Et porter un regard parfois dur sur le monde syndical ne peut que faire du bien à ces organisations qui sont essentielles pour les combats à mener. Elles sont utiles, il faut les bousculer. Mais il faut aussi les rejoindre ! Car la partie à mener ne peut se faire qu’ensemble et la question de la représentation des travailleurs et du dialogue social est primordiale pour réussir à s’engager sur ce chemin de crête : une transformation écologique plus radicale et garante de justice sociale.

Et je vois aussi des initiatives nouvelles avec un premier éco-syndicat ou l’accélération de la création de collectifs de salariés. Cela démontre que nous sommes nombreux à voir dans l’action collective dans les entreprises une vraie solution ! Je pense que dans l’effervescence actuelle, avec beaucoup d’initiatives et d’impatience, sont en train d’émerger de nouvelles pratiques d’action et de nouvelles alliances transgénérationnelles et multi-organisation.

La CFDT a d’ailleurs su initier avec d’autres structures le Pacte Pouvoir de Vivre qui permet de mobiliser la société civile en construisant une plateforme revendicative commune. Le réseau des Sentinelles vertes a également construit des alliances et des partenariats avec d’autres acteurs qui ne connaissaient peu ou pas l’action syndicale en entreprise. Cela enrichit collectivement de fait nos pratiques et nos réflexions.

Le Manifeste pour la transition écologique juste présente une série de revendications pour une transition juste. Comment s’articulent ces revendications avec les revendications sociales plus classiques ? Vous heurtez-vous à l’opposition, réelle ou chargée d’intentions pas toujours explicites, entre « fin du mois et fin du monde » ?

Les travailleurs sont en premières lignes des transformations. Ils sont les premiers à en subir les conséquences, mais aussi ceux qui peuvent les négocier et les mettre en œuvre. De fait, toutes les revendications de la CFDT s’appuient sur le besoin de démocratie et l’exigence de justice sociale pour accélérer ces transformations écologiques. En explorant la complexité des sujets sans jamais perdre de vue ni la protection des personnes ni les urgences écologiques, il est possible d’éviter des oppositions bloquantes.

Dans les entreprises, au sein des CSE par exemple, il va falloir à un moment donné sortir des faux débats d’opposition entre organisations ou auprès de la direction pour enclencher les actions de bon sens. Celles qui vont vers plus de sobriété, vers plus de sens et bonheur au travail, vers la protection du vivant, vers la décarbonation des activités. Par contre, plus le temps passe, plus les inerties pèsent sur l’action, et moins il sera possible d’anticiper et de négocier. Plus on attend, plus les transformations s’imposeront avec violence et beaucoup d’injustices.

Le premier enjeu pour les entreprises dans la réduction des émissions de GES, de consommation d’énergie ou de protection de la biodiversité, est celui des process de production et des conditions de travail. Les transformations attendues ne sont-elles pas alors plutôt du ressort du management et des directions ?

Non. Car penser cela, reviendrait à entretenir des boites noires au sein des entreprises où les salariés et leurs représentants n’ont pas de légitimité ni à comprendre, ni à participer aux décisions. Le dialogue social a été tenu suffisamment éloigné des politiques de RSE des entreprises pour continuer à fonctionner ainsi. Les transformations écologiques constituent un objet du dialogue social. Elles doivent être menées ensemble, parfois même de manière contradictoire si besoin. Mais in fine, c’est l’ensemble des acteurs qui doivent porter un même projet. Nous avons réussi en un siècle à nous défaire d’un paternalisme d’entreprise, ce serait dommage, au bord du précipice, d’avoir affaire à une forme de paternalisme écologique éclairé !

Au contraire, le combat qui se joue est le combat de toute notre humanité. Il doit réunir toutes les parties prenantes de l’entreprise pour construire les conditions d’une vraie bascule écologique. Pour aller vers une entreprise générative dans laquelle on doit répondre concrètement aux questions du sens au travail, du partage de la valeur ou de la gouvernance par exemple.

Comment pouvez-vous agir par ailleurs sur les politiques de RSE, de définition de leur raison d’être ou pour dénoncer le green washing ?

Je vais revenir sur le réseau des SV pour mettre en avant les salariés et leurs représentants puisque vous posez la question de l’action. Il est important à la fois que les élus et mandatés syndicaux puissent monter en compétence et élargir le champ du dialogue social aux questions RSE. Pour cela, il faut que rapidement les pratiques autour de la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE) et tout ce qu’a induit la loi Climat dans les prérogatives du CSE puissent radicalement fluidifier les pratiques dans le champ du dialogue social. Et cela va dans l’intérêt des directions d’entreprise qui vont devoir bouger à défaut d’anticiper.

Les négociations doivent elles aussi se diversifier avec des leviers porteurs de sens et pas si compliqués à mettre en place comme les questions autour de la mobilité, avec le Forfait de mobilité durable, ou de la rémunération avec par exemple une négociation sur la performance environnementale dans le cadre d’un accord d’intéressement.

Il y a aussi un autre sujet que nous n’avons pas abordé. Celui du rapport de force ou plutôt celui de la mobilisation des salariés. Qui doivent être sensibilisés, écoutés, et embarqués dans la transformation écologique de leur entreprise et notamment par l’action syndicale. Sans eux, il peut y avoir un risque de blocage, de résistance ou d’incompréhension. Mais avec eux, on construit alors un rapport de force positif pour les enjeux écologiques et la pérennité des entreprises qui réussiront à s’adapter. C’est aussi par ce rapport de force qu’il est plus facile de relativiser une politique RSE de type green washing pour en co-construire une plus sincère et plus ambitieuse.

Une entreprise qui s’interroge sur sa raison d’être devra résoudre l’équation du vivre ensemble et d’un sens partagé pour la finalité de ses activités alors qu’il y aura toujours des oppositions à gérer. De fait, la participation des salariés au projet est fondamentale. Seul un dialogue social nourri et respectueux peut permettre de rassembler tous les salariés.

Nous espérons à terme pouvoir mobiliser ces élus et salariés dans ces réseaux des Sentinelles vertes pour mettre en mouvement et accélérer les transformations écologiques dans les entreprises et les administrations.

Pour contacter le réseau

Michael PINAULT – Secrétaire fédéral F3C en charge de l’action revendicative : sentivertes@f3c.cfdt.fr

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.