Victor Castellani est de retour dans son panier, comme nous autres : reconfiné. Dans le premier épisode de cette saison 2, notre ami revient sur cet insouciant été, mais parle aussi d’aujourd’hui, de Marseille à Philadelphie.
Une faim de liberté
Seconde vague. Reconfinés. Limités. Distanciés. Mais aussi attaqués. Parfois même sauvagement, odieusement égorgés, décapités. Notre planète monde turbule, vacille, gronde et peut-être bascule. Période où rien, ou presque, ne nous est épargné. Cet été pourtant, on avait cru quelques instants à la fin prochaine de l’ouragan. Les scientifiques divergeaient, les politiques rassuraient. Le virus se faisait discret, on aurait dit qu’il s’enfuyait. Comment, pourquoi ? On n’a pas trop voulu savoir. On avait surtout envie d’y croire. Silence, oiseaux de mauvais augure ! Arrière toute, gel et gestes barrières ! Il en allait de nos libertés, amitiés et autres convivialités. De nos surdités, vanités et incivilités aussi. Nous allions enfin pouvoir déambuler, nous mélanger, boire, rire, chanter, baiser. Nous jouer de ce petit machin, de cette saleté. Bravitudes et turpitudes.
Quant à moi je doutais. J’avais encore en tête les propos de Zabeth, sa crainte d’une deuxième vague, dès le mois de mai. Wuhan et Taiwan n’avaient quasiment plus de cas. Chez nous les chiffres étaient au plus bas. N’avait-elle pas noirci le tableau ? N’était-elle pas trop marquée par ses réas et son boulot ? Alors, à mon tour, je suis sorti de la prudence, j’ai fait des bises, n’ai pas pris mes distances. Et à mon tour j’ai lâché prise. Voulu goûter à ma liberté. Débloquer mon envie de bouger, voyager, explorer, rencontrer. Je me suis octroyé quelques échappées. La première en Écosse, profitant d’une levée de quarantaine précoce. Atterrissage à Édimbourg à la fois austère et, une fois n’est pas coutume, quasi désert. Ambiance à la Harry Potter. Bnb et restaurants étaient sous protocole sanitaire, et par rapport à la France, bien plus sévères. Puis direction le nord, Dundee, Aberfeldy, quatre jours et cinq nuits au pays de Nessie. Un plein de nature, de forêts, de lochs, de landes et de ciels clairs. Même les moustiques s’étaient mis au vert.
Puis ce fut la Drôme, dans ce Soyans que j’aime tant. Sa chapelle, son château en lambeaux, ses habitants, ses pierres, la mémoire de mon père. La maison était largement comme il l’avait laissée, conçue, aménagée, et de-ci, de-là négligée. Les bibliothèques étaient encore remplies de ses vieux livres, du grec, du russe, des dictionnaires et des grammaires, des atlas, des anthologies et quelques poésies. Lui et ses livres. Lui et son jardin, lui et la terre. Chaque année, il aimait y planter patates, courgettes, tomates et blettes. Mais ne subsistait désormais qu’un carré de terre sans vie. Sans salades, sans légumes, sans fraises, sans fruits. Ses abeilles aussi étaient parties. J’eus un père professeur, cultivateur, apiculteur. Attaché aux langues, aux mythes, il le fut tout autant à la terre, aux étoiles et au ciel. La récolte du miel, sans doute l’un de nos seuls communs rituels. Chaque année, à la fin août, nous mettions nos tenues, nos scaphandres. Nous grimpions dans la colline, nous frayant une voie vers les ruches, déjà bien décaties, dissimulées dans le maquis. Nous les ouvrions, les enfumions, les anesthésions. Nous plongions nos bras pour retirer les cadres alvéolés, gorgés de miel, les mettions dans des caisses, les charrions en brouette. Déjà les abeilles reprenaient leurs zonzons, et dare-dare les hausses nous reposions. Venait alors le temps de l’extraction, une cuve, une perceuse qui servait à la rotation. Le miel alors commençait à couler, rempli de grumeaux, de cire, d’impuretés. Restait à le filtrer, le mettre en pot, l’étiqueter. Et en latin svp ! Notre récolte modeste variait selon les années. Papa la distribuait largement : famille, village, enfants.
Je me suis installé dans la chambre de ma mère, laissant à ma sœur celle de mon père. Un lit, une cheminée, une armoire et des volets rongés. J’ai vu sur la rue, je sens l’odeur du café des voisins, entends parfois les grognements d’un chien, le passage du facteur, la voix de Julius, celle de Maryse. J’aperçois Henriette dans sa nuisette, son mari toujours affairé, Françoise, Bertrand et leurs enfants, Jacques et Christine, Charles, Manu et Céline. Sans oublier Kathlejn, sa verve et sa piscine. J’aime y passer du temps, lire, rêvasser et ne rien faire, randonner avec les uns, bavarder avec les autres, boire et manger, pousser jusqu’à Crest ou Dieulefit, les vendredis ou samedis. Jours de marché, provisions de picodons, de ravioles, de pognes à déguster. J’aime aussi pédaler vers Pont de Barret, randonner en forêt. Admirer depuis le jardin, la terrasse ou la cuisine, la fière Rochecolombe, la plaine de Saou, mélange de cyprès, tournesols et lavande, de champs, de roches. Nuances de gris, de jaune, de vert. Festival de pierres, de mas et de lumières.
Rubirola est là !
La parenthèse s’est refermée. Depuis septembre les chiffres montaient, doucement, sûrement. L’ancien vocabulaire revenait en force. Restrictions, limitations, distanciation. De la responsabilisation on est vite retombé dans l’infantilisation et ses attestations, les valses-hésitations, de simili concertations. Marseille en début d’année avait cru pouvoir y échapper ; mais dès la fin de l’été, la ville est devenue un important foyer. À se sentir visée, et parfois méprisée, elle s’est d’abord rebellée.
« Marseille est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle,
S’il lui convient de refuser.
Rien n’y fait, menace ou prière,
L’une parle bien, l’autre se tait ;
Et c’est l’autre que je préfère
Elle n’a rien dit ; mais elle me plaît ».
Et si vous préférez l’original, le voilà !
L’OM avait pourtant enfin battu le PSG, les Parisiens avaient dit-on une bonne raison de se venger ! Pour le coup notre nouvelle maire a fait alliance avec son adversaire et tenu des propos outragés. En présence évidemment de notre insubmersible Didier. La deuxième vague était pourtant bien là, n’en déplaise à Raoult, Vassal et à Rubirola.
Dans l’intervalle, j’ai eu le temps d’aller une fois au théâtre, et deux au cinéma. De retrouver mes Edmonds avant les annonces de Macron. On a dû tristement se rendre à la raison. Fermetures nocturnes, couvre-feu, nouveau confinement. Bien différent. Allégé dit-on. Les libraires apprécieront. Je sens autour de moi révolte et résignation, défiance et incompréhension, un climat qui franchement ne sent pas très bon.
Temps de pandémie, d’incertitudes et de violences aussi. Bien avant la Covid (puisque féminin il y a), nos certitudes politiques, économiques, philosophiques avaient déjà de nombreux coups. Nos démocraties étaient secouées, bafouées, fatiguées. Que cela touche la Russie, la Chine où elles ne s’étaient pas installées, passe encore. Que la vague arrive en Inde, c’était plus dur, mais encore loin. Plus proche encore, Erdogan joue maintenant aux Ottomans, arme et excite l’Azerbaïdjan. Auteure du premier génocide moderne, la Turquie tente à nouveau une sorte de « nettoyage ». Kurdes, Syriens et à nouveau et, sans honte aucune, Arméniens. C’est un puissant cyclone autoritaire qui souffle à l’Est de nos frontières. Varsovie et Budapest sont largement contaminées. Et l’Italie a bien failli à son tour y passer. Ici non plus personne n’est à l’abri. Temps de pandémie, de haines, de violences. Et que dire des États-Unis où le trumpisme, bien plus ancré, bien moins superficiel que nous ne voulions le croire, ne s’avoue toujours pas vaincu. Valeurs, bonheur, malheur, horreurs. La pandémie agit comme un révélateur, un catalyseur de nos capacités et de nos cécités, de nos impuissances comme de nos résistances. Sécurités, libertés, inégalités, convivialités, tout y passe et y’a de la casse ! Quand ce qui nous sépare – et l’on voit bien que ledit séparatisme va bien plus loin que tels islamisme ou communautarisme – pèse plus que ce qui nous rassemble, quand la défiance devient telle que les institutions ne sont plus vues comme partie de la solution, mais du problème, tout peut basculer. Dans bien des endroits on en est proche. Avec l’humilité qui le caractérise, Macron avait cru devoir intituler son livre-programme « Révolution ». La sienne qui n’en a que le nom pourrait bien en cacher une autre, beaucoup plus radicale.
Moral en haut, parfois en bas
Amours lointaines et compliquées. Nous ne nous sommes que très peu vus. La distance, nos emplois du temps, ses parfois longs, trop longs silences, et puis le reconfinement. Je ne suis plus sûr de rien, de moi, de nous. Mes sentiments ont besoin de sa peau, de son corps, de sa voix, de ses yeux, de son odeur. Mais je dois me contenter de distanciel, de son tel, de son courriel. Parfois je me prends à douter, je ne sais plus où et sur qui m’appuyer. Ébranlé dans mes sentiments, je suis aussi sensible aux vents du monde, hurlants et violents, déstabilisants. Jusqu’alors la peur ne m’avait jamais habité. Une sorte d’invincibilité. Pourtant et pour la première fois, je l’ai sentie rôder. À l’affût d’une faille, d’une percée. Samuel décapité. Puis Nadine, Simone et Vincent, égorgés. Et Vienne où l’horreur s’est à nouveau répétée. Mon corps s’est bloqué, s’est mis à trembler. Vertèbres, cervicales ont douloureusement morflé. Il me fallait résister, me calmer, m’échapper. J’ai trouvé refuge, calme et volupté dans le village de Sigoyer. C’est là qu’Isabelle et Bernard se sont depuis peu installés. Une vieille maison, totalement restructurée. Au pied d’une falaise appelée ici Céüze. Les couleurs rouges et ocre des feuillus en automne. Un cabanon, une remise où Bernard fait son bricolage, et droit devant, surplombant une mer de nuages, des monts, des pics, des ciels d’azur. Au loin la neige du Queyras et des Écrins. Un air propice à la relaxation. Dans notre univers qui ces jours-ci s’est rétréci, je jouis d’un air pur et propice, d’un espace sans entraves et sans restrictions. Pensées qui s’envolent, désirs, projets qui décollent. Un air propice. Mon dos s’est débloqué, les douleurs ont cessé, l’esprit s’est apaisé, j’ai cessé de trembler. Et une fois requinqué, je m’en suis retourné, direction Marseille et mes rues du Panier.
J’ai retrouvé de l’optimisme, de l’énergie, cette envie de bouger, de m’engager, de changer. Ça tombe bien : mon Campus de la citoyenneté est sur le point de démarrer. Les choses ont pris tournure enfin, et ce, depuis l’été. Un séminaire fondateur dans un cadre improbable, mais ô combien charmeur, une première équipe d’administrateurs, de Marseille, de Paris et d’ailleurs. Des hommes, des femmes qui croient que la citoyenneté rime avec prise de responsabilité. Et deux premières activités, tournées vers les jeunes des quartiers et ceux que l’on appelle les invisibles, les défavorisés. Encore plus récemment, merci le confinement, j’ai repris du service avec #jeveuxaider. Moins de missions, moins de bénévoles, mais quand même de belles actions. Solidarité et lutte contre la pauvreté. Fraternité, soutiens aux élèves et aux personnes âgées. Tout cela mérite d’être soutenu, organisé.
Essentiel. Voilà une vraie querelle. Bien française. Mélange de bons arguments et de grosse mauvaise foi. Une de ces schizophrénies qui nous sont chères. Côté cœur nous adorons les petits et détestons les grands, blâmons Goliath et encensons David. Mais côté cour c’est une autre chanson. Chez Amazon nous commandons, Carrefour et autres nous fréquentons. Larmes de crocodile pour nos libraires, nos statistiques montrent hélas le contraire. Click et collect ? Toute cette gestion, cette impréparation me débectent. Le digital c’est un peu comme le télétravail, non ?
« On vous l’annonce bien à l’avance/
Vous en foutez pendant longtemps/
Car on sait tout, on est en France/
On fera tout différemment/
Puis on s’rend compte que tout fout le camp/
Chacun s’y met, n’importe comment/
En critiquant l’gouvernement/
En en faisant tout un boucan ! » (rap anonyme)
En ce dimanche de novembre, le ciel de Marseille lavé par le vent, rincé par la pluie, s’est fait doux, presque caressant. Place à une petite balade et à un saut chez Monoprix, aussi. Dans les rues, des chalands, des passants, des enfants. Il n’y a plus cette crainte qu’on pouvait sentir, palper au printemps. Le masque se porte à la marseillaise, au poignet, au cou, à l’oreille le plus souvent. Pauvre Olivier Véran ! Petit tour du quartier, quelques courses, un déjeuner vite plié. Une chronique à terminer.
Ce soir, je ferai entorse au règlement. Marina et Nico nous ont invités. Ça nous a décidés. Abdenbi se charge du dessert. Une recette pas vraiment diététique qui a franchi l’Atlantique. Elle nous vient du Québec plus connu pour sa poutine que pour sa fine cuisine ! Ananas, beurre, farine, cassonade, et, je ne sais s’il l’a fait exprès, une grosse boîte de Philadelphia. Fuck off Donald and Melania. Cheers Pennsylvania, Michigan, Arizona, North Carolina and Columbia ! Cheers Joe and Kamala ! Enfin de bonnes nouvelles ! Je me sauve et vous laisse en compagnie d’Emel, découverte grâce à ma kiné. Une voix chaude et profonde qui chante la Tunisie, la liberté, l’amour, la Méditerranée.
Post scriptum
13 novembre. Ce jour-là s’était terminé sur une balade nocturne et la rencontre de Chris, futur compagnon d’infortune. Croisé place de la République, quelques mots échangés, puis un verre, direction la Bonne Bière. A quelques encablures, loin du bruit et des voitures. Le reste vous le savez. Fluctuat nec mergitur. J’ai reçu il y a trois semaines l’invitation annuelle de la maire de Paris. Et avais décidé, comme l’an dernier, de prendre part à la cérémonie. Histoire de retrouver Chris, Mathieu et peut-être d’autres. J’avais aussi demandé à Cécile d’être là. Cécile que j’avais eu le réflexe d’appeler alors que j’étais blessé, à terre et à sang. Cécile qui avait accouru et avait découvert l’horreur. Cécile dont le visage m’avait rassuré alors que les pompiers venaient d’arriver. Je ne suis pas monté à Paris. Avec le confinement, la cérémonie a été annulée. Depuis hier les messages d’amitié se succèdent sur mon téléphone. Merci les ami.e.s. Merci d’être là par les mots, les pensées, l’appel, le signe. Gratitude éternelle, gratitude infinie.
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