13 minutes de lecture

Philippe d’Iribarne, propos recueillis par Jean-Pierre Bouchez

Philippe d’Iribarne a marqué les univers de la sociologie et de la gestion en avançant le concept original et durable, de « la logique de l’honneur » à la française. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, Le grand déclassement (Albin Michel, 2022), il a accordé à Metis un entretien retraçant son parcours d’enquêtes et de recherches. Il les confronte à la montée du mal-être dans les organisations de travail d’aujourd’hui.

J’aimerais ouvrir cet entretien sur une question qui m’intrigue et m’intéresse : comment un haut fonctionnaire, imprégné d’une robuste culture scientifique (diplômé de Polytechnique et de l’école des Mines), s’est-il orienté progressivement vers le champ de la sociologie ? Comment cette forme de bascule s’est-elle opérée ?

Cette bascule s’est opérée progressivement. J’étais à l’école des Mines à la grande époque de Maurice Allais (1911-2010) qui y enseignait l’économie avec beaucoup d’enthousiasme. Je me suis alors intéressé à l’économie mathématique et ai été frappé assez rapidement par l’écart entre ce qui était de l’ordre de l’économiquement rationnel et ce qui apparaissait comme humainement satisfaisant. J’en ai notamment perçu la réalité concrète lorsque j’étais au Service des mines de Toulouse et je suivais les Houillères d’Aquitaine, à l’époque de la grande grève de Decazeville. La rationalité économique imposait de fermer la partie souterraine de la mine, en proposant aux mineurs ce qu’ils ressentaient comme une douloureuse expatriation sociale en Lorraine… ce qui constitua ma première alerte. La seconde est venue des inquiétudes relatives à la société de consommation. Au fur et à mesure que le niveau de vie augmentait, le bien-être réel ne paraissait pas augmenter, ce qui apparaissait notamment à travers l’évolution des taux de consommation de drogue et de suicide. Je me suis alors orienté vers la mise en question de la théorie économique du bien-être. J’ai notamment étudié la complexité des effets de l’évolution des consommations au regard du bien-être, ce qui m’a logiquement conduit à m’intéresser à la sociologie. Étant responsable de la recherche au sein de la Direction de la prévision du ministère de l’Économie et des Finances j’avais dans mon équipe des sociologues qui m’ont fait goûter cette discipline.

Ces évolutions vous ont donc conduit à réaliser une importante recherche qui débouchera sur la publication en 1989, de La logique de l’honneur, qui deviendra un best-seller et qui apparait comme l’une des armatures sociologique durable de votre pensée. Quelles ont été les motivations qui vous ont conduit à réaliser cette recherche ? Comment celle-ci s’est-elle déroulée ?

J’étais en relation avec le responsable de la partie développement de l’OCDE, ce qui m’a conduit à m’intéresser à l’influence des cultures sur le développement économique. J’avais rencontré depuis longtemps le lien entre d’un côté ce qui touche aux questions d’organisation au niveau des sociétés dans leur ensemble et de l’autre ce qui touche aux cultures en me plongeant dans Montesquieu, en particulier L’esprit des lois, et dans Tocqueville. Pascal m’avait lui aussi incité à réfléchir sur la diversité des cultures. Mon frère Alain, déjà très investi dans l’étude des organisations, m’a convaincu que pour comprendre ce qui advenait à un niveau global, il fallait aller au cœur du réacteur des entreprises et saisir la place qu’y tenaient les cultures dans leur fonctionnement quotidien. J’ai donc été conduit à monter et piloter une recherche basée sur la comparaison de quatre usines, situées en France aux États-Unis aux Pays-Bas et au Cameroun, appartenant au même groupe industriel Pechiney. Je connaissais bien un des principaux dirigeants, Yves Kervern, intéressé par les relations entre cultures et fonctionnement des organisations, qui m’a ouvert les portes de l’entreprise et a sponsorisé le travail.

Comment s’est déroulé concrètement ce projet de recherche et comment a-t-il contribué à forger la notion de la logique de l’honneur à la française ?

Nous avons, avec mon frère Alain, procédé à un nombre conséquent d’entretiens qui ont été retranscrits. Ce qui sautait aux yeux est que dans les trois usines on découvrait des univers mentaux très différents concernant la manière de concevoir le travail, les rapports hiérarchiques, les modes de coopération entre les différents services, etc. Les entretiens réalisés dans l’usine des États-Unis et celle des Pays-Bas offraient une grande impression d’exotisme.

Qu’entendez-vous par exotisme dans ces deux pays ? Comment ont émergé à vos yeux les caractéristiques de leurs cultures et leur lien avec le fonctionnement de leurs organisations tels que vous les percevez ?

Aux États-Unis, le désir d’enfermer les rapports de travail dans ce qui paraissait un carcan de règles, et la difficulté à y arriver, étaient impressionnants. Par exemple, l’ancienneté tenait une grande place dans les droits des ouvriers (hourly workers) et l’ordre d’ancienneté était établi avec une grande rigueur, en classant par ordre alphabétique des noms ceux qui avaient été embauchés le même jour et en allant jusqu’à préciser le cas de ceux qui avaient changé de nom depuis leur date d’embauche. Mais parfois la réalité était rebelle. Ainsi il était bien prévu par les règles régissant le fonctionnement de l’entreprise qu’il était interdit de dormir pendant le poste de nuit, mais il n’était pas interdit de prier, ce qui rendait impossible de sanctionner celui qui dormait assis la tête entre ses mains et affirmait qu’il priait.

Aux Pays-Bas, c’était la place de la concertation qui impressionnait, avec l’obligation de parler, avant toute décision, avec tous ceux qu’elle concernait. Le poids de l’ordre collectif était très fort, avec quasiment jamais de grève, mais avec en contrepartie un fort turnover et pas mal de maltraitance du matériel.

Venons-en à la France. Comment s’est alors forgée cette fameuse « logique de l’honneur » dans cette recherche ?

S’agissant de la France, je fus dans un premier temps un peu catastrophé à la lecture des entretiens, qui me donnaient l’impression de n’offrir qu’un tissu de banalités, tant le mode de fonctionnement qu’ils évoquaient n’avait rien d’étonnant pour un Français. Puis, à force de relire, un élément m’a frappé : la manière dont nos interlocuteurs associaient ce qu’ils avaient à faire aux devoirs et aux prérogatives associées à leur métier. J’ai pensé un moment à l’expression classique des devoirs de sa charge. Mais de manière moins pompeuse, notamment au regard d’activités sans grand prestige, j’ai pensé à « devoir de son état ». Le lien s’est alors fait avec Montesquieu, dans sa description d’une société régie par l’honneur où, affirme-t-il, « Les vertus qu’on nous y montre sont toujours moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue ». A partir du moment où ce lien a été fait, tous les entretiens se sont mis à prendre sens, renvoyant sans cesse, dans la manière dont chacun parlait de son travail, à cette logique de l’honneur. J’ai eu comme une espèce de révélation.

La question de l’honneur à la française m’est apparue comme héritière de la logique de rang qui marquait la société d’Ancien régime et que la Révolution française a largement reprise tout en transformant les critères de rang. Elle transcende les modes managériales qui se succèdent.

C’est en pénétrant dans l’imaginaire des personnes interrogées que ces caractéristiques me sont apparues. Après la sortie de l’ouvrage, j’ai rencontré de nombreux dirigeants et cadres qui m’ont indiqué qu’ils se retrouvaient dans la description que je faisais de « mon » usine, comme si l’enquête avait été faite dans leur entreprise.

Cette révélation que vous évoquez et énoncez n’avait jamais, à ma connaissance, été formulée et mise en exergue par des sociologues du travail français, ni même, me semble-t-il, par des travaux sociologiques internationaux.

En effet, ce qui me surprend, c’est que les sociologues du travail français ou étrangers n’avaient pas mis en évidence ce que je décrivais. Michel Crozier n’était pas passé très loin. Il avait bien perçu l’importance de la défense du statut et des prérogatives associées au métier, à l’exemple de celui des agents d’entretien, dans son enquête sur la manufacture de la Seita décrite dans son célèbre ouvrage intitulé Le Phénomène bureaucratique (1963). Mais il était passé à côté de l’aspect constructif de l’attachement au métier, et au rang qui lui est associé, comme source exigeante de devoir professionnel. Il s’était focalisé sur l’aspect défensif du statut. Il me semble du reste, de mémoire, qu’il n’a pas fait référence à l’honneur, alors que la logique associée à celui-ci tient une place centrale dans les propos qu’il rapporte.

Vous évoquez Michel Crozier, mais les deux ouvrages probablement les plus célèbres de Pierre Bourdieu, aux titres significatifs, La distinction, critique sociale du jugement (1979), et La noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps (1989), ont-ils constitué pour vous une source d’inspiration ?

Pierre Bourdieu s’est encore plus focalisé que Michel Crozier sur l’attachement défensif au rang et n’a porté aucun intérêt à l’aspect de source de devoir. Il en a été de même pour ses héritiers. Il s’inscrit dans l’héritage de la dénonciation des privilèges et ne prête aucune attention au devoir professionnel. Sa lecture ne m’a pas aidé à comprendre ce que je voyais, mais, heureusement, elle ne m’en a pas détourné.

La publication en 1989 de la logique de l’honneur qui deviendra un best-seller durable, vous confère alors une importante notoriété. Comment cet ouvrage a-t-il été accueilli par le monde académique et par celui de l’entreprise ?

Dans le monde académique, c’est surtout la gestion qui s’est intéressée à l’ouvrage, en France comme à l’étranger. L’intérêt a été moindre chez les sociologues, plus intéressés par les luttes sociales que par l’efficacité productive et encore moindre chez les anthropologues, de nos jours très réticents à l’idée de cultures qui iraient au-delà de ce qui est propre à une petite entité. En gestion, les comparaisons internationales de fonctionnement des organisations constituaient déjà un sujet hautement légitime. Classiquement, elles se fondent pour l’essentiel, dans la ligne des célèbres travaux de Geert Hofstede, sur de lourds traitements statistiques d’enquêtes quantitatives. Mais les résultats obtenus sont souvent fragiles. Aussi l’approche que j’ai proposée a pu paraitre plus pertinente. Le monde de l’entreprise a fort bien accueilli l’ouvrage. J’ai réalisé d’innombrables conférences dans de grands groupes, ainsi que de nombreuses recherches visant à aider les entreprises commanditaires à une prise en compte créative des différences culturelles. Avec l’équipe de recherche que j’anime, nous avons réalisé depuis des investigations dans une cinquantaine de pays et territoires aux quatre coins de la planète.

Vous avez publié l’année dernière un nouvel ouvrage intitulé Le grand déclassement. Ce qui me frappe à sa lecture attentive, c’est que près de 35 années après La logique de l’honneur, l’armature sociologique de vos travaux initiaux demeure d’une grande actualité.

Je pense en effet que les grands repères demeurent s’agissant de la manière dont les habitants d’un pays donnent sens à leur travail. Les trois logiques française, américaine et néerlandaise (que l’on peut d’une certaine manière rapprocher d’une logique allemande) sont marquées par une forte continuité qui traverse les siècles. Cette continuité marque, bien au-delà des entreprises, ce qu’on pourrait qualifier de cultures politiques. Ainsi on observe des conceptions très différentes de la liberté entre le monde anglo-américain et le monde germanique, ce qui est saisissant quand on compare Locke et Kant et que l’on retrouve déjà au Moyen-âge.

Dans les années 1980 au moment de la recherche qui a conduit à La logique de l’honneur, l’organisation du travail dans nombre d’entreprises françaises était largement en accord avec ce que souhaitaient les Français qui y travaillaient. Ceux-ci se sentaient plutôt reconnus dans leurs compétences et dans l’attachement à leur métier. Le grand changement est provenu du décalage qui s’est introduit entre les attentes des Français et le fonctionnement des entreprises auquel ils se trouvent soumis. Ainsi, la multiplication des procédures et des contrôles, permis par le développement des outils informatiques, a conduit à une remise en cause de la forme d’autonomie au travail qui fait référence. Ce décalage est ressenti à tous les niveaux, cadres compris.

Pour autant, le rapport au travail qui marque la société française, le rôle de l’attachement au métier, avec la forme d’autonomie qui lui est associée, expression du sens de l’honneur à la française, demeure.

N’assiste-t-on pas cependant dans la période contemporaine à une certaine homogénéisation des comportements du travail dans les principaux pays européens ? Même si les recherches ont tendance à différencier les pays du Nord (Suède, Norvège, etc.) et ceux du Sud (Italie, Espagne, etc.).

Le poids et l’influence des grands cabinets de conseil et des Business Schools, sur fond de mondialisation de l’économie, contribuent assurément à cette forme d’homogénéisation, notamment dans les grandes entreprises. Mais les résistances du terrain sont loin d’être négligeables… C’est toute la différence entre le travail prescrit et le travail réel. La manière dont les outils de gestion déclarés universels sont mis en œuvre est elle-même fort influencée par les cultures locales. Ainsi les procédures américaines de délégation et de contrôle sont fortement détournées en France de leur esprit initial en étant réinterprétées dans une logique de rang. L’homogénéisation du management reste très relative.

Votre dernier ouvrage ne se contente pas d’énumérer les causes de ce grand déclassement. Il comporte un certain nombre de propositions contribuant à lutter contre.

La disposition centrale et le levier majeur à mon sens consistent à octroyer effectivement de réelles marges de manœuvre et donc d’autonomie aux différents acteurs de l’entreprise, quel que soit leur niveau. Ce qui implique, là où cela apparait possible, de desserrer les multiples contraintes bureaucratiques qui se sont largement amplifiées dans la période récente et qui contribuent au déclassement des métiers traditionnellement considérés comme nobles. Régénérer de la confiance parmi le personnel implique nécessairement que les dirigeants et les supérieurs hiérarchiques soient dignes de cette confiance en la méritant… De grandes entreprises, comme le groupe Michelin, ont manifestement progressé sur ce terrain (comme cela a été présenté sous forme de témoignage au sein de l’École de Paris du management, sous l’égide de Michel Berry en 2017).

Vous évoquez également dans ce cadre, la question générale du rapport au travail et du sens qui lui est attaché.

Le déclassement va en effet souvent de pair avec une perte de sens et une dégradation du rapport au travail. La jeune génération des futurs cadres dans les grandes écoles semble à cet égard jouer un rôle d’alerte. Dans les entreprises, les démissions pour cause d’insatisfaction émanant souvent des jeunes, mais aussi de moins jeunes, sont à mon sens largement associées à cette dégradation. La question du sens au travail est déterminante. Cette dégradation ne date pas d’aujourd’hui et a été déjà dénoncée lors du mouvement de mai 1968 — pensons au slogan « ne pas perdre sa vie à la gagner » —, mais en restant alors dans une sorte de rêve compensatoire. Avec le covid et le télétravail, on a vu apparaitre certaines formes de slogans qui rappelaient mai 1968 et le fait de vivre effectivement d’autres formes de travail a montré que le rêve pouvait se concrétiser.

Comment peut-on alors qualifier et décrire cette notion de sens au travail ?

On en revient à la question du travail ayant du sens, dont l’accomplissement idéal relève de la réalisation d’une œuvre dont on peut être fier, à l’image du chef-d’œuvre du compagnon du Devoir du tour de France, conférant ainsi une forme d’honneur. Pour donner du sens à son travail, il faut en effet avoir l’impression que l’on participe, ou que l’on réalise une œuvre. Pas forcément une œuvre artistique ou intellectuelle naturellement, mais la mise en œuvre d’un projet de qualité dont l’auteur retire une réelle fierté.

On connait tous dans nos environnements des personnes diplômées, bien rémunérées, souvent dans un grand groupe, qui ont préféré à un moment le quitter par manque d’intérêt, pour s’investir dans des métiers faisant sens de leur point de vue, comme s’engager dans une organisation humanitaire, ou, tout simplement, apprendre et se passionner dans l’exercice du métier de caviste avec ses liens avec les terroirs et même l’histoire. Cela peut être participer à la conception de nouveaux cadres paysagers dans un jardin public, à la réalisation d’une nouvelle recette de cuisine, etc. On a, de nos jours, une revalorisation de certaines formes d’activités dites manuelles, ayant une forte dimension créative, jusqu’alors plutôt déconsidérées. Pour que le travail ait un sens, il importe de ne pas avoir l’impression de faire quelque chose perçue comme inutile, voire dégradant. Je pense notamment aux personnels de tous niveaux, parfois très diplômés, passant un temps qui leur paraît absurde à la compilation de tableaux Excel et au respect de procédures assorties de contrôles apparaissant comme abusif, générant le sentiment d’être des exécutants.

De ce point de vue, la génération des trentenaires même diplômés, semble ainsi, du moins pour certains d’entre eux, manifester une vision renouvelée du travail au regard de leurs ainés, dans ce qui est source de fierté et de sentiment d’accomplissement. Mais on a toujours un fort investissement dans le métier au sens noble du terme, plus qu’un attachement aux déclarations d’intention vertueuses de dirigeants d’entreprise attribuant à celle-ci une grande mission, toujours suspects, dans un contexte français, de se livrer à une opération de com. En fin de compte, je pense que, pour une grande majorité de Français, le travail demeure une valeur centrale. En dépit du phénomène de déclassement que j’ai décrit, et contre lequel ils se battent, ils restent globalement très attachés à leur travail.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

J’ai eu successivement trois vies professionnelles diversifiées mais combinées autour des questions de travail au sens large. Ma première vie a été centrée sur les RH où j’ai terminé comme VP RH d’une branche de Thales, puis de Nielsen France et Europe du Nord. La seconde a été orientée dans le conseil en management au sein de Bernard Brunhes Consultant. La troisième a débouchée sur une carrière universitaire en sciences de gestion (doctorat et HDR) où je suis actuellement Directeur de recherche à l’université de Paris-Saclay et membre du conseil scientifique de la chaire Réseaux & Innovation. Ces trois vies combinées orientent mes centres d’intérêt vers les formes de New Ways of Working (économie du savoir, travailleurs du savoir, gestion des savoirs innovation collaborative, espaces de travail innovants et créatifs…), générant de nombreuses publications.

Mais surtout, au-delà de ces activités intellectuelles, je cultive les divertissements et les plaisirs : théâtre, cinéma, bons restaurants, amitiés et échanges durables, etc.