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Aurora esquisse un sourire : « au moins, ce matin, il ne pleut pas ». La routine peut commencer. Pousser un chariot, scanner un article, le poser, scanner le code-barres du chariot pour enregistrer l’opération. Un bip minuscule, répété, obsédant, indique chaque fois que l’espèce de pistolet utilisé a bien lu le code-barres. Et puis recommencer. Les allées et les heures semblent interminables, « longues comme un jour sans pain » ai-je envie d’écrire, me souvenant de l’expression populaire. 

Aurora est portugaise. Elle vit en Écosse, travaille comme préparatrice de commandes dans une entreprise de vente en ligne qui n’est jamais nommée. Il n’est pas interdit de penser à Amazon qui possède en Écosse un entrepôt de 900 000 m². À titre de comparaison, la taille du plus grand site implanté en France est de 100 000 m². Elle touche chaque semaine un salaire qui lui permet tout juste de s’acquitter de ses dépenses courantes, le loyer de sa chambre et le partage de l’électricité dans la co-location, sa nourriture, vite préparée, sa part de l’essence nécessaire à sa collègue qui l’emmène au travail. Elle est portugaise comme elle. Elle rêve elle d’un emploi de bureau, « être payée et assise toute la journée ».

La vie sociale est un luxe. Aurora sait que ça existe, mais ce n’est pas pour elle. Les co-locataires se croisent dans la cuisine, bonjour, bonsoir. Au travail, les interactions sont réduites au minimum. À la cantine, elle échange quelques mots avec un jeune homme qui lui sourit. C’est bientôt le week-end. Il explique que le sien va être très chargé. « Tu fais quoi ? ». Réponse : « Je fais la lessive ». On apprend plus tard qu’il s’est suicidé. Un nouveau co-locataire semble faire exception. Il se présente « comme l’homme au camion » et ajoute « ça paye bien ». Il est polonais. Il invite quelques amis, se renseigne sur le bar du coin, va y boire quelques bières avec eux. Il invite Aurora. Il fait ce que permet un salaire un peu moins misérable.

L’écran des smartphones est omniprésent, intégré à cette routine. Il accapare le moindre instant de libre. Dès que la prescription s’éloigne, elle est remplacée par celle de l’algorithme. On ne sait pas trop ce que Aurora et ses collègues regardent. Le spectacle de l’écran ne suscite aucun commentaire, aucune discussion, à peine un avis sur le nouvel épisode d’une série, accueilli dans l’indifférence générale. Il masque l’extrême solitude, les conversations qui n’en sont pas. Il est le compagnon d’un désert informationnel et affectif. Compagnon vital néanmoins. Lorsque son smartphone tombe en panne, Aurora se démène pour le faire réparer en urgence. Pour payer la facture, elle fera d’autres sacrifices, ou plutôt le seul qui est encore possible, affronter au sens propre, la longueur d’un jour sans pain. 

Le tableau est sombre. Laura Carreira, dont c’est le premier long métrage, nous immerge dans le quotidien de celles et ceux que l’on appelle les « travailleurs pauvres », ceux qui « vivent dans la succession des travaux et des jours » sans accéder à « la temporalité des fins » (Jacques Rancière Le fil perdu). Elle ne nous y noie pas. Aurora a trente ans. Le film suggère que tout n’est pas forcément joué pour elle. Elle rêve d’un autre métier. Elle décroche un entretien pour être aide-sociale. Se fait coquette pour l’occasion. Malgré la gentillesse de la personne en charge du recrutement, ça ne va pas aller. On peut penser que peut-être une autre fois. Et puis à l’entrepôt, une panne de la machine est, elle aussi, possible. Immédiatement, l’ensemble se dérègle. Les rires, la musique, les interactions humaines l’emportent sur la routine et l’ennui. La parenthèse se refermera sans doute trop vite, mais quelque chose aura changé. 

Du début à la fin du film, la violence est absente. À moins qu’elle ne soit masquée, euphémisée. Au travail, les chefs sont bienveillants. L’un d’eux demande respectueusement, presque timidement, à Aurora d’aller un peu plus vite. On s’en doute tout est chronométré et elle ne respecte pas son rythme habituel, celui qui lui avait valu un peu plus tôt d’être « salariée de la semaine », récompensée par une barre chocolatée. Dans la coloc, s’est pareil. La vie se déroule sans les conflits, petits ou grands, qui émaillent trop souvent la vie quotidienne. 

C’est la force du film. Il évite les clichés et l’absolue noirceur des « drames sociaux ». L’actrice principale Joana Santos y est pour beaucoup. Elle est élégante, douce. Elle finit par s’écrouler. Par tomber au sens propre comme le dit le titre du film. Elle se relève en s’accrochant au bras qui lui est tendu. Elle n’a rien abandonné ni de son malheur ni de sa dignité. 

On falling est un grand film. On pense bien sûr à Ken Loach, coproducteur du film, aux frères Dardenne et à Rosetta ou à Souleymane de Boris Lojkine. Le film ne dit pas s’il y a des raisons démontrées d’espérer ou si ce n’est qu’un leurre. Il ne tranche pas. Il est en quelque sorte un film dialectique. Il nous dit que quelque chose résiste. Aurora garde un quant-à-soi salutaire, si minime soit-il. Elle n’est pas entièrement analogue à la vacuité de sa vie. Un écart subsiste et avec lui d’autres possibles. Le travail ne se réduira pas toujours à une si extrême routinisation et à un salaire de misère à peine suffisant à la reproduction de sa force de travail. Aurora fera la connaissance, autant que cela est possible, d’autres personnes humaines, en chair et en os, capables de pensées et de sentiments. Qui ne seront ni cachées derrière un écran, ni entièrement définies par la catégorie statistique de « travailleur pauvre ». Demain sera un autre jour.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.