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Florian Van Donnersmarck, auteur de La vie des autres vient de réaliser une œuvre monumentale L’œuvre sans auteur, un film qui devrait se voir d’un seul trait mais qui se voit en deux fois. Il s’agit de la reconstruction non plus de la vie quotidienne des intellectuels s’opposant à l’idéologie socialiste de la RDA, une vie méticuleusement observée par la Stasi, mais de la vie d’un jeune allemand qui traversera l’histoire et la géographie de l’Allemagne.

En 1939, à Dresde, ce tout jeune garçon visite avec sa tante une exposition sur l’art dégénéré. Une tante un peu bizarre, voire mystique, qui lui apprend à ne jamais détourner les yeux et qui offre son corps nu au regard de son jeune neveu à la fois attentif et inquiet pour sa tante, qui lui déclare que tout ce qui est vrai est beau. Survivant miraculeusement aux bombardements américains sur Dresde, le jeune garçon deviendra étudiant à l’école des Beaux-Arts pour ensuite étudier à l’Ouest aux Beaux-Arts de Düsseldorf. Ce bref parcours pourrait évoquer celui de Gerhard Richter mais là n’est pas le fil conducteur du film qui n’est en rien une biographie filmée sur fond d’archives historiques.

On pourrait dire que c’est un film sur le renoncement et la force de la vérité comme forme de beauté.

Le renoncement

Voilà un allemand qui a vu, avec ses yeux d’enfant de cinq ans, sa tante emmenée  de force par les médecins nazis dans le cadre d’un programme national visant à éliminer les malades mentaux et qui tombe ensuite amoureux d’une jeune femme sans savoir que celle-ci n’est autre que la fille du gynécologue ayant pris la  décision de conduire sa tante à la mort. Après la guerre, ce médecin nazi réussira, en parfait caméléon, sa réintégration à Dresde, ville alors située en RDA,  et retrouvera sa position sociale de Herr Professor  une fois regagné l’Allemagne de l’Ouest. Le jeune  étudiant aux Beaux-Arts de Dresde est vite reconnu pour ses talents et est désigné pour peindre la grande fresque murale du Musée, une fresque qui doit exalter les vertus de la classe ouvrière.

Toutefois, le garçon peu convaincu par le fait que le communisme soit la religion du salut terrestre, anticipe la construction du mur et passe à l’Ouest avec sa jeune femme. Etudiant à la Kunstacademia de Düsseldorf sous l’œil lucide de son professeur d’atelier, dont on devine qu’il s’agit de Joseph Beuys, le transfuge découvre les performances artistiques, l’IKB (International Klein Blue) et les métadiscours sur l’art. Le peintre bascule alors dans un autre monde, et passe du « nous » au « moi ». Le  « Ich, ich, ich », exécré par l’idéologie socialiste de la RDA est au contraire revendiqué par les artistes de l’ouest. Le jeune peintre se cherche, tâtonne, imite, parodie, a du mal   à être lui-même. Le peintre aurait pu cracher sur les tombes des tortionnaires, crier sa haine contre la barbarie nazie. Rien de tel. Il projette sur sa toile blanche ses photos tirées d’un album de famille et ensuite les peint en rayant au pinceau les visages par des bandes horizontales mais se refuse de dire aux critiques d’art, qui l’y poussent pourtant, que les photos d’identité sont celles de son beau-père, que le portrait est celui de sa tante assassinée ou que l’officier nazi est celui qui a dirigé le programme national d’extermination des malades mentaux.

Juste fabriquer de la beauté

Le peintre ne dénonce pas, il renonce à dénoncer mais comprend que toute la force de sa peinture est sa capacité à dégager une vérité qui tient par elle-même et que le spectateur n’a pas besoin de savoir que ce sont des photos de famille pour éprouver quelque chose. Ce qui se dégage de sa peinture suffit, l’artiste n’est qu’un passeur de « ce quelque chose » qui sort de la toile. Lorsque le beau-père, jusque-là méprisant et humiliant envers son gendre, découvre sa photo d’identité ainsi retravaillée, il reçoit tout d’un coup cette toile comme un coup de poing. Ebranlé, l’ancien nazi devient mouton, cherche avec peine la porte de sortie de l’atelier. Brecht aimait dire que la vérité est concrète, qu’il faut partir de ce que les gens font et de la manière dont ils le font.

Le fait de renoncer à une posture de haine, forme de jouissance inversée pouvant parfois devenir morbide, conduit à libérer la puissance de l’acte créateur du peintre. Cela mène à s’interroger sur ce que peut provoquer en nous la beauté de la vérité et du coup à nous interroger sur le rôle de l’œuvre d’art pour révéler notre part d’humanité voire de spiritualité.

Plusieurs images resteront fixées dans ma mémoire. Grimpé aux branches d’un grand arbre en haut d’une colline surplombant un paysage de campagne, le jeune peintre traverse en courant les champs de blé et exulte de joie devant son père qui ne comprend pas. Le jeune peintre lui dit alors que rien désormais ne pourra plus lui arriver car en regardant l’harmonie de la nature, il a compris que ce qui est juste et beau lui donnera pour toujours de l’énergie pour créer. Autre exemple. Les images du couple aimanté par l’amour vrai montrent la beauté des corps, une beauté qui semble surmonter tous les obstacles, rendre une femme stérile féconde. Eros triomphe de Thanatos, tête de mort accrochée sur la casquette nazie du beau-père, squelette dans le bureau du Herr Professor. Dernier exemple.  Sa jeune femme que l’on voit rayonnante pour lui annoncer qu’elle est enfin enceinte après de multiples fausses couches, il la photographie nue descendant l’escalier de l’école des Beaux- Arts de Düsseldorf puis projette ensuite la photo sur une toile blanche pour en faire une peinture, une peinture qui n’a rien d’anecdotique. Ce n’est pas sa femme, c’est une femme. Un rayonnement de joie irradie toute la toile, ce n’est pas un rappel du nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp comme veulent pourtant lui suggérer les critiques d’art, mais plutôt Venus surgissant d’une coquille de nacre.

La vérité produit la beauté, la beauté peut transformer le monde, c’est un message connu et souvent objet de ricanement des esprits forts qui se méfient des poussées mystiques. Le film porte ce message de façon lumineuse.

 

LOeuvre sans auteur –  Un film réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck avec Tom Schilling, Sebastian Koch, 2018

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