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Le numérique et l’intelligence artificielle se moquent des frontières. Les nouveaux algorithmes et le traitement des big data transforment le travail, modifient les contours des emplois, autorisent de nouvelles formes de travail indépendant. Christophe Teissier tire pour Metis les enseignements de différents programmes européens et du projet EWC 4.0.

Pourquoi cette question ?

Quatrième révolution industrielle, digitalisation, transformation numérique, les vocables fleurissent aujourd’hui pour désigner une réalité sans cesse plus prégnante. Une grande diversité de technologies, toujours plus largement combinables entre elles, emportent en effet nombre d’opportunités pour produire autrement, ou mieux, ou plus, des biens et services et ce dans tous les secteurs d’activité. Au passage, la transformation digitale conduit également à bouleverser les acteurs économiques établis, l’organisation de la chaîne de valeur, on songe ainsi naturellement au développement toujours plus large des plateformes numériques. Dans ce contexte, il est peu surprenant que ce que l’on dénomme, souvent grossièrement, « digitalisation » emporte également des impacts réels ou projetés sur l’emploi (son volume, les métiers, les compétences, etc.) et le travail (conditions des et du travail, organisation du travail, sens du travail, etc.). Autant d’évolutions ou perspectives qui alimentent donc une interrogation devenue générale sur le futur du travail.

A ces changements, charriant tout à la fois leur lot d’espoirs et de craintes, le dialogue social européen n’est pas demeuré insensible. Depuis plusieurs années déjà, et plus particulièrement encore depuis 2016, on a en effet assisté à la production d’une série de textes conjoints de la part des partenaires sociaux européens à la fois au niveau interprofessionnel et sectoriel : Statement of the European social partners on digitalisation (interprofessionnel – 16 mars 2016); Joint declaration on the social effects of digitalisation by the European social partners in the insurance sector (12 octobre 2016); Joint position on social and employment-related aspects of digitalisation (Industries chimiques — 22 novembre 2016); The impact of digitalisation on the world of work in the metal, engineering and technology-based industries (8 décembre 2016); The impact of digitalisation on employment in the banking sector (30 novembre 2018). Que nous apprennent ces textes ? Deux choses fondamentalement : d’abord qu’il est possible, sur ce sujet complexe et multiforme, d’aboutir à l’énoncé de diagnostics communs entre les représentants des entreprises et ceux des salariés. Ensuite, que les sujets abordés justifient, aux yeux des partenaires sociaux, qu’un dialogue soit noué et développé au niveau européen.

Quid alors du rôle des Comités d’Entreprise Européens (CEE) et Comités de Société Européenne, principaux vecteurs institutionnels du dialogue social européen en entreprise à ce jour, dans ce contexte ?

En 2019, les CEE ont célébré leurs 25 ans. 25 ans de pratiques, d’évolutions juridiques (la fameuse directive refonte du 6 mai 2009) ainsi que de recherches et débats visant à forger une place à une instance qui demeure profondément innovante, en tant qu’elle établit une représentation institutionnelle des salariés au niveau transnational, au niveau donc où les entreprises, tout au moins les plus grandes, se déploient aujourd’hui. La dernière enquête (2018) menée par l’European Trade Union Institute (ETUI) auprès de représentants du personnel au sein de ces instances, intitulée de manière suggestive Can anybody hear us ?, dresse néanmoins un portrait, sinon pessimiste tout au moins très nuancé de leur impact : peu souvent consultés par les entreprises, souvent confrontés à des représentants de l’entreprise peu désireux d’avancer en commun (dans 60 % des cas selon l’enquête), ils constituent néanmoins un espace où une cohésion entre différents pays européens peut se construire (au gré des échanges entre représentants des salariés).

Ladite transformation digitale peut-elle alors contribuer à renforcer le rôle des CEE ? Leur permettre de produire une valeur ajoutée tangible aux yeux des dirigeants d’un groupe transnational comme de ses salariés ?

En regard de cet enjeu, le projet EWC 4.0, coordonné par l’association ASTREES et IR SHARE et co-financé par la Commission Européenne (DG Emploi, affaires sociales et inclusion) a fait le pari qu’il était possible d’avancer en mobilisant l’intelligence collective des acteurs du dialogue social européen en entreprise. Le processus développé (2018/2019) pour ce faire s’est ainsi principalement appuyé sur l’organisation de trois ateliers visant deux objectifs étroitement liés :

→ permettre un « mutual learning » entre acteurs des CEE, qu’ils soient responsables des RH ou représentants des salariés, de différentes entreprises transnationales, secteurs et pays d’origine ;

→ contribuer à dégager les questionnements et pistes d’action pertinents pour « engager » les CE Européens et Comités de Sociétés européennes dans un processus de dialogue afférent aux mutations technologiques en cours et au devenir toujours incertain.

Quels enseignements ?

De manière générale, les enjeux sociaux (emploi, compétences, conditions de travail, etc.) attachés à la transformation digitale sont aujourd’hui assez largement identifiés, quand bien même les évolutions technologiques permanentes et toujours en cours de déploiement empêchent tout diagnostic figé. Les acteurs des CE européens, direction comme représentants des salariés, sont en mesure d’appréhender ces évolutions, en particulier en regard de la connaissance intime des entreprises qui est la leur. Cette observation, pour évidente qu’elle puisse paraître au premier abord, est cruciale si l’on souhaite imaginer une quelconque place aux CE européens en regard de la transformation en cours. La grande diversité des problématiques soulevées (y compris en regard de la diversité des métiers d’un même groupe transnational) suppose cependant des acteurs des CE européens qu’ils soient en mesure de cibler les domaines et questions à appréhender prioritairement à leur niveau : « qui embrasse trop, étreint mal ».

Les raisons pour agir au niveau européen ne semblent pas manquer : caractère transnational de la transformation digitale légitimant la compétence des CEE ; les CEE comme seul lieu véritablement disponible pour accéder à l’information stratégique au sein du groupe transnational ; une transformation permanente, propice a priori à un dialogue social en continu. Elles se heurtent néanmoins à des obstacles non moins repérables, parmi lesquels : une transformation partie intégrante de la stratégie de l’entreprise et perçue donc prioritairement comme une prérogative du management ; le positionnement central des CE européens au sein des entreprises de dimension transnationale qui peut faire obstacle à la capacité des membres de CEE à identifier et évaluer des changements technologiques affectant les situations de travail elles-mêmes, au plus près du « terrain ».

La transformation digitale semble donc à la fois de nature à légitimer un véritable engagement des CE européens dans des sujets à fort enjeu économique et social, en même temps qu’elle cristallise des faiblesses depuis longtemps identifiées dans le fonctionnement concret des CEE.

Et pourtant des initiatives émergent

La transformation digitale constitue effectivement un champ d’intervention possible des CE européens et il est probable, au gré du déploiement des innovations digitales, que cette tendance a vocation à s’accroître dans les années à venir. Schématiquement, nos travaux ont permis de cibler plusieurs catégories d’initiatives au sein de divers groupes et secteurs :

  • la conduite par le CEE d’enquêtes transnationales sur tout ou partie du périmètre européen du groupe. Il s’agit dans ce cas de collecter des informations précises sur le niveau de déploiement des nouvelles technologies et d’en dégager ensuite des recommandations pour des actions subséquentes
  • l’appréhension de la transformation digitale et ses impacts au moyen de groupes de travail du CE européen. Globalement, il s’agit dans ce cas de permettre aux membres du comité d’acquérir une compréhension partagée des changements à l’œuvre de manière à poser les bases pour des initiatives à venir de l’instance
  • la formation des membres du CEE aux enjeux et impacts associés à la transformation digitale
  • le suivi par le CEE du déploiement d’un projet de transformation au travers d’une information/consultation en continu
  • le soutien au développement d’un dialogue social local, pouvant inclure la négociation collective, sur les impacts de la transformation
  • la régulation, au moyen de la conclusion d’un accord transnational d’entreprise, de la transformation digitale.

Si ces différents types d’initiatives présentent toutes des forces et des faiblesses, elles n’en ouvrent pas moins le champ des possibles pour les acteurs des CE européens. Il en résulte à nos yeux la nécessité pour ces derniers, entreprise et représentants des salariés, de construire au cas par cas des manières de dialoguer sur ces sujets, de circonscrire les intérêts communs à agir ensemble pour forger des démarches intégrées et conjointes d’accompagnement de mutations profondes et multiformes. La volonté d’agir ensemble ne se décrète certes pas, mais il est douteux qu’elle soit impossible à dégager en ces matières. Songeons ainsi aux implications éthiques de la digitalisation : il est patent que les transformations digitales soulèvent de délicats problèmes éthiques, tout particulièrement à propos de la protection des données personnelles des clients comme des salariés ou encore quant au développement et au déploiement de l’intelligence artificielle au sein des organisations. Le souci éthique ne constitue-t-il pas ainsi un argument susceptible de justifier du bien-fondé d’une démarche conjointe direction/représentants des salariés au niveau européen à l’heure du tout algorithme ?

Si le digital a vocation à constituer un réel vecteur de développement économique et social, il convient plus que jamais d’investir les Comités d’Entreprise Européens qui, eux aussi, participent de la refondation d’un dialogue social plus que jamais nécessaire.

– Christophe Teissier est responsable de projets à l’Association ASTREES –

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