Annie Jolivet, propos recueillis par Metis
La Suède, un pays qui a bien changé ! Pour apporter des éclairages sur quelques aspects de la situation économique et sociale suédoise et de ses évolutions, Metis a posé des questions à Annie Jolivet, économiste au CEET (CNAM) et associée à l’IRES. Elle fait le point sur la question de l’immigration et sur les mesures prises, sur les privatisations importantes depuis de nombreuses années dans les secteurs de l’école et de la santé ainsi que sur les transformations de l’assurance chômage et de la syndicalisation.
Les élections de septembre dernier, et la campagne qui a précédé, se sont apparemment focalisées sur les questions d’insécurité, d’immigration (avec un mot d’ordre du type « réduire l’immigration pour réussir l’intégration ») et de pouvoir d’achat des ménages (l’inflation sur 2022 est de l’ordre de 9,5 %). À quelles mesures faut-il s’attendre ?
Ces mesures figurent déjà dans l’accord de Tidö conclu en octobre 2022 entre les trois partis entrés au gouvernement (Modérés, Chrétiens-Démocrates et Libéraux) et les Démocrates de Suède (« extrême-droite ») qui soutiennent le gouvernement au Parlement, mais n’en font pas partie. Une première série de mesures a été présentée par le gouvernement issu des élections dans le cadre du budget d’automne le 8 novembre 2022.
On y retrouve des propositions visant à restreindre l’immigration et à réduire le nombre de personnes sans papiers. Le gouvernement a ainsi budgété un recensement national et prévu des mesures de contrôle d’identité et de prélèvements ADN. Une proposition récente du gouvernement porte sur l’obligation pour les employés de la fonction publique de rapporter les cas de clandestins. Cette proposition a été vivement critiquée notamment par les syndicats d’enseignants qui s’opposent à une telle obligation. Le gouvernement a aussi annoncé que le nombre de demandes d’asile accordées sera abaissé au niveau minimum requis par l’Union européenne.
L’immigration et l’insécurité sont des thèmes présents depuis plusieurs années.
La Suède a accueilli des flux d’immigration importants entre 2000 et 2016 : près d’ 1 530 000 autorisations de séjour ont été accordées sur cette période. Il y a eu un tournant en 2015 lorsque les demandes d’asile ont atteint 163 000 personnes. Dès 2016 des restrictions ont été apportées temporairement. Les flux des demandes d’asile ont été depuis fortement réduits.
Un débat sur la migration de travail s’est ouvert bien avant les élections de 2022. Les possibilités d’obtenir un permis de travail ont été resserrées à partir de juillet 2021 pour les étudiants étrangers. Le Parti social-démocrate souhaitait subordonner l’octroi d’un permis de travail à l’occupation d’un poste pour lequel il existe une pénurie nationale (cette disposition, l’arbetsmarknadsprövning, avait été supprimée en 2008) ; relever le seuil de salaire exigé ; et restreindre les offres d’emploi pour les migrants non européens à des postes à temps plein couverts par un accord collectif.
Le projet de loi « Un besoin de subsistance plus élevé pour les travailleurs migrants » (Ett höjt försörjningskrav för arbetskraftsinvandrare), présenté le 6 septembre 2022 par le gouvernement Andersson alors en place a été repris par le gouvernement Kristersson issu des élections. Il a été adopté le 30 novembre, à une très large majorité, par les quatre partis de la coalition et par le Parti social-démocrate. Le gouvernement pourra fixer un niveau de salaire plus élevé pour les travailleurs étrangers. L’accord de Tidö prévoit que ce niveau sera celui du salaire médian.
L’immigration est l’un des thèmes qui a permis le rapprochement entre les Modérés et les Démocrates de Suède après les élections de 2018. Depuis 2021, les Modérés, les Chrétiens-Démocrates et les Libéraux ont formulé des propositions communes avec les Démocrates de Suède en matière d’immigration et de lutte contre la criminalité organisée. Les affrontements entre bandes rivales en avril 2022 à Malmö ont fait revenir le sujet de la criminalité organisée au premier plan. Il y avait eu des incidents graves en 2017, mais la ville de Malmö avait mis en place un programme inspiré des États-Unis pour aider à sortir des bandes. Le fait que plusieurs personnes mises en cause dans les fusillades d’avril 2022 sont d’origine étrangère, mais nées en Suède, a également réactivé le débat sur le lien entre immigration et criminalité.
L’augmentation des prix des carburants et de l’électricité reste un sujet de préoccupation. Les mesures qui figurent au budget 2023 s’inscrivent largement dans le prolongement des mesures prises par le gouvernement précédent.
Entre janvier et septembre 2022, le gouvernement Andersson avait pris toute une série de mesures, essentiellement budgétaires, pour compenser en partie la hausse du coût de l’énergie pour les ménages et pour les entreprises : réduction du coût des carburants pour les particuliers et les entreprises, compensation de la facture d’électricité pour les ménages, augmentation forfaitaire temporaire des allocations sociales pour les ménages les plus défavorisés, et des aides visant à réduire le coût des intrants pour les secteurs de l’agriculture, de la sylviculture et de la pêche.
Le 27 octobre 2022, avant même la présentation du budget début novembre, le gouvernement Kristersson a annoncé une nouvelle compensation du coût de l’électricité cette fois pour tous les usagers des zones centre et sud du pays (où les prix de l’électricité sont les plus élevés), et pas seulement pour les ménages. Cette compensation, plafonnée pour les très gros consommateurs, sera directement déduite des factures et devrait intervenir début 2023. Le budget 2023 prévoit une réduction de la taxe sur l’essence et sur le diesel, et le prolongement de la réduction temporaire de la taxe sur le diesel utilisé dans l’agriculture et la sylviculture. L’augmentation forfaitaire temporaire des allocations sociales pour les ménages avec enfants est reconduite en 2023.
Compte tenu des prévisions de récession en 2023, le gouvernement pérennise les niveaux plus élevés d’indemnisation du chômage instaurés pendant la crise sanitaire et a budgété des versements plus importants aux fonds d’assurance chômage. Avec 5,83 milliards de couronnes suédoises en 2023, c’est le deuxième poste de dépenses après la réduction de la taxe sur l’essence et le diesel.
Mais en arrière-fond, il faut constater la profonde dérive « libérale » de l’État Providence suédois. Au début des années 1990, le pays a connu un épisode de gouvernement très libéral avant que les sociaux-démocrates ne reviennent au pouvoir en 1994. Des réformes profondes ont alors été enclenchées sur lesquelles les gouvernements suivants ne sont pas revenus : cela concerne l’école et le système scolaire dans son ensemble, la santé (établissements de soin et maisons de retraite en particulier), le système d’assurance-chômage et bien sûr le système de retraite. Peut-on évaluer le rôle que ces transformations ont joué dans les dernières élections ?
Les réformes citées ne relèvent pas uniquement des trois périodes de gouvernement de centre-droit et ont été pour certaines engagées par des gouvernements sociaux-démocrates. En 1991, par exemple, la responsabilité de la gestion des établissements scolaires est dévolue aux communes, le gouvernement et le Parlement conservant la responsabilité des grandes orientations de la politique d’éducation. Cette décentralisation a été lancée par le gouvernement social-démocrate précédent et résulte de plusieurs années de discussions. Elle a été jugée nécessaire pour améliorer l’efficience des établissements dans un contexte de contrainte budgétaire et pour mieux tenir compte des besoins des citoyens.
Les réformes sur la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement (national, régional et communal) ne se sont pas accompagnées d’une modification des sources de financement, qui restent très largement publiques. En revanche, les possibilités d’ouvrir des établissements privés ont accru la part des opérateurs privés dans le domaine de la santé, parmi les maisons de retraite et les écoles.
Prenons l’exemple de l’école : la principale nouveauté a été la possibilité de privatiser des établissements, ou d’en créer de nouveaux sur un mode marchand. Le financement est assuré par « un chèque scolaire » par élève versé aux municipalités puis aux établissements permettant ainsi la création d’« écoles libres » pouvant appartenir à des personnes privées, à des sociétés commerciales, voire à des groupes cotés en bourse. La philosophie en est que les familles « ont le choix ». A-t-on des évaluations de ce système dans lequel aujourd’hui un élève (ou étudiant) sur 5 est dans une « free school » ?
Les scores des élèves suédois obtenus dans le cadre des évaluations internationales PISA s’étaient effectivement dégradés entre 2000 et 2012, ce qui avait suscité un vif débat. La tendance s’est inversée à partir de la vague PISA 2015, et en 2018 les deux tiers de la baisse avaient été rattrapés.
Au début des années 2010, étaient pointés des écarts de performance à la fois entre écoles et entre groupes d’élèves, des études plus courtes pour les élèves d’origine étrangère, une diminution de la qualité des enseignements et une augmentation de la concurrence entre les établissements avec le passage de services universels à des choix multiples pour les usagers, le développement des établissements indépendants à financement public. En 2013, une inspection nationale (Statens Skolinspektion) a été créée pour vérifier la qualité des établissements scolaires et sanctionner le cas échéant. Par ailleurs des règles de certification des enseignants ont été rendues plus exigeantes à partir du début des années 2010.
Depuis le début des années 1990, le nombre et la part des élèves scolarisés dans les écoles indépendantes n’ont cessé d’augmenter. En 2020-2021, une école sur quatre est une école indépendante. Cette proportion atteint 35 % pour les écoles secondaires. C’est pour ce niveau d’étude que la proportion d’élèves dans des écoles indépendantes a le plus fortement augmenté. Il atteint 30 % en 2020-2021.
Les études réalisées sur la vague PISA 2018 ont montré que les résultats des élèves des écoles indépendantes sont supérieurs à ceux des élèves des écoles gérées par les communes, même après prise en compte de l’origine socio-économique des élèves. Les critères de sélection pourraient expliquer une partie de ces meilleurs résultats. Par ailleurs une ségrégation existe en particulier dans les grandes villes : les élèves d’origine étrangère se trouvent plus fréquemment dans des établissements où ils sont en forte proportion.
Parmi les mesures envisagées par le gouvernement, les écoles indépendantes pourraient faire l’objet d’un contrôle accru sur leurs critères de sélection à l’entrée. Le gouvernement a par ailleurs annoncé fin novembre 2022 une augmentation des frais pour la création d’une école privée ou l’extension d’activités scolaires existantes, ce qui devrait surtout affecter les petites écoles indépendantes. Le principe de liberté de choix des écoles n’est toutefois pas remis en cause.
Les mêmes mécanismes ont été appliqués au secteur de la santé. Qu’en est-il des résultats ?
S’il y a eu quelques privatisations emblématiques, la plupart des hôpitaux sont publics. La création d’établissements à gestion privée a surtout concerné les centres de santé de premier niveau, essentiellement entre 2007 et 2010. Leur proportion est passée d’un peu plus de 25 % en 2007 à près de 45 % en 2021, mais il y a des différences très importantes selon les régions. À Stockholm, près de sept centres de santé sur dix sont gérés par le secteur privé en 2021. En revanche ce n’est le cas que pour 13 % des centres de santé dans les régions de Västerbotten et d’Örebro.
En permettant de créer des établissements gérés par le privé, il s’agissait de favoriser l’installation dans des zones insuffisamment dotées, de permettre aux patients de choisir leur établissement de soin, de réduire les temps d’attente pour des traitements et des opérations, de permettre aux médecins de choisir leur employeur. Le nombre total de centres de santé a effectivement augmenté de 15 % entre 2006 et 2021, avec deux fois plus de centres à gestion privée. Le constat est que les établissements privés se sont essentiellement installés dans des zones déjà bien dotées, dans des zones à forte densité de population. Les déserts médicaux n’ont donc pas reculé. Les temps d’attente restent trop importants, avec de grandes différences selon les régions.
Cela explique deux autres évolutions. D’une part le développement d’assurances privées, dont le coût est dans la majorité des cas payé par l’employeur : cela concerne 700 000 personnes en 2021. Ces assurances privées donnent accès à des consultations rapides, sans file d’attente. D’autre part la digitalisation des soins a été très fortement développée. Il est ainsi possible par exemple de renouveler une ordonnance en ligne.
Ce n’est donc pas un hasard si l’Accord de gouvernement de Tidö en octobre 2022 (droite, extrême droite) porte en priorité sur « les soins et la santé », « le système scolaire », « le climat et l’énergie », « la lutte contre la criminalité », « l’immigration et l’insertion » et la « croissance et la situation des ménages » (Brève économique des pays nordiques, Direction générale du Trésor). Que faut-il en attendre ?
Non effectivement. On y retrouve les principaux sujets de préoccupation et de débat. Cet accord est un accord de compromis dans lequel les Démocrates de Suède ont pesé lourd. On y retrouve donc des mesures auxquels ils sont favorables, en particulier en matière de lutte contre la criminalité et de limitation de l’immigration.
Cet accord fournit une liste argumentée d’actions pour les quatre ans à venir. Le calendrier de leur mise en place est à suivre de près. Compte tenu du contexte économique prévu pour 2023 et de l’objectif de maîtrise de la dette publique et du déficit public, la réduction des impôts ne fait pas partie des mesures prévues au budget 2023, ce qui a fait grincer des dents certains électeurs.
Au début des années 1990, alors que l’adhésion au système d’assurance-chômage se faisait par l’intermédiaire de l’adhésion aux différents syndicats (un par catégorie professionnelle), un fonds public a été paradoxalement créé pour que les salariés « aient le choix ». Même s’ils restent élevés, les taux de syndicalisation ont baissé depuis. Est-ce la seule raison ? Où en est-on aujourd’hui ?
Le taux de syndicalisation baisse en Suède depuis le milieu des années 1990. Cette baisse tendancielle est plutôt lente avec des périodes de reprise des adhésions pendant les phases de crise. Il y a eu toutefois une accélération de la baisse en 2007 et 2008, à l’occasion d’une réforme de l’assurance-chômage. Fin 2021, le taux de syndicalisation est de 70 % selon le Medlingsinstitutet (Institut de la médiation, en charge du suivi des négociations, des organisations patronales et syndicales), ce qui reste très élevé, mais en repli par rapport aux 86 % atteints au milieu des années 1980. Il y a eu une augmentation des adhésions pendant la première phase de la pandémie, en 2020. Cette augmentation s’est interrompue en 2021, mais le nombre de personnes affiliées à un syndicat reste plus élevé fin 2021 qu’avant le déclenchement de la pandémie.
La baisse des effectifs affecte plus fortement certains syndicats de la confédération LO (ouvriers) et le taux de syndicalisation a beaucoup diminué dans le secteur de la construction et dans celui des services aux personnes, particulièrement dans l’hôtellerie restauration où il était déjà l’un des plus faibles. L’évolution structurelle des emplois avec le développement des emplois à durée déterminée et des emplois précaires, pèse sur la syndicalisation. En revanche les effectifs syndiqués progressent dans la Confédération suédoise des professionnels (TCO) et celle des associations professionnelles (SACO). À tel point que le taux de syndicalisation des cols blancs est désormais supérieur à celui des cols bleus, dans le secteur public (respectivement 81 et 72 % en 2020) et encore plus dans le secteur privé (respectivement 69 % et 57 % en 2020) (Voir Medlingsinstitutet, rapport annuel pour 2021, p. 168-169).
La création de la caisse d’assurance chômage Alfa-Kassa en 1998 n’a pas provoqué en elle-même une diminution des adhésions aux syndicats. Après avoir baissé au cours des années 1990, le taux de syndicalisation remontait à 81 % en 2000. La baisse très forte de ce taux entre 2006 et 2008 (6 points) a été provoquée par la réforme de l’assurance chômage menée par le gouvernement Rehnfeld. Cette réforme a en effet augmenté le coût de l’adhésion à une caisse d’assurance-chômage, augmentation variable selon les secteurs. Dans ce contexte, de nombreuses personnes n’ont tout simplement pas adhéré à une caisse. Le gouvernement a dû revenir sur certaines dispositions de sa réforme pour en améliorer l’accès. Par ailleurs il a toujours été possible d’adhérer à une caisse d’assurance-chômage, même celle gérée par un syndicat, sans adhérer à ce syndicat. L’adhésion conjointe au syndicat permet cependant d’avoir accès à une indemnisation supplémentaire. L’adhésion à un syndicat apporte aussi d’autres appuis comme par exemple une indemnisation complémentaire en cas de licenciement, des taux immobiliers négociés, un accompagnement à la reconversion ou à la reprise d’études.
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