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Nous ne sommes pas d’accord sur grand-chose, mais unanimes pour « que ça change ». Robert Charlebois chantait : Faut que ça change Quand on change change change Tout s’arrange. Quelques années auparavant, en 1956, Boris Vian dans sa très actuelle Complainte du progrès, se montrait moins volontariste : Maintenant, c’est plus pareil
Ça change, ça change.

Est-ce le monde qui change, malgré nous, sans nous, à cause de nous ? La technologie qui change le monde ? Nous serions alors sommés de nous adapter pour ne pas périr… Est-ce nous qui, insatisfaits du monde tel qu’il est, désirons le transformer, le changer, en mieux ça va de soi ? Dans ce cas, comment faire ?

Oublions un instant ceux qui résistent, qui souhaitent que rien ne change ou qui regardent, navrés, le monde s’agiter en pensant que cela n’est que l’écume et se résignent à ce que « tout change pour que rien ne change ». Plaçons-nous du côté du volontarisme, de tous ceux qui, à défaut de rêver au meilleur des mondes, n’entendent pas abandonner l’idée d’un monde non seulement durable, mais meilleur. Restons sur la question de la méthode.

J’ai connu le temps, non pas des révolutions, mais de la croyance dans un changement possible par une révolution : « Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout ! ». 1789 avait ouvert la voie. Les partis communistes, façon 20e siècle, repris la méthode. Cela concernait toutes les composantes de la société, entreprises incluses. On perd son temps à vouloir améliorer l’Ancien Monde. Il faut le renverser. Le pouvoir politique et économique est à prendre. Seule une révolution peut le faire. Le fiasco des pays communistes, le fait que la dernière « révolution » en date soit iranienne et islamiste, a totalement discrédité le mot et la chose. Ou alors elle prend la forme d’une envie irrésistible de « renverser la table », façon Brexit. Pas de regrets. Un peu de commisération quand un candidat à une élection importante intitule son livre-programme « Révolution ». Il arrive que les mots perdent leur sens.

D’autres prônaient la voie réformiste. Question de tempérament souvent. Je n’entends plus guère le mot « réforme ». À l’heure du clash et des punchlines, il est trop tiède. Il manque d’ambition quand il est de bon ton de se déclarer « sans tabou » et radical dans ses positions, y compris pour lutter contre la radicalité. Vivent le réarmement tous azimuts, la « désmicardisation, la débureaucratisation, le déverrouillage » ! Dans l’entreprise, il n’est pas si facile d’assumer une étiquette de « syndicat réformiste » et de signer des accords fruits de compromis… On fait encore des réformes, elles nous divisent, se complètent, s’annulent, se contredisent, s’oublient, mais le réformisme comme doctrine est singulièrement dévalué.

Révolution ou réforme, ces mots appartiennent tous deux au même monde. Un monde soudé, du moins en occident, par la croyance indiscutable en un progrès continu grâce à une croissance illimitée. Désormais la discussion est ouverte et l’urgence écologique a imposé un autre mot, celui de transition. Ou mieux de bifurcation. Les controverses en termes de méthode se sont déplacées. Elles portent moins sur l’opposition entre la rupture et la progression pas à pas, que sur l’échelle pertinente pour agir. Les débats en vue des élections européennes s’en préoccupent bien sûr, mais c’est une question qui est posée à chaque acteur public ou privé, de l’ONU au colibri qui fait sa part pour éteindre l’incendie.

Trop de paramètres, technologiques, humains, climatiques, géopolitiques, sont mis en cause. Le corps social, à tous les niveaux, doit être pensé comme un écosystème. Nous ne sommes plus « maître et possesseur de la nature », mais dans une relation de dépendance mutuelle. La transition ne dit pas la destination finale, l’aboutissement, les leviers de l’action. Nous devons être attentifs aux interactions, aux émergences, à l’imprévu, à l’improbable. « Un battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas », pour citer le météorologue Edward Lorenz. Les extrapolations linéaires nous conduisent à des conclusions fausses, il nous faut inventer, expérimenter, tâtonner, veiller aux relations entre parties-prenantes, aux coopérations entre acteurs. Le changement ne se décrète pas. Il ne suffit pas de poser sur une affiche électorale au-dessus du slogan « Le changement c’est maintenant » pour qu’il advienne. Plusieurs articles de notre dossier ont été consacrés à l’importance du dialogue social dans l’entreprise, y compris pour affronter des enjeux planétaires.

Le 13 mars, lors du lancement du Bauhaus des transitions, un intervenant faisait remarquer que nous allions devoir nous défaire d’une conviction parmi les plus ancrées et admettre que « les effets d’échelles ne sont pas forcément positifs ». Il nous faudra faire sans économies d’échelle et sans « passage à l’échelle ». Sans pour autant abandonner une perspective globale.

C’est sans doute une difficulté majeure, comment relier des expérimentations locales, situées, singulières, et des transformations structurelles, généralisées. Le slogan « Think global, act local» qui nous guidait il y a une trentaine d’années, n’est plus de mise. Il est interprété comme la prétention de dire d’en haut ce qu’il faut faire en bas. Il pense top-down quand il faut penser bottom-up.

Ou mieux, penser latéralement, en réseaux, par échanges entre pairs, apprentissages mutuels au sein de collectifs. Plutôt que se fier à des schémas simplificateurs, il faut s’inspirer, prendre soin des pollinisateurs et favoriser l’essaimage à condition qu’il ne signifie pas la duplication d’un modèle, les recettes honnies, l’injonction « hors sol ». On préfère les utopies concrètes, les lieux alternatifs, les micro-conceptions plutôt que les grandes théories. Dans l’entreprise, on se méfie des discours d’Assemblée générale vite taxés de green washing, mais on ne rechigne pas à organiser le co-voiturage, à refuser les produits toxiques et le gaspillage. Des salariés se proclament « Sentinelles vertes » pour devenir acteurs de la transformation de leur entreprise et au-delà de la société. Ils se voient comme des « accélérateurs » agissant pour une transition écologique juste.

Comment nommer ces transformations à bas bruit, comme les rendre visibles et intelligibles, comment penser les « effets boule de neige », comment articuler ces actions et expérimentations avec les politiques globales ? À propos des hackers californiens, Michel Lallement écrivait qu’ils veulent avant tout « reprendre leur destin en main » et partager avec nous leurs « rêves collectifs » de modèles d’actions plus démocratiques et plus justes. Ceux-là même qui s’expérimentent au sein de ces « poches alternatives où déjà fermente le nouveau monde ». Le site du Museum d’histoire naturelle me dit que « la fermentation est la modification des aliments par des microbes, champignons ou bactéries ». On ne voit pas ces forces agissantes, elles sont microscopiques, mais à la fin la transformation a eu lieu. Et ce n’est pas si mal. Les amateurs de fromage, de vin ou de kombucha, me comprendront !

La parole au poète en conclusion :

Antonio Machado (1875-1939)

Caminante, son tus huellas,         Toi qui chemines, ce sont tes traces,

El camino y nada más ;                  Le chemin et rien de plus ;

Caminante, no hay camino,         Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin,

Se hace camino al andar.             Le chemin se fait en marchant

Al handar se hace camino              En marchant le chemin se fait

Y al volver la vista atrás                 Et quand on se retourne pour voir

Se ve la senda que nunca              On voit le sentier que jamais

Se ha de volver a pisar (…)           L’on n’aura plus à fouler (…)

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.