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par Dominique Peccoud

L’OIT n’a pas choisi de parler d’emploi, mais de travail décent. Lorsque les nations unies ou d’autres experts des relations internationales parlent de travail décent, on entend fréquemment parler de jobs, de travail, ainsi qu’une expression qui revient : « We want to head full and productive employment and decent work, c’est à dire « nous voulons un emploi complet et productif et un travail décent ». Dans cette expression : employment est une catégorie statistique. Cela veut dire absence de chômage. Full employment veut dire : tout le monde a la capacité d’exercer un travail. Ce n’est donc pas du tout au sens d’emploi dans une relation contractuelle entre un employeur et un employé. C’est une notion statistique.

En revanche quand on parle du type de travail, on parle bien de travail et non pas d’emploi. Notre Directeur général, venant d’un pays d’Amérique du sud, en l’occurrence le Chili, a toujours été préoccupé par le fait que si l’OIT veut être pertinente, elle ne doit pas seulement se préoccuper de l’emploi au sens contractuel entre des employeurs et des employés, mais de toutes les formes de travail possibles.Il ne faut pas attendre que l’économie soit formalisée dans des relations employeurs/employés pour que l’on puisse parler de décence au travail et de définition normative de cette décence au travail. C’est pourquoi nous avons traduit travail et non pas emploi. Pourquoi ne prend-on pas non plus le terme job au sens américain ? Parce que si vous regardez l’éthymologie de ce terme qu vient de l’anglais « goby » venant lui-même du français « gober ». Un job c’est pouvoir gober un travail qui vous permet de survivre un jour. C’est exactement à l’opposé de la position de l’OIT qui propose une durée dans le travail. Enfin, nous avons préféré le terme de décence à celui de dignité. Non pas parce que nous nions la dignité mais parce que nous voulons essayer de proposer des conventions internationales qui ne s’imposent pas comme telles à tout le monde de la même façon. Le propre de la décence c’est la manière dont la dignité humaine est reconnue dans une société à un moment donné. Le premier acte de décence que l’on a dans notre vie c’est de nous saluer. Si vous comparez l’art de se saluer au Brésil et dans l’United Kingdom, vous voyez bien que l’on est à deux pôles dialectiques. Au Brésil on veut exprimer son désir de fusion avec l’autre et ce sera « l’abraço » brésilien, dans l’United Kingdom on vous dira un « quiet distant hello » qui vous dira « Monsieur je vous respecte mais je souhaite rester à distance de vous autant que je souhaite que vous restiez à distance de moi ». Et donc vous voyez bien que l’on est là dans deux formes de société bien différentes. Mais néanmoins le but de la salutation est toutefois de pouvoir exprimer le rapport que l’on a à la reconnaissance de la dignité intrinsèque de l’autre en tant que personne humaine.

Nous avons défini un plancher de décence universelle qui correspond à des normes devant être respectées dans tous les pays membres de l’OIT, du seul fait qu’ils en sont membres et qui se décline en quatre points. Le premier : la liberté de négociation et d’association collective, c’est-à-dire la capacité pour des hommes et des femmes d’une société de constituer des personnes morales où certains délégués auront possibilité d’ester en justice éventuellement avec d’autres personnes physiques ou morales. Deuxième point : l’élimination du travail forcé qui dans son objectif même ne s’intéresse qu’à la production issue du travail de quelqu’un et non pas à la personne. Troisième point : l’élimination du travail des enfants. Ceci est un point très important. Il veut dire une chose. Pour nous le travail décent est davantage une dynamique dans laquelle on doit toujours viser plus de décence plus de reconnaissance réciproque de la dignité des uns des autres. Et c’est pourquoi il convient de bien former la génération qui nous suit. Quatrième point : l’élimination des discriminations au travail. Vous remarquerez que nous n’avons pas inclus le sujet du salaire minimum pour une raison très simple. Un salaire minimum doit s’inscrire le cadre de contrats d’emplois employeurs/employés, défendu par les employés, et doit être source d’une dynamique d’associations. Donc, ça n’est pas à nous de définir un salaire minimum. Mais si l’on respecte le droit de libre association et de négociation collective, c’est quelque chose qui se réactualisera sans cesse.

La contribution de l’OIT

Au-delà d’un certain niveau de décence, nous développons à l’OIT quatre stratégies correspondant aux quatre départements de l’OIT. La première c’est la notion de « full and productiv employment » autrement dit en un mot : faire diminuer le chômage et tendre vers le plein emploi partout dans le monde. C’est-à-dire que chacun puisse trouver un travail dans lequel investir ses forces et en échange duquel il pourra vivre. Ceci comporte toutes les politiques nécessaires à la reconnaissance de l’initiative privée, toutes les formes de créations d’entreprises qui ne sont justement pas des entreprises privées de type capitalistique, toute l’économie sociale, tous les services publics qui doivent tendre de plus en plus à avoir la même dynamique d’entreprises que n’importe quelles autres entreprises à base capitalistique. C’est aussi se préoccuper de la formation initiale et des processus de formation continue, car s’il y a une chose certaine aujourd’hui c’est l’accélération technologique qui exige une permanente adaptabilité et capacité de changer très souvent de type de travail.

Deuxième secteur. C’est celui de la santé et de la sécurité au travail. L’OIT publie depuis très longtemps une encyclopédie de la santé au travail, créée avec l’Organisation Mondiale de la Santé, qui est remise à jour en permanencee. Nous nous préoccupons aussi de mettre en place des systèmes de sécurité sociale contre trois types de soucis majeurs : les déficiences de sa santé, l’assurance santé, l’assurance chômage et l’assurance vieillesse. Il faut savoir que dans le monde aujourd’hui, moins de 20 % de la population mondiale bénéficie de ces trois assurances.

Troisième axe de travail : c’est celui de l’établissement de normes internationales du travail et de leur respect dans les pays où elles ont été ratifiées. Il s’agit que ces normes soient transformées en lois locales conformément au concept de décence et non pas de dignité universelle. Mais cela suppose surtout un processus de suivi qui empêche un retour en arrière lorsqu’un pays rencontre, par exemple, des problèmes économiques.

Le quatrième secteur est celui du dialogue tripartite entre le secteur économique de la production, la société civile et les gouvernements. Sachant que s’il n’y a pas de dialogue entre ces trois composantes de la société, il est très difficile d’avoir des sociétés gouvernables. Dans le domaine du travail, cela voudra dire dialogue entre des syndicats organisations ayant en principe des bases représentatives et démocratiques, des associations d’employeurs ayant non moins des bases démocratiques et représentatives, et des gouvernements chargés de faire respecter les lois. Mais vous voyez aussi que l’on encourage par là une production de normes en dehors du processus classique de législation par les parlements. Les conventions collectives ont même valeur de droit que des lois votées par des parlements. Et nous encourageons ce dialogue tripartite car nous le voyons à l’œuvre depuis de nombreuses années dans de nombreux pays. Nous savons que ce processus parvient à produire des politiques suffisamment durables pour faire avancer les pays.

 

Ce que disent les religions

Voilà donc de quoi est fait ce travail « décence » sur lequel nous avons interviewé diverses communautés. Quelles étaient-elles ? Il y avait des traditions chrétiennes, juives, musulmanes, de diverses formes de christianisme de judaïsme d’islam, il y avait des hindouistes, bouddhistes, confucéens, bahaïs, marxistes, etc.. Nous avions choisi un tout petit échantillon sensible aux questions relatives au travail et qui étaient profondément ancré dans une de ces traditions. La synthèse de ces contributions fait ressortir cinq points de convergences

Premièrement, toutes les traditions valorisent positivement le travail, en se fondant selon le cas sur un appel divin ou sur un appel éthique au travail.

Deuxième point : le travail est une expression fondamentale de la dignité humaine intrinsèque qui a des dimensions à la fois spirituelles et matérielles et je dirai conjointement. Cela nous a permis de dégager la notion de dimension objective et subjective du travail. La dimension objective c’est ce que mon travail produit, et la dimension subjective c’est ce en quoi le travail me transforme et me constitue moi-même comme sujet évolutif dans la société à laquelle j’appartiens. Mon travail a une influence décisive sur ce que je suis, pas seulement sur ce que je produis, mais sur ce que je suis. Et le travail au sens le plus large du terme d’activité dominante dans ma vie à la quelle je consacre de manière continue un certain nombre de mes forces.

Troisième point. Le travail a non seulement une dimension personnelle de réalisation de soi mais aussi une dimension sociale. Le travail par l’objet qu’il produit – Marx a à ce sujet des pages absolument fantastiques dans le manuscrit de 1844 – a une dimension intersubjective d’échanges avec l’autre. Il a une dimension sociale au niveau de la famille car il me permet d’avoir les ressources nécessaires à l’éducation des enfants et à prendre soin de la famille. Il a une troisième dimension aussi, celle de l’unité et des liens qui se créent parmi ceux qui pratiquent un même type de travail. Ces liens sont très forts en particulier dans les sociétés indiennes et bouddhistes.

Quatrième point, le travail au-delà de sa dimension sociale a une dimension transcendante au sens très large du terme, je dirai trans-générationnelle : l’activité à laquelle je me consacre a pour but de dépasser mon individualité dans sa limitation temporelle. Il a pour but de laisser une trace de mon passage dans la communauté humaine. Pour d’autres, il a pour but de créer quelque chose ensemble ou bien d’être les bons serviteurs d’une création qui est mise à disposition, cela est variable selon les traditions.

Cinquième point. Toutes ces dimensions du travail font qu’il y a une composante éthique. Il y a une responsabilité et un engagement des individus et des communautés dans leur travail envers les autres.

 

Les diversités d’approches culturelles

Nous avons en Occident globalement une approche très individualiste dans laquelle, les traditions asiatiques aujourd’hui ne se reconnaissent vraiment pas. Car pour elles, à l’inverse de la constitution aristotélicienne de la société, qui est construite sur la complémentarité des individus pour créer la société, que ce soit l’approche confucéenne, l’approche bouddhiste ou l’approche hindouiste, le point de départ est non pas l’individu mais la totalité de la société. On est membre du peuple chinois, membre d’une famille dans le peuple chinois, et on ne prendra nullement en considération les caractéristiques singulières qui sont les vôtres, avant qu’atteignant l’âge adulte, on se dise telle particularité pourra contribuer de manière efficace à l’avancée du groupe. Mais le point de considération initial reste celui du groupe. C’est non moins vrai dans le bouddhisme et dans l’hindouisme. La différence entre l’hindouisme et le bouddhisme, c’est que l’hindouisme vous savez que vous naissez dans une classe sociale dans laquelle vous resterez jusqu’à votre prochain Karma alors que dans le bouddhisme vous pouvez rentrer dans une autre classe et éventuellement en changer en cours de vie. Mais dans un cas comme dans l’autre, la société est hiérarchisée en groupes particuliers et vise la cohésion du groupe total. De sorte que j’ai été très intéressé, d’écouter des intervenants de traditions bouddhiste ou hindouiste, refuser radicalement le libre droit d’association et de négociation collective s’il était destiné à dresser des classes contre d’autres. Il était parfaitement fondé s’il était destiné à approfondir ce que l’on a en commun à l’intérieur d’une certaine classe mais il voulait absolument dire qu’il n’était pas d’accord et il y a eu des discussions très fortes entre nos partenaires marxistes, bouddhistes et hindouistes sur ce point.

De même, du côté de nos partenaires confucéens ce qui était intéressant c’est de voir que là ce n’est pas la notion de classe qui importe c’est la notion de totalité de la société et dans cette totalité de la société on doit contribuer à la faire vivre avant tout et pour tout. Par rapport à individus vis-à-vis de société nous avons eu une réflexion très intéressante à propos de la manière dont est exercée la peine de mort en Chine ou en Occident ou aux Etats-Unis. Vous savez qu’aux USA lorsque vous êtes condamnés on vous garde d’abord fort longtemps en prison et puis quelques dix ans, vingt ans, trente ans après, on va vous exécuter et d’une manière qui soit particulièrement hygiénique pour ne pas vous faire souffrir, dit-on, et vous êtes complètement exécuté individuellement, et chaque exécution individuelle fait l’objet d’un article de défense de la peine de mort . En Chine, les exécutions capitales qui sont fréquentes, en particulier il y en a du fait de la corruption dans les affaires. Ce qu’il y a d’intéressant c’est que ces exécutions ont lieu à la veille des fêtes nationales et par centaines. Il s’agit d’un rite expiatoire collectif et pas du tout d’une exécution d’un individu. Pour essayer de comprendre ce qu’est l’appréhension du collectif par rapport à l’individuel, nous avons là deux images qui m’ont donné personnellement beaucoup à penser.

 

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