par André Gauron
Metis poursuit les réflexions sur l’économie numérique, les réalités du travail sur (ou à partir de) les platesformes numériques. Il ne s’agit pas seulement d’analyser comment les relations de travail changent, mais aussi de caractériser le modèle économique des plateformes. À l’heure où les entreprises du type Airbnb ou Uber semblent être les nouveaux maîtres du jeu en renversant les règles que l’on connaissait jusqu’alors, André Gauron, économiste, questionnait en octobre 2016 cette nouvelle forme de « tâcheronnat » : entre capitalisme, innovation et rente.
Je partirais de la société de capitaux (pour éviter le débat sur la notion d’entreprise), comme entité d’apport et de mise en valeur de capitaux, et j’oublierais la vision de l’entreprise, issue de la manufacture, comme rassemblement sous une direction unique d’un ensemble de travailleurs. Une plateforme peut être vue comme une entreprise sans murs et sans ateliers. Toutefois, elle n’est ni sans bureaux ni sans labos. Elle a toujours un noyau dur de salariés qui conçoivent les services proposés. Sa caractéristique est qu’elle commande du travail à la tâche comme cela existait avant la manufacture.
On retrouve ici l’ancienne organisation sociale du travail à domicile et du tâcheronnat. Il existe toutefois une différence fondamentale : l’ancienne organisation est un mode d’organisation de la production. Le donneur d’ordre avait le monopole du rapport au client, mais le producteur de base ne l’avait jamais eu. Il n’en avait pas été dépossédé. Dans les plateformes numériques, cette organisation a pour objet de s’interposer entre le producteur et le client. Celui qui est en contact avec le client est dépossédé de cette relation. La plateforme capte la relation client et s’approprie la valeur que celle-ci induit. Sa relation avec celui-ci est d’ailleurs très particulière : elle consiste à vendre à un prix donné un service qu’elle ne produit pas elle-même. Il en résulte un effet de notoriété très fort, qui se traduit par une subordination non moins forte du producteur effectif du service. Le producteur devient un simple prestataire dont l’activité lui est dictée par la plateforme. Il doit exécuter le service en fonction des standards qu’elle lui impose et celle-ci doit s’assurer de leur respect pour préserver sa notoriété. Le prestataire peut être un indépendant (comme pour les taxis), mais il peut aussi être une société, comme pour l’hôtellerie.
L’économie de plateforme (qui n’a rien de collaborative, mais tout d’une économie capitaliste) est un couplage entre innovation et rente. L’innovation porte sur la mise au point des logiciels et autres algorithmes. Elle exige la mobilisation de capitaux très importants qui constitue ensuite une barrière à l’entrée de nouveaux concurrents. La rente est liée à la rémunération du service sous forme d’une commission prélevée sur le prix du service. L’économie du système repose ainsi sur deux éléments :
1/ pour rémunérer l’innovation, il est nécessaire de disposer de la clientèle la plus large possible, donc d’avoir des innovations qui créent un monopole au moins momentané. C’est en gros l’ancienne économie du médicament.
2 / ne pas supporter le coût direct de la production, notamment les immobilisations que la production du service suppose. La propriété des moyens de production doit donc rester le lot du prestataire, mais elle ne disparaît pas. Le chauffeur de taxi doit acheter et entretenir son véhicule, l’hôtelier avoir son hôtel (en propriété ou en location) et assurer le service au client. Le financement de ces plateformes ne peut se faire que par le marché financier. Aucune banque ne peut prendre le risque de mettre à disposition de la société des masses considérables de capitaux et d’avoir à attendre plusieurs années avant d’en voir les premiers bénéfices. L’actionnaire, au contraire, mise moins sur la réalisation de bénéfices que sur leur promesse qui porte la valorisation boursière de la société et attire les investisseurs.
Peut-on alors parler de société « post-salariale » ? « Post-fordiste », très certainement, « post-salariale », c’est plus discutable. Le débat autour des taxis et d’Uber fausse complètement la perspective. Le métier de chauffeur de taxi s’est toujours organisé autour de deux modèles : le taxi salarié d’un groupe qui possède les véhicules ou détient les licences (G7) et le taxi indépendant. L’innovation d’Uber n’est pas dans le système de réservation (on passe du téléphone à l’application numérique), mais dans l’absence de licence et donc dans la remise en cause d’une « close shop ». C’est donc d’abord une attaque contre un système corporatiste et la rente qui y est attachée. Si on n’a plus à rembourser la licence, on peut baisser le prix de la course. Mais c’est en même temps une régression par rapport au travail indépendant puisque le chauffeur est soumis à un ensemble de contraintes qui peut aller jusqu’à lui imposer d’être en service à certaines plages horaires. Dans le cas de l’hôtellerie, la plateforme de réservation ne touche en rien au statut social des employés ni du chef d’entreprise. Les employés sont et restent salariés de l’entreprise hôtelière qui les emploie. La contrainte de qualité du service ne porte pas directement sur eux, mais sur le chef d’entreprise qui doit s’organiser avec ses employés pour y satisfaire. Nous sommes donc loin de la fin du salariat.
Cela ne veut pas dire que la condition salariale sera demain identique à ce qu’elle était hier. De même que les plateformes numériques captent la relation client, elles peuvent aussi capter la relation d’organisation du travail en substituant à une hiérarchie descendante une relation horizontale qui court-circuite toute la hiérarchie. La plateforme modifie le mode de subordination en substituant au « petit chef » un « big brother » sous la forme d’un ensemble d’objectifs à atteindre suivis en permanence par la direction. C’est donc une autonomie encadrée qu’apporte la plateforme, une autonomie qui ne supprime nullement les cadences infernales que la direction peut imposer à travers la fixation des objectifs, à l’origine de « burn out ».
Pourtant, les plateformes numériques déstabilisent moins le rapport salarial que le statut d’indépendant. Ce dernier se doit d’acquitter lui-même ses cotisations et contributions sociales. S’il juge sa rémunération insuffisante ou s’il pratique cette activité d’indépendant que de façon accessoire, il peut être tenté de n’en rien faire. Le rapport de subordination entre la plateforme et le prestataire n’est pas de nature salariale. C’est une relation de donneur d’ordre à prestataire. La responsabilité de s’acquitter de ses obligations sociales incombe entièrement à l’indépendant. Le problème n’est pas spécifique à ce type de relation. Il est connu et ancien : c’est le travail au noir et la fraude aux cotisations et contributions sociales. Les plateformes numériques n’ont nullement le monopole du développement d’un travail indépendant. Un secteur comme le BTP y a depuis longtemps recours, au moins pour une partie des activités du second œuvre. L’objectif est toujours le même : faire supporter au travailleur indépendant le coût de la non-continuité de son activité. C’est le retour au tâcheronnat que le développement du salariat avait évincé.
Si ne cotisant pas à un régime de retraite, l’indépendant se verra privé de retraite le moment venu. En revanche, la fraude sociale ne le prive pas des prestations familiales ni de l’accès aux soins. Or, plus les cotisations et contributions sociales qu’il doit acquitter sont élevées, plus il est enclin à les frauder. Une solution consisterait à obliger les plateformes à déclarer à un organisme social les rémunérations qu’elles versent lorsqu’elles le font en direct ou qu’elles les induisent et à doter celui-ci de moyens réels de contrôle. Mais outre sa difficulté à la mettre en place, elle risque de se révéler insuffisante. Une réforme du financement de la protection sociale qui réduise la part assise sur les revenus d’activité apparaît ainsi inéluctable.
Il existe un autre motif de réforme qui n’est pas directement lié au développement des plateformes numériques, mais pas non plus totalement étranger à celui-ci. Avant même l’ubérisation des transports individuels, la directive européenne sur les travailleurs détachés a organisé une rupture de traitement entre des salariés soumis à des contrats de travail nationaux et ceux soumis à ceux de leur pays d’origine. Tous sont soumis à des obligations sociales, mais, dans la mesure où le niveau des systèmes de prestations diffère profondément d’un pays à l’autre, le niveau des contributions n’est pas le même. Dans ce cas, c’est la relation salariale qui se trouve directement impactée. Là encore, plus le niveau des cotisations et contribution sociale est élevé, plus la différence entre pays est grande et plus l’incitation à recourir au travail détaché s’accroît. Ainsi, plus le système est de nature contributive plus cette question est aiguë.
Quelques pistes de travail à explorer :
– Le développement des plateformes numériques repose sur la captation et le traitement de données, notamment des données client. Il convient donc de regarder de près comment ces données sont collectées et sont à l’origine de véritables barrières à l’entrée.
– La façon de déclarer et de contrôler les obligations sociales des prestataires et les contraintes qui peuvent être imposées aux plateformes.
– Dans une économie de marché, la fixation des prix et des rémunérations est laissée au jeu des acteurs. Elle reflète leur rapport de force. Comme à chaque fois que l’acteur qui fixe prix et rémunération est en face d’une multitude d’acteurs individuels, le rapport de force est favorable au premier. Le consommateur pourra s’en réjouir si cela se traduit par des prix plus faibles, mais la collectivité dans son ensemble sera défavorisée par les répercussions d’une rémunération insuffisante sur la consommation et l’investissement des travailleurs, indépendants ou salariés. Il convient donc de réfléchir à comment aider à leur organisation et leur donner de la reconnaissance.
– La refonte du financement de la protection sociale est devenue incontournable. L’enjeu ne réside pas uniquement dans la recherche d’un financement alternatif (les options sont plus que limitées) ni dans l’interrogation de la légitimité au maintien d’une gestion paritaire ; il pose également la question de la continuité des droits sociaux ou comme en famille et santé de leur déconnection d’avec le système contributif. Jusqu’où peut-on aller dans le basculement vers un système de type universel, beverigdien ? Cette question devrait être vue en liaison avec celle des minimas sociaux.
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