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La parution d’un ouvrage Enquêter Dans les organisations aux P.U.R avec Anne-Claude Hinault, Florence Osty et Laurence Servel, toutes trois sociologues expérimentées, chercheures, formatrices et intervenantes invite à revisiter l’intérêt de l’enquête comme modalité centrale pour accompagner les transformations des organisations. Invitées par la librairie Eyrolles le 28 mai dernier, les auteures ont présenté les vertus et l’actualité de l’enquête sociologique pour instruire les problématiques contemporaines des entreprises.

Une grève soudaine et dure qui émerge dans un service stratégique pour la maintenance d’une installation automatisée, des démissions en cascade de managers de proximité dans une entreprise de service, la crainte de perdre son âme dans la fusion de ces deux entités industrielles autrefois concurrentes, la dégradation d’indicateurs de performance après une décennie de bons résultats dans le secteur des assurances, des cas de burn-out ou de tensions relationnelles dans cette association du secteur social… tous ces symptômes ne peuvent trouver de résolution dans la simple invocation de recettes managériales ou le renvoi à un accompagnement psychologique.

Réaliser une enquête s’avère alors nécessaire pour instruire ce qui semble énigmatique, là où la focale se place souvent dans une dialectique entre problème et recherche de solution immédiate. Le regard sociologique nourrit une problématisation du réel, en questionnant ce qui semble aller de soi pour les acteurs, afin d’en dégager une interprétation à la maille d’un établissement, d’un service, d’un département, ou d’une population. En ce sens l’enquête sociologique qualitative se distingue des formes d’enquêtes plus descriptives (sondages, baromètres,…) pour proposer une mise en perspective des constats (faits, attitudes et opinions) dans une compréhension des logiques d’action.

Faire enquête, une pratique banalisée et peu étayée

L’enquête est une pratique professionnelle répandue dans différents métiers : journalistes, juges, détectives, policiers, consultants, assistants sociaux, tous recourent à l’enquête comme dispositif privilégié dans l’exercice de leur métier. Quelle que soit la forme de l’enquête, la confrontation au réel s’impose pour interpréter des données, prendre une décision, arbitrer entre plusieurs scénarios, ou instruire un dossier.

De fait, que serait un monde sans enquête ? Un monde sans profondeur, simplifié, sans vérification ou validation, un monde flottant en quelque sorte. L’enquête fournit aux acteurs sociaux (Responsables des ressources humaines, CHSCT, managers opérationnels ou fonctionnels, groupement professionnel, dirigeants ou CODIR…) les éléments issus du monde réel pour accéder à une meilleure connaissance ou compréhension du sujet, mais aussi comme aide à la décision et l’action.

Concernant les sociologues, chercheurs ou intervenants, l’enquête est une pratique constitutive du métier qui se donne à voir davantage au travers de ses résultats que de sa fabrique. C’est un des objectifs de l’ouvrage que de rendre compte des balises qui étayent le déroulement d’une enquête, des « ficelles de métier » tissées au cours des innombrables enquêtes mobilisées par les auteures (près de 70 terrains d’enquête). Ainsi, si les entretiens individuels sont privilégiés comme mode d’entrée, l’observation de situations de travail, la pratique d’entretiens collectifs, la mobilisation de la photographie ou la production d’images représentent d’autres modalités d’investigation au service de l’enquêteur. De la même manière, l’analyse du matériau et la production d’une interprétation sont explicitées à travers de nombreux exemples pour rendre compte de la différence entre des constats et une mise en perspective sociologique du matériau d’enquête.

Faire enquête pour penser et engager des transformations dans les organisations

Les pratiques d’accompagnement des changements se sont beaucoup adossées à des boîtes à outils gestionnaires. « Conduire le changement » reposerait alors sur le déploiement de solutions pré-existantes dont la performativité se heurte à la consistance d’un social qui « résiste ». Le repérage d’« irritants » ou de « facteurs de résistance au changement » reste en superficie de ce qui façonne les dynamiques sociales et ne permet pas de construire la voie d’un apprentissage sur mesure avec les acteurs sociaux. Dans un autre registre, la conception d’une adaptation individuelle au changement (coaching) ou de développement de qualités personnelles (leadership) propose d’« induire le changement » à partir des individus, faisant fi des contextes de travail en organisation.

 Or, la complexité des transformations à vivre pour les organisations depuis plusieurs décennies milite en faveur d’une prise au sérieux de la manière dont se formulent les demandes sociales : réaction à des symptômes de crise, soutien à des dynamiques d’intervention, anticipation de changements à venir. L’enquête est ainsi mobilisée comme un outil central pour accompagner les changements, en créant une relation d’intervention et de mobilisation des acteurs tout au long du processus d’enquête. Ainsi l’ouvrage explore les modalités d’expression et d’analyse de la demande pour identifier une problématique sociale qui fait énigme pour les acteurs. Par exemple là où un commanditaire souhaite identifier la manière de faire baisser le nombre d’accidents de travail dans son entité, le sociologue proposera d’explorer les raisons de la persistance d’un taux élevé d’accidents du travail alors que des démarches de prévention ont été mises en place depuis plusieurs années. De la même façon, la question de la restitution des résultats de l’enquête est traitée sous l’angle des conditions de réception et d’appropriation d’une lecture partagée par les acteurs.

C’est aussi dans ce sens que l’élaboration d’une stratégie de changement est investie comme le prolongement dynamique d’une compréhension d’un système social appelé à être modifié par de nouveaux contextes d’action. Le changement n’est ni à « conduire » ni à « induire », mais à « instruire » et à « construire » à partir des ressources collectives du monde social investigué.

Faire enquête, une expérience à vivre

Faire enquête en situation d’intervention s’apparente ainsi à l’exercice d’un art plus qu’à l’application d’une technique ou d’une recette en devant composer avec un contexte social et organisationnel tout autant qu’avec soi-même. En ce sens, l’enquête est avant tout une expérience à vivre, faite de surprises, d’aléas et de « pépites » que réserve tout voyage dans un milieu de travail. Les enseignements à retirer d’une telle expérience sont notamment d’ordre réflexif pour ceux qui font enquête, car le terrain questionne le regard et le rapport au monde du sociologue. En éprouvant une posture d’implication distanciée, celle du tiers, l’enquêteur est à même d’éclairer et aider les acteurs à modifier l’équilibre souvent critique de leurs relations de travail.

Pour les acteurs commanditaires, parties prenantes ou interviewés, l’expérience de l’enquête peut ouvrir sur la restauration d’une confrontation de lectures de l’existant, nécessaires pour co-élaborer et co-construire les voies de production de règles du jeu plus légitimes et ajustées aux exigences des différents acteurs.

Enfin, la formation sociologique par le détour de l’enquête fournit à bon nombre de praticiens l’opportunité d’un pas de côté, en explorant des mondes « exotiques » et en acceptant d’être affecté par cette expérience. De fait, beaucoup témoignent des vertus de cette expérience unique dans ses effets réflexifs et d’appropriation de ce qu’est un monde social. Ils en retirent l’idée centrale que la compréhension fine d’un système social est une ressource pour l’action et peut équiper sous des formes variées et plus légères, la pratique d’un manager, d’un cadre fonctionnel, d’un syndicaliste ou d’un dirigeant.

Renoncer à la tentation de la baguette magique du changement, pour celle, plus modeste, de la compréhension de la complexité comme ressort de l’action, est une voie d’avenir pour équiper les « métiers flous » du conseil et du management et faire face aux défis des transformations d’ampleur qui traversent les organisations.

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