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par Luc Rouban, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

S’il a été question des fonctionnaires dans la campagne présidentielle, c’est surtout à travers la mesure-choc de François Fillon, qui entendait supprimer 500 000 postes en 5 ans. Une approche purement budgétaire qui a largement occulté les questions pourtant décisives des missions et du statut des agents publics. Spécialiste de la fonction publique et de la réforme de l’Etat au Cevipof, Luc Rouban remet en perspective pour Metis les transformations qui ont fait la spécificité de la fonction publique à la française. Un éclairage salutaire pour le débat.

 

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Image : Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, chercheur au Cevipof-Sciences Po – Acteurs Publics

 

Comment expliquer que la question du statut des fonctionnaires ait été absente de la campagne ?

 

Emmanuel Macron a été le seul à évoquer en début de campagne une réforme du statut de la fonction publique, sans guère y revenir ensuite. Pour mieux comprendre les enjeux liés au statut des fonctionnaires, il faut revenir à ses origines. Le développement d’une fonction publique nombreuse n’est pas un phénomène récent : on se plaignait déjà de la bureaucratie sous Louis XIV. Sans remonter aussi loin, il faut avoir à l’esprit que la construction de la fonction publique contemporaine est intimement liée à celle de la République. Contre la tentation monarchique, les élus républicains des années 1880 considèrent qu’ils sont seuls légitimes à porter les valeurs de la République ; les fonctionnaires sont à leur service et doivent le rester. Aussi ne leur accordent-ils à l’époque aucun statut ni droit particulier, pas même celui de se syndiquer. Socialement, le fonctionnaire n’est pas pour autant un prolétaire, en particulier parce qu’il est diplômé, mais sa situation est proche de celle d’un salarié du privé, la seule différence étant qu’il travaille pour l’Etat patron. Il n’appartient pas non plus à l’élite, si l’on excepte le petit nombre des hauts fonctionnaires qui appartiennent aux « grands corps » (inspecteurs des finances, diplomates…), le plus souvent issus de l’aristocratie. Cela n’empêche pas que les fonctionnaires soient déjà relativement nombreux : un million en 1914, qui œuvrent principalement à l’effort d’équipement entrepris par la IIIe République (fonctions régaliennes, éducation, infrastructures), ainsi qu’à la colonisation.

 

Les conceptions vont peu à peu changer après la Première Guerre mondiale. Il y a toujours des conservateurs qui voient dans les fonctionnaires les simples employés des élus, assimilés à des salariés ordinaires parce que rien ne justifie un statut particulier. Ce courant perdurera jusqu’en 1940, même si l’entre-deux-guerres voit monter les revendications de carrière d’agents dont les contrats, pourtant de droit public, restent très précaires. Sous l’influence de la révolution russe, une autre vision se répand cependant – portée par des universitaires et des hauts fonctionnaires – selon laquelle l’Etat peut être aussi bien l’agent de la transformation que de la promotion sociale, s’il s’appuie sur une fonction publique dotée d’un statut propre. C’est dans ce courant que le statut de 1946, fruit d’un compromis entre le gouvernement de Georges Bidault et le couple Parti Communiste-CGT, en position de force, puise ses racines. La fonction publique est désormais conçue tout à la fois comme l’instrument de la réforme sociale et l’avant-garde du progrès social.

 

Quels sont les traits de ce nouveau statut ?

 

Il n’est pas aussi protecteur qu’on le pense souvent aujourd’hui. Il accorde le droit de grève aux fonctionnaires, mais avec de sévères limites. Il en va de même pour la liberté d’expression, bornée par le devoir de réserve. Et la garantie d’emploi qu’il offre est relative. L’administration n’a plus de prise sur le nombre de postes inscrits au budget de l’Etat, mais la distinction entre le grade (titre ouvrant l’accès à des catégories de postes) et l’emploi (poste effectivement occupé) la laisse libre de modifier à sa guise l’affectation de ses agents, à la différence du privé où une mutation vaut modification du contrat de travail et peut déclencher une procédure de licenciement. A preuve les nombreux licenciements opérés fin 1947, pour raison budgétaire, à l’encontre de fonctionnaires pourtant titularisés en 1945.

 

En fait le statut a pour but de protéger les fonctionnaires contre le pouvoir politique, mais aussi les administrés contre la corruption. Cette dernière a toujours menacé : népotisme et politisation des nominations étaient déjà bien réels sous la IIIe République où, bien que de droit public, les contrats de travail étaient, rappelons-le, très précaires. C’était une république très politisée, qui fonctionnait beaucoup à la recommandation. Ces risques demeurent vivaces aujourd’hui. Les pressions visent plus souvent les fonctionnaires que les élus, particulièrement dans la fonction publique territoriale du fait des relations de proximité qu’entretient l’administration territoriale avec ses administrés. Népotisme et corruption sont en France des archétypes toujours prêts à être réactivés.


Pour autant, la question du nombre de fonctionnaires, ou si l’on préfère du coût de la fonction publique au regard de sa contribution, ne peut pas être éludée.

 

C’est là encore un très vieux débat. On parle beaucoup dès avant 1914 du risque de « fonctionnarisme », alors même qu’on ne dispose encore d’aucune statistique fiable sur le nombre des fonctionnaires. Pourtant la question de fond n’est évidemment pas celle du nombre, mais de la place des fonctionnaires dans la société : c’est le modèle social du pays qui est en jeu.

 

Contre les fonctionnaires, plusieurs critiques convergent alors :
• celle des monarchistes, souvent alliés aux milieux catholiques, qui dénoncent la bureaucratie, mais instruisent aussi le procès moral de fonctionnaires en qui ils voient des urbains dévoyés, soupçonnés de franc-maçonnerie, de mauvaise vie et de penchants coupables pour la Révolution ;
• celle des libéraux (comme Paul Leroy-Beaulieu, qui publie en 1890 L’Etat moderne et ses fonctions), soucieux avant tout du coût de la fonction publique et de son poids dans le budget ;
• celle des marxistes, pour qui les fonctionnaires sont tout à la fois les larbins du grand capital, les agents de la répression et les serviteurs de l’Etat-patron. Une dénonciation radicale qui fait écho à celle d’un Saint-Just, s’attaquant violemment sous la Terreur aux « 20 000 sots » qui paralysent l’Etat révolutionnaire dans sa lutte pour le Salut Public.
La critique s’est donc appauvrie en se focalisant sur la question du coût, sachant que les fonctions publiques pèsent aujourd’hui pour moins du quart (23 %) de la dépense publique, tandis que les dépenses sociales en représentent plus de la moitié (56 %). C’est une mise en cause récurrente, qui revient au premier plan à chaque période de crise économique.

 

Qu’en est-il chez nos voisins ?

 

En France, les dépenses de personnel des collectivités publiques atteignent 13 % du PIB ; la proportion approche 20 % dans les pays scandinaves, où pourtant la fonction publique a été largement privatisée en termes de droit et de statut. La relation entre privatisation de la fonction publique et réduction des coûts est donc fausse. Les comparaisons sont cependant délicates à manier car les statistiques ne recouvrent pas les mêmes réalités. Le cas de l’Allemagne est souvent évoqué, mais il faut bien comprendre que les réductions d’effectifs sont largement liées aux privatisations des entreprises publiques après la réunification de 1989. Par ailleurs, il s’agit d’un État fédéral où l’immense majorité des agents contractuels est gérée par les Länder sans tous les doubles emplois que crée la décentralisation en France.

 

La privatisation des statuts est d’ailleurs loin de n’avoir que des avantages. Elle poserait de façon plus aiguë les problèmes de corruption et de népotisme, réduirait avec le niveau des salaires la motivation des agents, et aggraverait les difficultés de recrutement de personnel qualifié en rendant le secteur privé plus attractif. C’est ce que l’on observe déjà dans le cas des infirmières (de plus en plus nombreuses à préférer exercer en libéral) et d’autres professions de haute technicité (les techniciens de l’Armée de l’air par exemple). A quoi s’ajoute le retard qu’a pris le public sur le privé en matière de diversité, qui détournerait plus encore qu’aujourd’hui les générations issues de l’immigration des emplois publics.

 

A défaut d’une réforme globale du statut, la gestion des emplois et des ressources humaines n’a-t-elle pas connu dans le public de changements significatifs ?

 

Il y a eu des changements, mais ils restent marginaux. Le plus significatif est celui des méthodes de gestion budgétaire et financière, opéré au début des années 2000 avec la LOLF (budgets par missions, indicateurs de performance, dépenses justifiées au premier euro, etc.). Des progrès ont été également accomplis en matière de marchés publics. Ces réformes ont eu des effets sur le suivi et l’évaluation des agents, mais sans que soient établis de liens suffisants avec la formation : les trois fonctions publiques dépensent quelque chose comme 5 milliards d’euros par an pour la formation de leurs personnels, mais ils sont aux trois quarts inutiles, car non liés aux carrières.

 

Plus généralement, la gestion des ressources humaines reste très fragmentaire dans le public : elle varie beaucoup selon la nature des corps de fonctionnaires et selon leur taille, au prix de fortes disparités entre professions (voir par exemple les écarts de rémunération et de carrière entre administrateurs civils et universitaires). En outre la gestion des primes demeure très opaque, alors qu’elles pèsent lourd dans les rémunérations ; l’omerta continue de régner en la matière.

 

Il y a donc eu peu de changements, sauf en pire : multiplication des petits salaires au bas de l’échelle, individualisation accrue au sommet, tassement des hiérarchies entre corps. Il en résulte un sentiment croissant d’injustice, en dépit de tentatives récentes pour remettre de l’ordre dans les carrières et les mobilités, comme le PPCR (Protocole sur la modernisation des Parcours professionnels, des Carrières et des Rémunérations) négocié en 2015 par Marylise Lebranchu.


On parle aussi de précarisation de l’emploi public. Est-ce une réalité ?

 

La part des agents publics non titulaires a augmenté en effet ; elle approche aujourd’hui 22 % (contrats aidés compris), soit nettement plus que le poids des emplois précaires dans le secteur privé. Mais ce chiffre global couvre tout et n’importe quoi : la catégorie des « non-titulaires » va de l’expert de haut niveau recruté sur la base d’un traitement compétitif avec le privé à une masse de vacataires sur contrats courts qui eux connaissent une vraie précarité, particulièrement dans la fonction publique territoriale. Les femmes à temps partiel y sont par ailleurs majoritaires.

 

Depuis des années, l’Etat répond périodiquement à la montée des hors-statuts par des plans de titularisation, qui n’empêchent pas le volant de non-titulaires de se reconstituer, car les besoins de recrutements temporaires des administrations sont récurrents. Si bien que la précarité de l’emploi s’installe dans la durée et devient un mode de gestion courant de l’emploi public, particulièrement dans les collectivités locales.

 

Est-ce le signe que la France est touchée à son tour par la vague de réduction de l’emploi statutaire qu’ont connue beaucoup de pays comparables ?

 

Cette tendance s’est surtout fait sentir au cours des années 1980-90 aux USA, au Royaume-Uni ou dans d’autres pays du Commonwealth. Depuis, beaucoup en sont revenus au vu des effets négatifs qu’exerce la privatisation des services publics sur la qualité des recrutements et des services rendus. Car c’est au bout du compte la qualité de service qui est déterminante, et la France se place en la matière en haut du classement établi par la Banque mondiale ; les pays qui ont le plus comprimé l’emploi public affichent à l’inverse les plus mauvaises performances. Ceci dit, il faut faire la différence entre les coupes opérées dans les années 1980-90 au titre des politiques libérales à la Reagan ou à la Thatcher, et celles, drastiques, qu’ont subies avec la crise de 2008 les pays du sud de l’Europe au nom du redressement budgétaire ; sur celles-là il n’est pour l’instant pas question de revenir.

 

Quoi qu’il en soit, toute comparaison en la matière doit tenir compte des contextes nationaux. L’emploi public n’a pas partout le même statut social ; dans les pays anglo-saxons par exemple, il est associé à la petite-bourgeoisie, et la qualité de fonctionnaire y est vue comme le résultat d’un manque d’ambition. En Italie à l’inverse, la pression pour accéder à l’emploi public est énorme, surtout dans le Mezzogiorno ; le recrutement par concours, y compris lorsqu’il n’y a que quelques postes à pourvoir, se fait parfois dans des stades, tant il y a de candidats ! C’est pourquoi la privatisation des services publics est vécue dans chaque pays dans le cadre de représentations, de pratiques et de régulations sociales qui lui sont propres. La fonction publique française ne répond pas à la figure petite-bourgeoise du petit fonctionnaire à la Courteline, à la différence de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, où elle ne fait pas l’objet d’un recrutement élitaire et se trouve toujours associée, en dépit des efforts de management entrepris, à la lourdeur bureaucratique.

 

Justement, les liens étroits que la fonction publique a longtemps entretenus en France avec le recrutement des élites ne sont-ils pas en passe d’être remis en cause ?

 

C’est plutôt le contraire : le caractère élitaire du recrutement des fonctionnaires s’aggrave. Ce n’est pas tant le fait de l’ENA en elle-même, mais des grands corps : les carrières les plus prestigieuses restent déterminées a priori par les voies d’accès très sélectives à ces corps, et la sous-représentation des classes populaires s’y est accentuée.

 

En revanche, la croissance de la part des femmes à tous les niveaux de l’emploi public constitue un vrai progrès ; compte tenu des emplois qu’elles occupent, il ne se traduit pas pour autant par une réelle promotion sociale. Et un vrai problème se pose en termes de diversité d’origine, la haute fonction publique restant quasiment fermée aux générations issues de l’immigration. Cela tient notamment au fait qu’alors que les études scientifiques se sont ouvertes aux classes moyennes, la filière littéraire reste très élitiste en France.

 

Il ne s’agit donc pas tant de remettre en cause les grands corps en tant que tels que d’ouvrir résolument leur recrutement et de le rendre plus tardif, de telle sorte que la réussite au concours ne décide plus de toute une vie.

 


Pour en savoir plus :

Quel Avenir pour la fonction publique ?, Luc Rouban, La Documentation Française, 2017

La Fonction publique, Luc Rouban, Collection Repères, Editions La Découverte, 3e édition, 2009

– « L’emploi dans la fonction publique en 2015 », Insee Première n° 1640, mars 2017

– « Rapport annuel sur l’état de la fonction publique – édition 2016 », Ministère de la Fonction Publique, décembre 2016

 

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