9 minutes de lecture

De retour à Marseille, Victor conclue son Corona Journal entre la mer et le Parc du Pharo.

Marseille confinement

Levers de rideaux et vieux crédos

Content de vous retrouver amis, lecteurs et visiteurs. Je ne vous ai pas oubliés, j’ai eu besoin de me poser. De retrouver Marseille, de m’y réinstaller. Le voyage à Strasbourg m’avait bien remué. Trois semaines avec maman, ça faisait si longtemps ! J’étais encore étudiant… Nous avons eu les derniers jours des échanges profonds et sans détour. La vieillesse, la mort, ce qu’elle ne peut plus faire, comment, tout récemment, elle a redécouvert mon père. Un départ se prépare me dit-elle avec gravité pensant à elle et au jugement dernier. Je n’ai rien esquivé même si, je vous l’avoue, tout ça est assez lourd et m’a un peu plombé. À la porte, nous nous sommes embrassés. Enfin. Pendant ces trois semaines nous l’avions évité. L’étreinte est longue et silencieuse. De celles qui vous déchirent et ne trouvent rien à dire. Il me fallait rentrer, rejoindre la cité de Phocée. TGV, via Marne-la-Vallée, sur les conseils avisés de la De Sévigné ! J’évite ainsi Paris, ses métros, son populo et ses bobos, ses Griveaux, ses zozos, sa fière Hidalgo ! Les paysages défilent, mes pensées m’échappent, parfois sans fil, souvent fébriles. Saint-Charles. Un train à l’heure, des contrôleurs, un quai qui suinte déjà la moiteur et au loin Notre Dame, perchée sur ses hauteurs. Je rentre sans m’attarder. Direction Belsunce avant les montées d’escalier qui accèdent au Panier. Rues des Petites Maries, puis des Dominicaines : les racines sont chrétiennes, le quartier musulman. Bien qu’il ne soit pas tard, les êtres se font rares. Le quartier se prépare à célébrer l’iftar. À la maison, ou plus exactement à la cuisine, je retrouve Abdenbi, que j’embrasse lui aussi. Deux étreintes dans la même journée ! Et pas un policier pour me verbaliser ni une application qui voudrait me tracer ! La table est bientôt prête, le dîner nous attend, léger, métissé, succulent. Une base de lentilles et de poivrons, de la crème et du saumon, et pour finir mousse de citron, sur un lit de palets bretons.

J’avais quitté une ville inerte, vidée, privée de tout ce qui l’anime : terrasses, boutiques, klaxons et autres sons, verbes hauts et forts, foules qui déambulent entre Canebière et Vieux-Port. Tout cela avait disparu. Ne restait qu’une ville brute et nue. Puis doucement la vie est revenue. Des gens, des voix, des travaux, des autos. Les commerces ont rouvert, ont levé le rideau. Mais certains restent clos, sans raison ni écriteaux. Ce monde déconfiné est encore mesuré, rempli d’étrangeté et de petites curiosités. Des êtres qui pour beaucoup avancent masqués, des queues multipliées, des protocoles à respecter. Nos Marseillais ont eux aussi appris à patienter. L’eusses-tu cru qu’ils auraient cette vertu ?

Rien pourtant n’est vraiment comme avant. Le rythme reste lent. Et toujours ni cafés ni restaurants. Mais il y a plus important. Distanciation, restrictions et autres dérogations : tous ces mots de la crise sanitaire, tous ces gestes-barrières charrient des effets ô combien délétères. Nous nous sommes éloignés les uns des autres. Et ne savons à qui nous fier. Physiquement, professionnellement, socialement, géographiquement et bien entendu politiquement. L’Europe a fini par accoucher d’un semblant de solidarité, Merkel a fait un geste pour nous éviter de sombrer. On aurait tort de croire qu’il s’agit d’une victoire. Loin de favoriser les convergences, la crise a accéléré les divergences et révélé nos dépendances. Chacun pense s’en tirer de son côté, sans les autres et s’il le faut contre eux. Avec Trump et ses émules, c’est tout un ordre du monde qui désormais bascule. ONU, OTAN, OMS, rien de ce qui nous tenait tant bien que mal ensemble, n’échappe à ce recul. La recherche du bien commun s’efface au profit de bas instincts. Derrière la rhétorique sanitaire se pointe de plus en plus une autre, martiale et peut-être guerrière.

Chez nous la vague de plans sociaux ne fait que commencer. Automobile, aéronautique, tourisme, transports, culture et j’en passe, il va y avoir des morts et de nombreux blessés. Une économie amputée, gravement handicapée. Nouvelle montée des inégalités qui déjà s’étaient développées. Certes les plans de soutien se multiplient, mais les dilemmes aussi ! Peut-on en même temps soutenir et investir, conserver et transformer ? La pandémie met à nu toutes sortes de contradictions. Et nous renvoie à nos coûteuses, parfois minables, tergiversations. L’art national de la demi-mesure nous revient tel un boomerang en pleine figure. Ultime et non moindre de nos difficultés : la fin du prêt-à-penser. Bonne nouveIle, mais immense chantier auquel il va falloir nous atteler. Et pour me répéter, en citant à nouveau Morin, relier ce qui était souvent séparé. Les vieux crédos sont dépassés. Il en va ainsi de celui qui croyait au marché — peut-on encore prétendre que pour nous en tirer, le salut nous viendra des premiers de cordée ? Ou que la pauvreté résulterait d’abord de nos blocages, de nos médiocrités ? Il en va aussi de celui qui voulait s’en passer, se fiant au Tout État, à l’économie dirigée. Je n’attends plus rien de Macron et de ses gesticulations, pas plus d’ailleurs de celles de Mélanchon. Et à défaut de solutions, je ne vois qu’une ardente obligation, celles d’urgentes et fortes transitions.

Sont-ce mes pensées, l’intuition des dangers ? Est-ce le trajet, la chaleur, les émotions de la séparation ? Toute cette agitation suscite en moi plus de perturbation que de réelle excitation. Le retour me trouble et me fait mal. Et, pour tout dire, je me sens épuisé. Je mets deux jours à réagir, ressortir et rebondir. Un ami à Toulon, une proposition des Edmonds, et allez hop, je sors de mon cocon. Je suspends ma chronique, lui préférant de loin des balades dans les criques. Un bus, un TER, me voici à la mer. Un tour à Porquerolles, une randonnée près de Bandol, des bains, des pins, un air marin. Loin du virus, de la ville, de ses vicissitudes. Un grand bol de soleil, un plein de zénitude.

« Tu ris, tu pleures, tu vis, tu meurs »

J’ai depuis repris le boulot. Et même, fais un saut au bureau. La mobilisation citoyenne s’est essoufflée, la plateforme numérique largement délaissée. Le dispositif a des limites que notre enquête a bien montrées : beaucoup de bénévoles pour trop peu de missions débouchait forcément sur de la frustration. Nombre d’associations n’y ont pas adhéré, elles s’en sont même beaucoup méfiées. Il y avait pourtant là quelques nouveaux leviers, l’espoir d’un tout nouveau vivier. Ce bénévolat était certes éphémère, plus jeune et plus divers. Certaines structures en ont eu peur ou ne savaient qu’en faire. C’était pourtant un premier pas, une première fois pour près de la moitié dont une partie se disait prête à continuer. La perche était tendue, beaucoup hélas ne l’ont pas vue. Les modèles associatifs doivent eux aussi bouger pour être en phase avec la société. Les gens, les jeunes notamment, rêvent toujours d’engagement. À leur manière, différemment : un cadre plus informel, une action à durée limitée et moins sacrificielle, une mobilisation physique, mais aussi numérique, la recherche d’une efficacité autant que d’une utilité… Gare à ceux qui l’ignorent ou ne jurent que par le passé. Ce monde-là aussi peut être sans pitié.

Autre sujet, autres réalités. Celles de la précarité et de la pauvreté. Catastrophe annoncée, faillites, chômage et inactivité. Hommes, femme, enfants, étudiants ou migrants à la recherche d’un travail, d’un revenu, d’un logement. Ils étaient déjà fort nombreux avant le confinement. Depuis, les chiffres explosent, effrayants, impuissants. L’aide sociale est à l’image de l’hôpital. À réhumaniser, débureaucratiser. Sacré chantier auquel on me demande de contribuer. Les enjeux vont bien au-delà des solutions à trouver, des montants à distribuer. C’est tout un système qu’il faut réinventer. En impliquant le plus possible celles et ceux auquel il est censé être destiné et qui trop souvent ne peuvent ou ne savent pas en bénéficier. Ne plus faire « pour », mais « avec ». Innover et inclure. Concevoir, dessiner avec eux, agir massivement tout en faisant du sur-mesure. Il va falloir en abattre des murs pour qu’ils aient une voix, un futur. Tel est mon travail, mon défi, mon utopie, mon engagement. Le monde d’après commence ici et maintenant.

Un autre regard. Une séquence nostalgie. Des cartons roses, des pénaltys, des yékéké, des rythmes de Guinée, des choses de la vie, des titres que j’oublie. Ils s’appelaient Kanté, Bedos, Piccoli et Dabadie. L’âge les a emportés et puis aussi la maladie. Ils nous ont fait danser, chanter, rire et penser. Chacun était unique. Les uns plus romantiques, paroles et musiques, d’autres plus comiques, férocement politiques. Magie des mots, des sons, des scènes : « tu ris, tu pleures, tu vis, tu meurs ». Chacun d’eux nous offrait son idée du bonheur. Mélodies, comédies, tragédies, leurs œuvres pourraient nourrir toute une encyclopédie. À vous qui êtes partis, emportés par la nuit, je n’ai qu’un mot : merci. Est-ce d’ailleurs bien fini ? Nous irons tous au paradis, foi de Victor Castellani !

À ce propos, il est temps de mettre fin à quelque ambiguïté. Certains ont cru que j’étais un fake, un faux, que je me cachais sous un pseudo. Que les vrais Victor Castellani étaient en Corse ou aux États Unis. Que je ne leur ressemblais en rien, pas plus à celui qui dirige des bateaux depuis Porto Vecchio, qu’au spécialiste de Virgile et de Dante, un prof, un universitaire qui enseigne à Denver. Je l’avoue, je n’étais pas encore Victor, et pas non plus Castellani lorsque j’ai inauguré mes écrits. Mais au fil du temps, il a pris corps en moi tant et si bien qu’aujourd’hui c’est en Victor que je me vis et que souvent la nuit Castellani me poursuit. Il est le produit, l’enfant du virus. Le corona vu du Panier, c’était l’idée par Victor habitée. Ça l’a fort occupé. Il vous a parlé de sa vie, souvent banale, de notre société bancale, de ses amis et d’Abdenbi. Il vous a emmené en voyage, partagé ses peines et ses rages. Vous avez rencontré sa mère, son père, certains aussi de ses travers. Vous êtes rentrés dans son intime, ses moments de déprime. Le tout en rimes, votre Victor résiste mal à la frime ! Vous lui pardonnerez, j’espère. Je vous sais magnanimes…

Il est dimanche. Du haut du parc du Pharo, j’observe les bateaux. Grands et petits, à voile ou à moteur, fiers vaisseaux ou petits canots, ils dansent sur l’eau. Je les vois entrer, sortir, glisser entre les forts. Une sorte de ballet qui rythme depuis des siècles la vie sur le Vieux-Port.

Retour dans mon Panier. Le corona est loin d’être jugulé, l’ère qui s’ouvre s’annonce bien compliquée. Je la sens pleine de dangers, j’aperçois aussi des raisons d’espérer. Il y aurait encore tant à commenter, mais je ne veux plus vous ennuyer. Voici venu le temps de mettre un point final à mon délire verbal. Je vous laisse en musique avec un citoyen du monde, une œuvre immense pour ne pas dire féconde. Il chante les clandestins, l’amour, la vie, les disparus, les femmes, les sans-abri. Ses doutes aussi. À lui j’emprunte mes derniers mots. À vous toutes et tous, je tire mon chapeau. Ciao, ciao. Manu chao.

Qué voy a hacer/(Que vais-je faire), je ne sais pas
Qué voy a hacer/(Que vais-je faire), je ne sais plus
Qué voy a hacer/(Que vais-je faire), je suis perdu
Qué horas son, mi corazón…

Print Friendly, PDF & Email