Comment les forces économiques et sociales déterminent les usages du temps et, in fine, le bien-être des sociétés ? Tel est le propos ambitieux et original proposé par Pierre-Noël Giraud (PNG) dans son essai sur une économie politique des usages du temps.
Le temps nous est compté. Face aux défis de l’avenir, il est inéluctable que s’opère une profonde transformation des usages que nous faisons, collectivement et individuellement, de cette ressource ultime qu’est notre temps. Telle est la thèse soutenue dans ce texte.
Pourquoi une économie politique des usages du temps ? En économie, le temps a été pendant longtemps une notion largement associée au travail. PNG parle des usages du temps en essayant d’analyser les facteurs de l’évolution de ces usages sur longue période. L’usage du temps est objet de conflits, de luttes donc un objet politique. Il est aussi un objet économique car, dit-il, le temps est aujourd’hui la ressource rare, bien plus que les ressources de la nature. Il justifie ainsi de concevoir une économie politique de ses usages.
Cet essai comporte deux grandes parties :
- La première présente les outils d’analyse de la dynamique des usages du temps sous forme de fresque historique,
- La deuxième est tournée vers l’avenir, mêlant des éléments de prospective, des scénarios et in fine un programme de politique économique.
Le rôle de la technologie
Pierre-Noël Giraud souligne le rôle décisif de la technologie[1]. Sans doute parce qu’il a accumulé une connaissance approfondie des systèmes techniques, il choisit « d’entrer par la technique qui, même si elle n’est pas seule, est toujours une cause directe des évolutions des usages du temps ».
Pierre-Noël Giraud montre que :
- Les évolutions des usages du temps ont été soutenues et favorisées par des progrès techniques qui transforment le temps de vie dont nous disposons et les usages du temps,
- Ce progrès technique est porté par des groupes socio-économiques capables de concevoir et de mettre en place de nouveaux systèmes techniques composés d’une strate matérielle, d’une strate informationnelle et d’une strate organisationnelle composée d’institutions qui façonnent la division technique et sociale du travail.
Par exemple, le système technique issu de la révolution informatique est composé d’une strate matérielle issue des innovations de matériaux (les microprocesseurs, les fibres optiques éléments de base des ordinateurs), d’une strate informationnelle caractérisée par le traitement automatique de quantités gigantesques de données numériques et d’une strate organisationnelle avec un nouveau type d’entreprises, les plateformes, les géants de l’économie numérique.
- Cette transformation se fait au prix de luttes entre des groupes sociaux dans lesquels interviennent les États. Les États sont les lieux des luttes politiques autour des usages du temps. Pierre-Noël Giraud distingue trois fronts aux enjeux différents :
- La première porte sur la valeur marchande du temps que chacun peut échanger contre le temps des autres ; ainsi pour le salariat, la durée du travail et le niveau des salaires,
- Le deuxième est celui de la valeur intrinsèque des usages du temps, de leur hiérarchie et de la capacité à accéder aux temps les plus valorisés, socialement et individuellement. Par exemple, « puisque la valeur intrinsèque du temps de travail salarié s’est dégradée, voire n’en a plus aucune, la vraie vie est ailleurs »,
- Le troisième est le contrôle du temps libre, c’est-à-dire le temps non consacré à la vie matérielle. En effet, si ce temps est vide, il peut conduire à la dépression et à des troubles politiques. Il ne doit pas être investi par le peuple pour permettre l’émergence de contre-pouvoir.
Une fresque des usages du temps
Pour donner corps à ce cadre conceptuel de la dynamique des usages du temps et asseoir les bases d’une économie politique des usages du temps, Pierre-Noël Giraud propose une vaste fresque des usages du temps « ce que nous avons fait de notre temps depuis Lascaux » en identifiant des périodes pour lesquelles il combine une description du système technique, de ses moteurs et évolutions ainsi que des transformations induites dans les activités de production de la vie matérielle et des loisirs. Il complète par une analyse des luttes politiques concernant les valeurs marchandes et intrinsèques des temps et les évolutions des usages du temps marchand, du temps d’autoproduction et du temps libre.
Depuis le XIXᵉ siècle, ces périodes sont marquées par des formes spécifiques de capitalisme.
- D’abord le capitalisme industriel (jusqu’en 1920) au cours duquel le PIB en France a été multiplié par 28. C’est la période d’émergence du salariat. Le temps de travail a augmenté pour quasiment tous les groupes sociaux. Vers 1890, il occupe 70% de la vie éveillée d’un ouvrier.
- Ensuite, le premier XXᵉ siècle (1920-1980) qui est celui des capitalismes fordistes et managériaux. Cette période a vu une décroissance importante du temps de travail annuel par habitant. Ainsi, en France, la durée légale du travail salarié passe de 48h (1920) par semaine à 35 heures plus 5 semaines de congés (2002). Le rôle des gains de productivité a été déterminant.
Keynes, en 1930, avait prophétisé que, si les gains de productivité continuaient à croitre de la même manière (+2% par an), 3 heures de travail par jour seraient suffisantes pour satisfaire les besoins essentiels. En réalité, entre 1920 et 1982, la productivité du travail a été multipliée par 105 soit un taux de croissance annuel moyen de 4%. La dynamique des gains de productivité a permis d’avoir le choix entre consommer plus ou travailler moins. Ces gains ont été répartis à 44% pour augmenter la production et à 56% pour réduire le temps de travail. C’est le temps de la consommation de masse, de la valorisation du temps libre et des loisirs, de l’essor de la classe moyenne.
- Enfin, le second XXᵉ siècle,1980-2020, caractérisé par la révolution informatique, d’une autre nature que les précédentes révolutions techniques. Elle bouleverse la strate informationnelle de l’ensemble du système technique sans induire les mêmes gains de productivité déterminant de la précédente période. On assiste donc à une forte réduction de la croissance de la productivité et du PIB/habitant. Le mouvement de baisse du temps de travail est stoppé.
La révolution informatique permet la mondialisation libérale articulant une globalisation numérique, une globalisation financière et une globalisation de firmes de l’industrie et des services. Elle voit l’émergence du capitalisme de plateforme.
Les deux ouvrages précédents de l’auteur, Inégalités du monde (1996) et L’homme inutile (2016), avaient introduit le modèle nomades- sédentaires- inutiles- utiles pour interpréter les dynamiques économiques et les fragmentations sociales. On rappelle que les nomades sont liés aux firmes globales produisant des biens-services destinés à des échanges internationaux. Pierre-Noël Giraud a montré que les « inégalités de revenus et le nombre d’inutiles augmentent dans un pays si le nombre des nomades y diminue et/ou si la préférence pour les biens et services sédentaires y diminue et réciproquement ». La tendance à la réduction du nombre d’emplois nomades se retrouve dans la plupart des pays d’Europe (dont la France) et aux États-Unis, ce qui contribue à leur marasme économique.
Ce qui est important est de relever que le développement de ce système technique s’est accompagné de l’émergence d’une catégorie (une classe ?) d’entrepreneurs, salariés, indépendants, mus par des valeurs communes et acteurs du dynamisme du capitalisme numérique dont ils tirent profit.
Les enjeux du temps libre
Le temps libre est le temps qui reste quand on décompte le temps consacré à la vie matérielle (travail productif et travail domestique) et au repos. C’est apparemment un temps libre de discipline et de contrôle.
C’est « la vraie vie » comme on dit, montrant ainsi combien ce temps est valorisé. Pierre-Noël Giraud insiste d’une manière générale sur le rôle de la valeur intrinsèque des usages du temps qui agit sur l’évolution des comportements.
Ce temps permet, pour les individus, de satisfaire ses besoins relationnels : les relations amoureuses, amicales, la politique, les jeux, les loisirs, la jouissance de la culture et de la nature.
Ce temps, aux usages très variés, a pris, en France, une place de plus en plus importante. Pierre-Noël Giraud cite les résultats des enquêtes de 1974 et de 2010 de l’INSEE qui montre que, pour l’ensemble des adultes, les temps de travail productif et domestique se sont sensiblement réduits, avec un certain rééquilibrage entre celui des hommes et des femmes. Au total, en incluant les retraités, les chômeurs, la journée moyenne se décompose en 3h13 consacré au travail professionnel, 3h22 au travail domestique et 5h12 aux loisirs (temps libre). Cette moyenne statistique donne une durée de travail globale proche des 3h par jour dont parlait Keynes dans sa fameuse prophétie. Mais évidemment, ces moyennes cachent une répartition très inégale du temps travaillé et du temps de loisir.
Pierre-Noël Giraud note que « les individus ont marqué des points dans les luttes autour des temps : ils ont réussi, entre 1974 et 2010, à augmenter les usages du temps les plus valorisés à leurs yeux et à diminuer les autres ». Mais ces points gagnés peuvent être remis en cause : on le voit dans l’injonction à travailler plus ou dans les tentatives de repousser l’âge de la retraite…
L’auteur met en évidence que le temps libre est une ressource en en précisant les enjeux :
- Le temps libre permet de faire fonctionner l’économie des loisirs. Il est indispensable pour toute l’économie des loisirs au sens large : il ne sert à rien d’avoir de l’argent disponible si on n’a pas de temps pour en profiter. C’est déjà ce que disait Gary Becker (1930- 2014), le père du concept du capital humain, dont la thèse était que, pour jouir des biens de consommation, il faut du temps.
Dans les usages du temps libre, le progrès technique agit de deux manières : d’une part, il augmente la diversité des loisirs accessibles, les innovations majeures en la matière ayant été la télévision puis le web et le smartphone. D’autre part, il raccourcit le temps de production des conditions matérielles des loisirs : par exemple, il raccourcit les déplacements, élargissant ainsi l’horizon des voyages. Plus généralement, il abaisse le coût d’accès à certains loisirs et les rend accessibles à un plus grand nombre,
- Le temps libre est devenu un objet de captation
Dans le temps libre, il y a potentiellement du temps de « cerveau disponible » qu’il s’agit de capter pour obtenir des éléments utiles à des entreprises pour faire du business. Cette captation se fait par la ruse en élaborant des pièges à captation créant une dépendance. C’est l’économie de l’attention popularisée par Bruno Patino. Ainsi, en généralisant la capacité technique de faire plusieurs choses à la fois via les outils numériques, il a été calculé que la durée moyenne d’une journée d’un citoyen américain était en 2018 de plus de 30 heures, se décomposant en 7 h de sommeil, 6h55 consacrée à la nourriture, ménage et la vie sociale et 5h13 pour le travail soit un total de 19 h 08 auquel s’ajoute 12 h 04 par jour consacré aux écrans, aux médias et au numérique. La journée totale serait donc de 31h 12 et non de 24h ! Nouveau phénomène analysable comme une intensification de l’usage du temps de cerveau disponible,
- L’occupation du temps libre comme substitut à l’appauvrissement
Pierre-Noël Giraud esquisse un scénario qu’il qualifie de sinistre au terme duquel les forces économiques et politiques mondiales conduiraient à un accroissement important du nombre de sédentaires appauvris et d’inutiles, en France notamment, devenant une source potentielle de troubles.
L’implication des plateformes serait alors nécessaire pour combler ces vides et manques par « du pain et des jeux » comme le faisaient les empereurs romains pour calmer la plèbe.
L’auteur développe par ailleurs l’idée que le temps libre risque de faire germer des alternatives à l’ordre établi, d’où la thématique de son contrôle.
Quels avenirs ? Que faire ?
Dans le dernier tiers du livre, Pierre-Noël Giraud propose une réflexion sur notre avenir et les actions que nous devrions mener. Pour cela, il décrit ce que l’on sait des dynamiques technologiques (la révolution informatique) et des dynamiques de destruction de la nature afin de mieux éclairer les défis de demain. Il en tire quelques conclusions sur les usages du temps et, in fine, expose une sorte de programme économique.
Tout cela est bien documenté, parfois un peu trop « académique ». Dans ce foisonnement d’idées, on propose d’en retenir trois caractéristiques de son propos.
Les trois défis
Pierre-Noël Giraud résume les menaces essentielles dans trois défis que nous devons mettre en priorité et relever !
- Modifier profondément notre rapport à la nature.
Pierre-Noël Giraud affirme que la nature n’est pas pour l’homme une ressource rare si nous savons mobiliser plus de temps au soin de celle-ci. Au-delà des progrès techniques à réaliser, il faudra être capable de développer fortement les usages du temps consacrés à soigner la nature et à la préserver. Le temps libéré par les emplois rendus obsolètes par l’IA pourra être déversé à cette fin vers ces nouveaux emplois.
- Maîtriser la révolution informatique
C’est un sujet considérable pour lequel Pierre-Noël Giraud apporte beaucoup d’éléments en y consacrant de nombreux chapitres. Il en tente une prospective, expose les débats qu’elle suscite et ouvre quelques perspectives sur sa maitrise. Pas simple ! Sinon pour constater que l’objet serait de la canaliser et d’essayer de se l’approprier pour répondre aux autres défis.
- Réduire des inégalités devenues excessives et cumulatives.
Il propose notamment de « cantonner les avides à des jeux d’argent qui, s’ils sont utiles, car producteurs d’innovation, doivent être sans externalités négatives ».
Et Pierre-Noël Giraud complète l’énoncé de ces combats à mener en formulant un principe de justice inspiré des écrits d’Amartya Sen : « Est juste une société qui donne à chacun la capacité, tout au long de sa vie, d’accéder par ses efforts personnels aux usages du temps qui ont la plus grande valeur à ses yeux ».
On retrouve l’importance de la valeur intrinsèque de l’usage des temps soulignée par l’auteur.
Des conséquences sur les usages du temps
C’est dans un chapitre intitulé « Travailler plus et mieux » qu’il en analyse les conséquences. Il faudra travailler plus, mais évidemment son raisonnement est totalement éloigné de celui de nos gouvernants.
Il annonce que la transition va nécessiter, dans un premier temps, de consacrer plus de temps à la vie matérielle pour espérer en utiliser moins demain. Il s’agit donc d’un investissement pour rendre à la nature le temps « économisé « en l’exploitant.
Où trouver du temps ? dans le secteur marchand, en augmentant le temps d’autoproduction, en y consacrant du temps libre.
Travailler mieux par exemple en produisant sans externalités négatives, en résistant à la marchandisation croissante des relations sociales.
Quel système technique ? quel capitalisme ?
Pierre-Noël Giraud pense que « nous subirons toujours des États coercitifs pour contrôler les multitudes et que nous ne nous débarrasserons pas du capitalisme » dans les prochaines décennies. Adoptant une position réformiste, il attend que le capitalisme se réforme[2] admettant « qu’il faut laisser au secteur privé les activités où la compétition est de type schumpétérien et engendre de nombreuses innovations techniques et organisationnelles. Le marché finit par trier de lui-même ». Et il ajoute à cela deux conditions : « que la compétition, effective, offre un vaste choix aux consommateurs et que ces activités aient été contraintes de diminuer jusqu’à l’annulation de leurs externalités négatives ».
Mais comment le capitalisme peut-il se réformer de manière à apporter des réponses aux trois défis ?
Les leçons tirées de la fresque montrent que les formes de capitalisme qui se sont succédées s’appuient sur l’apparition de nouveau types d’entreprises qui se nourrissent et confortent un nouveau système technique et que les États/ Groupes sociaux ont eu pour rôle de faciliter ou de freiner cette émergence. Une telle occurrence s’est produite en développant des solutions trouvées par des entrepreneurs imaginant des pistes hétérodoxes : Ford avec ses salaires, les Japonais en délocalisant leur production pour répondre à l’obligation de réévaluation leur monnaie et les startups suite à la crise des années 2000 comprenant que les données accumulées peuvent être valorisées.
Quels sont aujourd’hui les acteurs économiques susceptibles de mettre en place un système technique répondant aux défis en façonnant ainsi un nouveau capitalisme ?
Finalement, le sentiment qui se dégage en refermant cet essai est qu’une partie manque, une partie qui serait en cohérence avec les leçons de la fresque des usages du temps.
En tentant de construire une économie politique des usages du temps, Pierre-Noël Giraud a ouvert un vaste chantier, ouvrant des perspectives stimulantes et suscitant beaucoup de questions. Projet ambitieux qui ne pouvait tout embrasser, trop vaste.
Imaginer comment la mobilisation des temps peut contribuer à faire face aux défis de demain conduit à sortir des schémas de pensée dominants pour aborder d’une manière nouvelle la question du travail (travailler plus et mieux) et du temps libre.
On est mis en appétit, mais on reste sur sa faim. Surtout, quand on regarde l’état actuel du monde et des rapports de force, les pistes d’espoir proposées paraissent bien minces.
Pour conclure, il faut revenir au titre « Du pain et des jeux » qui est ici synonyme d’une forme de contrôle social évoqué dans un scénario lugubre. Ne peut-on pas voir dans ce titre l’expression de la hantise d’un effondrement comme celui de la ruine de la civilisation antique « conséquences lointaines de la catastrophe d’un principe d’autorité dans une époque qui n’a plus aucune discipline intellectuelle…, quand le système politique se désagrège dans l’anarchie, la civilisation rapidement se décompose à son tour ».[3]
Notes
[1] Comme le fait Philippe Aghion
[2] Cette position confirme l’affirmation de Frederic Jameson : « Il nous semble plus facile aujourd’hui d’imaginer la détérioration complète de la Terre et de la nature que l’effondrement du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à une faiblesse de notre imagination »
[3] La ruine de la civilisation antique. – Guglielmo Ferrero- 1926

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