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Vendeur est un film bipolaire. Sylvain Desclous y met en scène des couples de contraires. Un métier alimentaire et un métier de passion, les amours tarifés et une épouse aimante, une chambre d’hôtel sans âme et un foyer chaleureux, la laideur des centres commerciaux et la beauté d’un bord de rivière pour pêcheur à la ligne bourru, une voiture de luxe et une qui peut à peine rouler, un père et un fils…. Et comme le yin et yang, ils s’opposent et s’attirent.

vendeur

Vendre des cuisines ou la faire

La confrontation centrale oppose le métier de vendeur de cuisines équipées, métier présenté comme vide de sens, pratiqué par des beaufs cyniques qui, la cinquantaine passée, se retrouvent seuls, fatigués, ratés, aisés et pathétiques, et le métier de chef, maître chez lui, mitonnant avec amour et talent les recettes de sa grand-mère et sélectionnant des vins bio produits localement, mais ayant du mal à joindre les deux bouts et que la banque harcèle. Il y a celui qui vend les cuisines et celui qui la fait.

Si Sylvain Desclous évite (de peu) le simplisme redouté, c’est d’abord aux acteurs qu’il le doit. Grâce au jeu subtil de Pio Marmaï, Gilbert Melki et tous les autres, les contraires n’opposent pas seulement les personnages entre eux, ils s’opposent en chacun d’eux. Ils peuvent être cyniques ou bonne âme jusqu’à la caricature et prêts à tout lâcher pour basculer dans l’exact opposé. La relation d’attirance et de répulsion entre le père et le fils, et leur mode de vie respectif, est le véritable ressort dramatique du film. Mais, alors que dans la philosophie chinoise, les contraires peuvent s’engendrer l’un l’autre, se compléter et s’harmoniser, dans le film ils s’excluent radicalement. Il faut choisir, et donc renoncer.

Le film évite également le manichéisme d’un monde en blanc et noir, grâce à l’analyse qu’il propose de ce qui permet de tenir dans un métier dénué d’intérêt et qui exige néanmoins un engagement personnel sans réserve. Deux choses très différentes portent Serge, le vendeur chevronné. Il y a bien sûr l’argent avec lequel il peut satisfaire ses pulsions, une grosse et puissante BMW, des filles très belles et pas compliquées, l’alcool, la cocaïne quand il faut assurer malgré la fatigue. Serge ne cite pas Pascal mais il pense comme lui, « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères ».


L’adrénaline, hormone des sensations fortes

Il y a aussi la compétition. Il y a l’excitation de la compétition, le goût de la performance, le stress de la victoire, l’admiration des collègues pour celui qui est en haut du classement. Les séances de motivation par un coach qui fait crier les vendeurs à l’unisson avant de les lancer sur le stand à l’arrivée des premiers clients, établissent clairement le parallèle avec le milieu sportif. On pense aux analyses de Marie-Anne Dujarier (Le management désincarné). Le « cadrage ludique » permet à la fois un engagement total dans la partie en train de se jouer et qu’il faut gagner et un détachement total vis-à-vis des conséquences. Ce qui compte et ce pour quoi on est prêt à risquer sa santé, c’est la montée d’adrénaline et la possibilité de montrer qu’à ce jeu-là, on est un virtuose.

C’est pour cette raison que Gérald, le fils, qui s’est pourtant juré de ne pas finir comme son père, est prêt à basculer. Cette vie est certainement superficielle mais elle offre le frisson de la compétition. Et si à ce jeu là, on se révélait être le meilleur, sur la plus haute marche du podium ? Sylvain Desclous met le doigt sur nos contradictions et notre relation ambivalente à la compétition. Jacques Delors a raison de vouloir marier les trois termes : « la compétition stimule, la coopération renforce et la solidarité unit », mais sauf à vivre dans le monde des bisounours il faut savoir que ces principes sont « à la fois complémentaires, concurrents et antagonistes » (Edgar Morin).

Dans Vendeur tout est bien qui finit bien. Le père retrouve le village de son enfance et les cannes à pêche de son père. Le fils achète une auberge qui, on n’en doute pas, deviendra une bonne table goûteuse à souhait, authentique et chaleureuse. Les cinéastes qui filment sans sensiblerie ni manichéisme le monde du travail ne sont pas si nombreux. Il faut saluer la réalisation de Sylvain Desclous. On attend son prochain film.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.