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C’était il y a un peu plus de cinquante ans. En France, les accords de Grenelle puis les élections législatives de juin ont refroidi « l’explosion utopique[1] » du mois de mai 1968. Décidés à « continuer le combat » en y associant plus étroitement la classe ouvrière, des militants parmi les plus politisés se font embaucher en usine. Robert Linhart, normalien, agrégé de philosophie, est l’un d’eux. Il « s’établit », selon l’expression de l’époque et conformément à un appel de Mao Tsé-toung pour que les intellectuels, qui sont « appelés à servir les masses ouvrières et paysannes » aillent, pour les comprendre, vivre la vie de ces dernières — « par exemple deux ou trois ans voire plus ». Le film de Mathias Gokalp, L’établi, raconte son aventure de quelques mois dans l’usine Citroën de la Porte de Choisy à Paris.

Une autre époque

La reconstitution d’une chaîne de montage des 2CV, voiture symbole des Trente glorieuses, produite de 1948 à 1990, est impressionnante. Reconstitution matérielle — des Deudeuches de collection ont été démontées pour être remontées —, et reconstitution du climat social et managérial qui caractérisent cette époque. Ou plutôt la fin d’une époque. Ensuite les robots industriels remplaceront massivement les OS, ces mal nommés « ouvriers spécialisés », et les directions des ressources humaines succèderont aux directions du personnel. Le 25 octobre 1972, Antoine Riboud, fondateur de Danone, prononce un discours de rupture devant un patronat médusé. Il se demande « comment sommes-nous arrivés à ces journées révolutionnaires », constate que la croissance « a souvent sacrifié l’environnement et les conditions de travail à des critères d’efficacité économique » et invite les entreprises à se fixer « des objectifs humains et sociaux ».

En septembre 1968, le directeur chargé du recrutement, magnifiquement interprété par Denis Podalydès costumé et cravaté, peut sans trop de précaution proposer à Robert d’intégrer le syndicat maison, « qui a bien besoin de l’engagement des vrais Français ». Les propos racistes des « petits chefs » omniprésents sont usuels. La majeure partie des OS vient des anciennes colonies françaises. Robert se blesse les mains à manier la tôle et les charges. C’est à lui d’acheter sur son salaire des gants de protection. Une distribution de tracts à l’entrée de l’usine est dispersée très brutalement par le service d’ordre de l’usine, par des nervis comme on les appelait. La direction peut décider sans prévenir de se « rembourser des accords de Grenelle » en exigeant des ouvriers qu’ils travaillent 3 heures supplémentaires par semaine à titre gracieux. C’est ce qui finalement déclenchera un mouvement de grève dans lequel Robert pourra jouer le rôle de premier plan pour lequel il s’est fait embaucher, en cachant sa formation et ses intentions.

Il y a toujours cinquante ans après beaucoup à dire sur les facteurs de pénibilités, la dureté des conditions de travail, les discriminations et la persistance d’organisations toxiques, notamment lorsqu’on prend en compte, non seulement le monde industriel, mais celui des soins et des services. Pourtant, sur ce sujet et quelles qu’aient été les intentions du réalisateur, c’est l’écart entre cette époque et la nôtre qui frappe.

Ce sentiment de quasi-exotisme, de distance, d’étrangeté, est renforcé lorsqu’on pense aux motivations de Robert et de ses « camarades ». Yves, engagé comme Robert dans un des « partis prochinois », arrête ses études, car « elles forment les valets du capital ». Quelques milliers de jeunes intellectuels « s’établissent », et pas seulement à Paris.

Ce mouvement ne s’explique pas seulement par un refus généreux de perpétuer les injustices liées à la « reproduction sociale ». Ce refus est à apprécier dans le contexte politique et culturel de l’époque. Pour le dire avec le cinéaste Chris Marker, « le fond de l’air est rouge ». La perspective révolutionnaire, communiste, n’a certes pas de majorité dans les urnes, loin de là, mais elle est crédible. Crédible aux yeux de ceux qui veulent qu’elle advienne et qui entendent « continuer le combat », comme aux yeux de ceux qui n’en veulent pas, la craignent et sacralisent la fin de la chienlit et le retour à l’ordre.

Le fond de l’air est rouge

Bien sûr, l’URSS est déconsidérée, à la fois par les critiques du stalinisme synonyme de goulag et du révisionnisme synonyme de capitulation face à l’impérialisme. Elle s’effondrera une vingtaine d’années plus tard. Mais pour ces militants et plus largement pour les « amis de la Chine », la Chine de Mao Tsé-toung, reconnue officiellement par De Gaulle en 1964, constitue la preuve qu’une « autre société est possible ». On peut épiloguer sur les erreurs de jugements, les naïvetés, l’aveuglement quant à la propagande pro-chinoise. On ne peut pas comprendre l’engagement de Robert, sans se souvenir qu’à l’époque, penser que la fin du capitalisme était proche et en tout cas « inéluctable », et croire dans le rôle historique du prolétariat, n’était pas aussi étrange, exotique, qu’aujourd’hui. Klatzman, le prêtre-ouvrier interprété par Olivier Gourmet dans le film, témoigne d’un mouvement d’établissement après le Concile Vatican II en 1966, encouragé à partir d’une tout autre histoire. Ils seront près de 800 « prêtres au travail ». Pour eux aussi, le « fond de l’air est rouge ».

Enfin, comme il faut le faire pour qu’un film soit réussi, L’établi resserre l’intrigue sur une aventure individuelle. Dans le vocabulaire d’aujourd’hui, celle de Robert serait celle d’un transfuge de classe, ou plutôt d’un « transclasse » au sens que lui donne Chantal Jaquet, puisqu’il va de sa position bourgeoise et intellectuelle pour se faire — provisoirement — prolétaire. Il se heurte aux mêmes difficultés de communication, au même écart culturel et matériel quant aux préoccupations, à la même méfiance aussi. Robert peine à trouver les bons gestes et les mots qui indiqueraient son appartenance à la même communauté, à la même classe sociale. Le débat n’oppose pas ceux qui craignent la fin du mois à ceux qui redoutent la fin du monde, mais celui qui a besoin d’aide pour remplir une feuille de sécurité sociale indispensable à son remboursement à celui qui cherche les moyens de hâter la fin du capitalisme pour bâtir une société sans classe. Apprentissage du français et de l’écriture contre avant-garde marxiste-léniniste.

Le fond de l’air est vert

Néanmoins, quels qu’aient été les incompréhensions et les malentendus, l’année 1968 et celles qui ont immédiatement suivi, ont aussi été celles d’un rapprochement enthousiaste — et éphémère — entre personnes qui habituellement ne se rencontrent pas et ne se parlent. Le désir d’instaurer des relations égalitaires dans le travail, dans les études, dans la famille, animait ceux qui se faisaient embaucher en usine. Plus largement, il se traduisait par des rapprochements inattendus et des conversations, qui pour être souvent enflammées et quelquefois sectaires, se démarquaient de toute volonté hiérarchique, de toute morgue, mépris, sentiment de supériorité ou honte sociale. Ou alors à front renversé, le bourgeois se démarquant de ses origines et avantages. L’apparition de la jeunesse sur la scène médiatique n’aurait pas été possible sans que « étudiants-lycéens-ouvriers-paysans » n’écoutent les mêmes chansons et n’aspirent aux mêmes libertés, démocratiques, sexuelles et capillaires.

Cette dimension du film, très bien traitée grâce à l’interprétation réservée de Swann Arlaud, révèle, elle aussi l’écart, c’est peu de dire, avec notre époque. La question de la distance sociale, de la méconnaissance, de l’archipellisation, de la fracture, de la déconnexion entre dirigeants et dirigés, entre gouvernants et gouvernés, est plus que jamais devant nous, mais la volonté d’y apporter des réponses concrètes, maintes fois répétée, ne dépasse pas le stade des éléments de langage ou d’un appel symbolique à un « peuple » abstrait et théorique. Collectivement et sans nostalgie — le film en est dépourvu — nous gagnerions à nous souvenir, qu’il y a un peu plus de cinquante ans, certains ont donné de leur personne pour qu’advienne un monde plus égalitaire et une société plus juste et plus fraternelle. Ils l’ont fait sur des bases que l’on peut juger fausses, voire dangereuses, et qui nous paraissent à jamais d’une autre époque. Ça a été une parenthèse de courte durée. On peut penser que la version, financiarisée, néo-libérale, inégalitaire, carbonée, du capitalisme qui a suivi, sera, elle aussi une parenthèse. Une parenthèse en train de se refermer.

Si l’on voulait chercher des similitudes avec aujourd’hui, il faudrait sans doute écrire « le fond de l’air est vert » et se dire que, à leur manière, ces jeunes ingénieurs qui refusent de servir les multinationales du dérèglement climatique ou les banques d’un « monde qui brûle », reproduisent le geste de Robert, l’établi.

Pour en savoir plus

L’établi. Robert Linhart. Première publication 1978. Éditions de Minuit.

Le livre est dédié à « Ali, fils de marabout et manœuvre chez Citroën ».

[1] Selon l’expression d’Edgar Morin dans le Monde. Article repris dans le livre La Brèche, publié à l’automne 1968

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.