6 minutes de lecture

Pour négocier, il faut être deux. De nombreux participants à des mouvements sociaux refusent d’être « représentés ». Que faut-il faire alors pour que les contestataires intermittents ou les contestataires « 2.0» puissent entrer dans un processus de négociation ?

Le bad buzz d’une vidéo minimaliste de Jacline Mouraud a déclenché de manière fulgurante le mouvement des « Gilets Jaunes ». Depuis, le phénomène de contestation peut s’installer dans les rues et sur les réseaux sociaux sans que les corps intermédiaires (partis politiques, syndicats, associations) ne parviennent à canaliser ou relayer ces colères. Or, ces épisodes erratiques plus ou moins destructeurs surgissent au cours de nombreux conflits d’intérêts récents : zone à défendre autour de projets d’infrastructures, revendications environnementales, sommets internationaux, conflits sociaux.

L’ère numérique de l’immédiateté que nous nommerons « l’immédiatique » fait ainsi émerger dans les processus de négociation de nouvelles figures qui s’imposent dans l’actualité et appellent des changements, quitte à privilégier le rapport de force et à bousculer l’organisation du dialogue social.

La négociation responsable (1) y répond par un processus ouvert et inclusif qui vise la recherche d’une performance globale donc durable. Elle se fonde sur un partage des rôles de leadership et de médiation pour prendre en compte l’intérêt des parties peu ou pas représentées. Elle offre une alternative à la radicalisation des échanges.

L’hyper-transparence contre les compromis démocratiques

Désormais, tout propos est soumis au risque d’être rendu public. Sous le versant des fake news, il peut être retourné immédiatement contre son ou ses auteurs. La crainte de défaillir s’installe chez tous les négociateurs qui doivent démontrer à leurs partisans qu’ils s’acquittent de leurs tâches avec zèle, quelle que soit l’efficacité sur l’accord en cours. Dénoncés par un seul post bien mis en scène, le secret, le flou et l’ambivalence nécessaires aux compromis deviennent condamnables devant le tribunal de l’opinion publique. Chacun affiche donc des positions radicales quitte à omettre une solution innovante. Sous la pression des extrêmes, les ministres et députés britanniques, piégés par leurs prises de position passées, s’enlisent ainsi dans un Brexit qui n’en finit pas.

La profusion des parties prenantes rend difficile tout débat fondé sur les intérêts et les enjeux qui se cachent derrière les passions exprimées tristement. Tout acteur revendique une part du pouvoir. Chacun se rêve co-concepteur de la solution. Dans cette pléistocratie (2) où les légitimités se confrontent en temps réel, tout accord demeure fragile et provisoire. Aucune négociation raisonnée (3), aucun accord dit gagnant-gagnant n’est plus la panacée face à la multiplication des acteurs périphériques qui attaquent en permanence les propositions émises par les décideurs (Occupy Wall Street, Nuit debout). Les contestations incessantes provoquent un enchevêtrement d’exigences contradictoires d’autant plus difficiles à dénouer que les faibles et les absents se sentent méprisés. Les organisations syndicales, y compris les plus combatives ou contestataires ne sont pas épargnées par ces tensions. Leurs leaders se voient contestés en interne dans leur autorité et leurs décisions. Les positions des militants les plus radicaux finissent par s’imposer dans les débats et brouillent les lignes stratégiques de leur propre organisation. Les sympathisants accordent davantage de crédits aux informations circulant sur les réseaux qu’aux discours et supports officiels assimilés à de la communication publicitaire. L’opinion publique mémorise mieux les messages courts et caricaturaux relayés sur Internet par leurs communautés.

Face à cette pression qui oblige chaque protagoniste à rendre compte, il convient d’ouvrir les débats pour tenter d’intégrer les personnes qui, au mieux, ne peuvent faire acte d’implication que par intermittence. Aucun acteur ni aucune opinion ne peut rester dans l’ombre. Chacun doit apprendre progressivement les règles de négociation 2.0 et être responsabilisé à ses conséquences.

Pour autant, ce dialogue permanent ne peut être institutionnalisé car la multiplicité des parties prenantes rend vaine toute tentative d’instituer des représentants dans un cénacle formel. L’immédiatique exige des débats mouvants, ouverts et efficaces à court terme, même lorsqu’il s’agit de prendre des décisions engageantes à long terme.

Négocier avec les invisibles

Comme dans nombre de regroupements spontanés d’opposition, les Gilets jaunes ont peiné à désigner des représentants issus de leur rang ou à accepter une autorité extérieure qui se situerait au-dessus de la mêlée. Dès lors, à chaque apparition de problématique faisant émerger de nouveaux clans, un passage de relais entre différents leaders ou responsables institutionnels devient une constante à gérer. Un tel leadership, dit leadership partagé (4), renforce la cohésion des acteurs constructifs et favorise la créativité des débats. Pour tempérer les tentations de scandales médiatiques instrumentalisés par les mécontents, un tirage au sort peut légitimer ceux désignés parmi les volontaires de chaque camp. Ils deviendront des leaders intermittents qui n’hésiteront plus à se faire les porte-paroles des plus contestés et des moins présents dans le débat.

Afin d’éviter que de tels dispositifs ne tournent à la réunionite ou à la polémique 2.0, il est nécessaire de les intégrer dans un cadre de performance globale (5). Une telle ambition se concrétise par la nécessité de trouver un équilibre entre la recherche de prospérité économique, de respect de l’environnement et d’amélioration de la cohésion sociale. En termes de négociation responsable, la notion de performance globale est utile pour communiquer des résultats qui seront moins contestés par les acteurs forts, faibles ou absents. Au nom de la performance globale, toute discussion pénalisant les absents fera l’objet d’un recadrage. Il sera également possible d’intégrer les acteurs dits non humains (organiques ou artéfacts) qui trouvent régulièrement des porte-voix dans la rue et sur les réseaux sociaux. Même si l’accord de Paris (COP 21) peine à être appliqué, il a permis aux plus petits États, aux populations autochtones, aux espèces menacées de faire entendre leurs voix et d’exprimer leurs intérêts à l’instar des grandes puissances.

Pour sortir des inévitables blocages et conflits d’intérêts, le recours à des médiateurs-animateurs est incontournable. Leur fonction est de mettre sur la table des discussions tous les bruits circulant sur les réseaux, y compris les bad buzz. Ils favorisent la co-construction de scénarii alternatifs et de solutions de repli. Ils accompagnent les éléments les plus radicaux vers un compromis au nom de la performance globale. Ces facilitateurs peuvent être des professionnels agréés par une autorité administrative indépendante ou être incarnés par les parties prenantes elles-mêmes selon l’évolution de l’opinion. Finalement, plusieurs médiateurs se succédant et cohabitant au sein du processus de négociation deviennent indispensables. Une telle dynamique de négociation responsable aboutit à des accords Gagnant/présents-Gagnant/absents qui considèrent l’intégralité du spectre des acteurs concernés (humains ou non humains).

A l’ère de l’immédiatique, toutes les parties prenantes se confrontent sous le regard inquisiteur de l’opinion publique. Les problèmes récurrents et les non-dits du débat politique ressurgissent constamment : financement de la transition écologique, creusement des inégalités, appauvrissement des classes moyennes, appartenance à l’Union européenne, effondrement de la biodiversité, précarisation des emplois… Si ces thématiques ne sont pas traitées sur le plan réel et symbolique, elles enflammeront régulièrement la toile jusqu’à se condenser en traumatismes. Une part croissante de la population perdra foi en tout accord global. Les mécanismes de rejets des compromis démocratiques l’emporteront au profit d’idéologies claniques. Contre cette régression, la négociation responsable permet aux partenaires sociaux d’intégrer les revendications des parties non représentées : chômeurs, travailleurs détachés, professionnels « ubérisés », employés clandestins. A terme, elle sert l’émergence de nouvelles relations inclusives des non-humains vers un développement durable.

Print Friendly, PDF & Email