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par Jean-Michel Eymeri-Douzans, propos recueillis par Félix Traoré

Jean-Michel Eymeri-Douzans est Professeur des Universités (Sciences Po Toulouse-LaSSP) et co-auteur de La France et ses administrations. Un état des savoirs après avoir vécu aux Pays-Bas. Dans cet entretien pour Metis il revient sur ce qu’est être un fonctionnaire en France et chez nos voisins européens. Missions, histoire, statut… vous avez dit fonctionnaire ?

 

drapeau francais

 

Comment définiriez-vous la notion de « fonctionnaire » ? Par les missions, l’histoire, le « statut » ?


Tous les employés du secteur public ne sont pas « fonctionnaires ». « Agent public » et « fonctionnaire » ne sont pas des synonymes. Ainsi, les salariés des établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) relèvent du droit du travail ordinaire, CDD et CDI. Au sein des trois fonctions publiques, de l’Etat, hospitalière et territoriale, sont employés entre un cinquième et un quart d’agents non-titulaires, régis par contrat. Il y a aussi maintes particularités héritées de l’histoire : les médecins hospitaliers ne sont pas fonctionnaires, les militaires du rang « engagés » non plus, ni les magistrats, qui relèvent d’un statut à part. 

 

Tout cela résulte de notre histoire nationale. Faisons donc un peu d’histoire ! On parle de « fonctionnaires » en France car la Révolution de 1789 a aboli la vénalité des offices publics d’Ancien Régime pour consacrer la notion de « fonctions publiques » que certains citoyens sont appelés à « exercer » (et plus jamais à « posséder ») au service du Bien public, fonctions accessibles à tout citoyen « sans autres distinctions que celle de leurs vertus et de leurs talents » (article 6 de la Déclaration de 1789). Ce « fonction-naire » fut d’abord révocable (c’est souvent le cas dans les régimes révolutionnaires), et les purges politiques furent nombreuses lors des brutaux changements de régimes du XIXe siècle. C’est peu à peu que s’est stabilisé un régime juridique exorbitant du droit commun du travail qui donne au fonctionnaire des droits et devoirs particuliers, enfin gravés dans le marbre d’un « statut général de la fonction publique » à la Libération, et refondu aux débuts de la Ve République, puis à nouveau au début des années Mitterrand.

Pour faire simple, le fonctionnaire se définit par deux caractéristiques principales – qui n’ont rien de spécifiquement français. Tout d’abord, il est envers l’administration « dans une situation statutaire et réglementaire ». Le fonctionnaire, une fois recruté par concours, ce dispositif raffiné qui combine l’égal accès offert à tous avec la sélection méritocratique des meilleurs, ne signe aucun contrat : ses conditions de travail sont régies par le droit public unilatéral, sans accord mutuel des volontés employeur-employé ni conventions collectives. En théorie (en pratique le pouvoir syndical tempère cela), un fonctionnaire n’a aucun droit acquis au maintien de sa situation (affectation, durée du travail, niveau du traitement indiciaire qui dépendent d’un point d’indice défini à la hausse ou à la baisse par le Gouvernement) qui peut toujours être modifiée « dans l’intérêt du service ». Second trait fondamental : un fonctionnaire est « titulaire », non pas de son emploi précis, mais de son grade – c’est la célèbre « distinction du grade et de l’emploi » – dans son corps d’appartenance. Cette titularisation, parfois appelée improprement « emploi à vie » ou « garantie de l’emploi », est en fait la garantie du grade, auquel le traitement indiciaire est attaché. C’est une nuance, mais elle est de taille en GRH, et pourrait permettre de donner plus de souplesses à notre Fonction publique, sans remettre en cause le Statut, si ses potentialités étaient bien utilisées, ce qui est loin d’être le cas. Sauf faute grave de service, perte de ses droits civiques, ou autres motifs qui peuvent entraîner la révocation des fonctionnaires, ceux-ci sont donc mis à l’abri du risque de licenciement et de chômage qui touche les salariés de notre pays. Le contexte sociohistorique de chômage endémique en France a fini par faire considérer par beaucoup cette garantie comme un « privilège » ou une « injustice ».

Est-ce vrai ?


Si cette garantie contre le licenciement a été établie, dans tous les Etats de droit de l’Europe occidentale quelle que soit leur tradition juridique (de la France au Royaume-Uni en passant par l’Allemagne, l’Italie, etc.) au cours du XIXe siècle, c’est d’abord pour mettre fin au népotisme, au favoritisme, au patronage partisan, au « piston » et au règne de la « faveur du Prince » dans les nominations, donc pour assurer l’indépendance des fonctionnaires contre l’arbitraire du pouvoir politique du moment, donc pour leur permettre de résister aux consignes politiques dans l’instruction des dossiers. A ceux qui hurlent qu’il faut supprimer la garantie d’emploi des fonctionnaires, je demande toujours s’ils en désirent les conséquences inéluctables, comme le fait que le prochain permis qu’ils demanderaient pour transformer leur garage en pièce supplémentaire soit instruit en mairie par un militant du parti politique du maire ! Cela refroidit souvent leurs ardeurs… L’emploi garanti des fonctionnaires, c’est une des garanties majeures de l’impartialité et de l’égalité de traitement des demandes et besoins des citoyens-usagers des administrations. Il suffit de regarder comment les choses se passent dans les pays, parfois proches, qui n’offrent pas cette garantie, pour y observer le règne du favoritisme… et très vite du bakchich !


Quels écarts de définition observe-t-on entre les pays européens ? Sur quoi sont-ils fondés ?


Au contraire d’idées fausses complaisamment véhiculées, il y a des fonctionnaires, au sens qui vient d’être précisé, dans tous les Etats de l’UE. Dans les pays latins influencés par la France, le même mot de « functionario » (castillan, portugais), « functionar » (roumain) se retrouve, quand l’Angleterre ou le Danemark conservent une désignation d’origine monarchique : « civil servant of the Crown » (abrégé en civil servant). Dans d’autres pays, la notion d’Ancien Régime reste en vigueur : en Allemagne « Beamter » et aux Pays-Bas « Ambtenaar », mots qui signifient « officier », au sens de titulaire d’un office public. D’autres pays font plus neutre : « employés publics » (Italie), « agents publics » (Belgique, Luxembourg)… mais les intéressés n’en sont pas moins titulaires.

La différence n’est donc pas entre la supposée « exception » d’une France qui serait la patrie de fonctionnaires, titulaires donc fainéants, et les autres pays où n’existeraient que des contractuels publics licenciables donc performants – selon un schéma éculé où la motivation des agents publics serait négative et extrinsèque, la peur d’être « viré », alors que les enquêtes les plus sérieuses démontrent que leur motivation est positive et intrinsèque à la nature de leurs missions. Les Fonctions publiques de toute l’Europe emploient à la fois des titulaires et des contractuels. Ce qui diffère c’est leur proportion respective. Notre Europe offre cinq cas de figure :

1) Les Etats de tradition universaliste, où le statut de fonctionnaire titulaire est très répandu. Au nom du principe d’égalité, la qualité de fonctionnaire est en France indépendante de l’importance des fonctions exercées, du conseiller d’Etat au gardien de parc public. L’Espagne, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas, l’Irlande, la Grèce, et d’autres encore, ont suivi : le statut de fonctionnaire y est applicable à tous les agents permanents de toutes les administrations.

2) Les Etats de tradition germanique : Allemagne, Autriche et Luxembourg distinguent le fonctionnaire statutaire (Beamte) de l’employé (Angestellte) et de l’ouvrier (Arbeiter) publics, régis par contrat. C’est une conception restrictive, où à peine 30 % des effectifs publics sont « fonctionnaires », du fait de la nature des fonctions : seuls les fonctionnaires peuvent exercer les prérogatives de puissance publique et remplir des tâches liées à la promotion de l’Intérêt général. Il faut signaler que cette définition restrictive à l’allemande a été retenue par la Cour de justice de l’UE pour définir le périmètre de l’administration publique réservé aux nationaux de chaque pays.

3) L’étrange situation britannique : le caractère coutumier de la common law n’a jamais posé de distinction de principe entre les emplois de « civil servants » et les emplois contractuels. En pratique cependant, le statut de « civil servant » est réservé à quelques dizaines de milliers d’agents de l’Etat central, travaillant dans les ministères londoniens. Au rebours, les employés des agences publiques et du local government sont des contractuels licenciables… ce qui fait beaucoup de monde : enseignants de tous niveaux (du primaire aux universités), agents du Service national de santé (NHS), policiers, etc.

4) De rares Etats ont, à grands sons de trompe, « privatisé » leur emploi public : deux exemples sont le Danemark qui, de 1969 à 1990, a progressivement restreint le statut de fonctionnaire aux seuls fonctionnaires d’autorité chargés de tâches de conception et de contrôle des politiques publiques dans les ministères (20 % de l’effectif total) ; et l’Italie qui, à partir de 1993, a fait basculer l’essentiel des agents de l’Etat sous le régime du droit du travail régi par convention collective, ne gardant comme fonctionnaires que la dirigenza des ministères, les préfets, les diplomates, les magistrats… et les professeurs d’Université.

5) Enfin, les anciens Etats communistes d’Europe centrale et orientale suivent une trajectoire exactement inverse : ayant connu sous la dictature une subordination complète de l’administration au Parti unique – sans aucune garantie d’emploi d’agents administratifs risquant au moindre « déviationnisme » la révocation, voire pire, et soumis de toute manière à une périodique « rotation des cadres » – ces Etats ont mis en place depuis leur accès à la démocratie – entre 1995 et 2000, sous l’influence de l’UE – des lois statutaires conférant la garantie de l’emploi et tout un ensemble de garanties d’avancement à leurs fonctionnaires, afin d’assurer leur neutralité politique et leur compétence. L’UE est bien, en ce domaine comme dans d’autres, « unie dans la diversité » !


Du point de vue du périmètre de la « fonction publique », quelles différences se dégagent des comparaisons européennes ?

Ces différences sont considérables, sur le papier : selon que les pays ont une définition large ou étroite du statut de fonctionnaire, les autorités de leurs Fonctions publiques construisent différemment les données publiées à l’adresse du grand public et des autorités de Bruxelles. Il faut dès lors considérer avec circonspection les palmarès européens fondés sur la comparaison des pourcentages de fonctionnaires et agents publics par rapport au total de la population active par pays. Ainsi les Pays-Bas, où j’ai vécu, ont-ils un secteur dit « g en g », composé d’organismes subventionnés à but non-lucratif dont les employés sont des salariés privés, et qui administrent la plupart des hôpitaux ou des musées du pays. Or, en droit du travail néerlandais, le CDI est automatique après un CDD, et l’autorisation administrative de licenciement s’applique toujours (comme en France avant 1987) si bien que les employés de ces organismes qui ne peuvent de facto pas faire faillite ont une garantie d’emploi très proche de celle de nos infirmières ou gardiens de musée fonctionnaires… sans l’être de jure. Les Néerlandais peuvent ainsi nous donner des leçons de bonne gestion dans les exercices de benchmarking européens.


Vous avez consacré des recherches aux énarques, ainsi qu’aux cabinets ministériels. Que nous disent vos travaux de la fonction publique française et de ses spécificités ?

Nos grands concours et grandes écoles – pour le coup de vraies exceptions françaises – assurent le recrutement, parmi les meilleurs élèves du pays, de hauts fonctionnaires à la brillante intelligence, et presque tous d’une grande probité. C’est une chance, que bien d’autres pays nous envient. Mais la précocité d’une sélection féroce dès le secondaire aboutit, parce que nous sélectionnons une élite scolaire (post-) adolescente, à ce qu’elle soit aussi une élite sociale de jeunes gens bien nés. Il en résulte une clôture sociale qui n’est pas saine, et suscite trop de rancœurs. Par comparaison, les fonctions publiques sans ENA se donnent les moyens d’opérer la sélection de leurs dirigeants au plus long cours, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède, tous pays bien administrés et où la diversité de genre, de couleur, d’origines sociales des dirigeants administratifs est parfois (mais pas toujours) plus grande que chez nous. Le maintien de la voie d’ascension sociale que sont les concours internes, ou des réformes récentes telle que la création des CPI (classes préparatoires intégrées ouvertes sur critères sociaux et de mérite) va dans le bon sens, mais demeure timide. L’accès à la « haute » fonction publique, qui n’a pas d’existence juridique, mais une telle importance de fait dans notre pays, reste encore une barrière quasi infranchissable en cours de vie professionnelle.

Comment analyseriez-vous, globalement, l’évolution des missions et du travail des fonctionnaires ? Quel en sera l’avenir ?


Bien vaste question ! La fonction publique n’est que le substrat humain de l’Etat administratif. Tout dépendra du type d’Etat dont la France, qui « marche » à l’Etat depuis les Capétiens, pourra et voudra se doter pour les décennies à venir, dans le contexte de la mondialisation et de l’Europe, « en marche » ou en panne… S’il n’est pas douteux que les grandes fonctions régaliennes continueront de devoir être remplies, les possibilités grandissantes offertes par l’administration numérique et les effets des big data transformeront beaucoup les modes opératoires de l’activité administrative. Les effectifs requis et les compétences attendues des hommes et femmes par qui « fonctionne » l’Etat devront donc évoluer, dans des proportions et des formes qui sont encore peu prévisibles.


Pour aller plus loin :

– Jean-Michel Eymeri-Douzans et Geert Bouckaert, La France et ses administrations. Un état des savoirs, Bruylant, 2013
– Jean-Michel Eymeri-Douzans, Xavier Bioy et Stéphan Mouton, Le Règne des entourages, Presses de Sciences Po, 2015

 

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