L’épisode 2 du reconfinement Marseillais de Victor Castellani.
Edgar Morin sur mon chemin
Toujours le syndrome du prisonnier et cette envie, tenace, de m’évader. De me changer les idées. De m’inspirer. Périmètre du kilomètre. À vol d’oiseau j’aurais pu gratter jusqu’au Pharo, jouir de la mer, du vert, du beau. Mais ça faisait plus de 2 bornes, à pied comme à vélo. Fallait passer par le vieux port, ses flics en embuscade, contrôlant attestations et motifs d’escapade. J’ai opté pour la paresse et la simplicité et suis resté dans le quartier. Rue du Poirier, les Accoules et sa montée, une série d’escaliers qui déboule devant la mairie, où je me suis attardé. Désormais débarricadée, premier geste de la nouvelle municipalité, ses murs se sont couverts de posters. Beaux visages regards perçants, qui ne vous laissent pas indifférents. Ils dénoncent les violences faites aux femmes et aux enfants. Je m’engage sous les arcades. Terrasses désertées, commerces fermés, rideaux baissés. Chez certains toutefois, on peut commander puis emporter. Il y a même un mail spécial pour les « les urgences pastis » ! Certains s’arrêtent, lancent des sourires complices. En face, sur le quai, sur les bancs Marseille déambule ou mène conciliabule. On se tient par la main, le cou, l’épaule. On s’embrasse, on s’ bécote, on bronze, on lit, on pêche, on boit. Coup d’oeil sur ma montre. Il me reste à peine 10 minutes, selon mon attestation. Il y a quelques jours encore, je me serais pressé. Mais là je prends mon temps, ralentis, savoure, m’arrête souvent : je ne suis pas, nous ne sommes pas des enfants !
Ce nouvel enfermement je le vis bien plus lourdement que le précédent. Difficile de retrouver cette dose de légèreté, cette distance qui m’avait permis de le traverser, sans être trop affecté. Règles et restrictions à la pelle, un pouvoir qui prétend définir ce qui relève de l’essentiel. Absurdistan comme le nomme justement un magazine allemand. Un plafond bas, un horizon désespérément plat, ma tête, mon moral eux aussi marquent le pas. Je me sens réduit, rétréci, rabougri. Ne parlons même pas de mes amours, distantes et compliquées, et pour tout vous dire, très dures à vivre, à supporter. Est-il raisonnable de continuer ? Difficile de me projeter, d’imaginer même le début de la prochaine année. Quant à réveillonner… Je cherche dans le boulot, les échanges professionnels ou amicaux, dans ce Campus de la citoyenneté qui vient de démarrer, des moyens de ne pas sombrer, de ne pas céder au vertige de noires pensées. Envie de tout envoyer bouler. Certes, il y a novembre, une lumière qui faiblit, des jours raccourcis. Et une période étrange, dite de fêtes qui s’ouvre et m’a toujours déprimé. Mais la météo et la fin de l’année ne peuvent tout expliquer. Ce confinement m’a vidé, épuisé. Seule l’amitié m’a permis de résister.
On nous dit, et je le pense aussi, qu’il va falloir vivre longtemps avec la pandémie. Bien plus, notre vie d’aujourd’hui et de demain, c’est la pandémie et tout ce qu’elle charrie. Au printemps, nous étions encore quelques-uns à croire que de tout cela naîtrait un nouveau monde, plus doux, moins fou. Imagination, altruisme et créativité allaient bien finir par triompher de nos errements passés. Nos initiatives, nos élans de solidarité, nos réseaux de proximités, tout cela allait confluer et bousculer pour le meilleur un monde qui menaçait de chavirer. En prend-on vraiment le chemin ? Hélas, on en est loin. Relisez Edgar Morin. Comme lui, je sens « le cours probable des événements suprêmement inquiétant ». Mais comme lui je crois que « l’improbable peut changer le cours de l’histoire ». Comme lui enfin je crois – et j’œuvre – en la nécessité « d’organiser et de fédérer des oasis de résistance de vie et de pensée, de continuer à montrer la possibilité de changer de voie » (…). Autres écrits, ceux de Yuval Noah Harari. Ses thèses m’étonnent, me travaillent, m’inquiètent. L’Homo qui se disait Sapiens se voudrait désormais Deus. Nous serions collectivement engagés dans une triple recherche : du plaisir, de l’immortalité, de la divinité. Le progrès, la science, la technologie feraient de nous bientôt des hommes augmentés, des surhommes, des hommes-dieux. Je ne suis pas sûr de tout comprendre ni de tout accepter. Une pensée documentée, différente et exigeante à lire, à méditer, à débattre et critiquer.
Sauvages et engrenages
Sécurité globale. Deux mots qui font mouche, mais qui font mal. Camus disait : « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ». Encore une loi d’urgence et de circonstance. Il en va bien plus que de la liberté de filmer et d’informer. Nouvel arsenal de pouvoirs policiers pour partie étendus aux sociétés de sécurité privées. Manifestants éborgnés, producteur tabassé, les coups et abus de pouvoir policiers n’ont plus rien d’isolé, n’en déplaise à Darmanin, Zemmour et autres excités. Certes il est tout aussi inadmissible que des policiers, des pompiers se fassent piéger, cogner, agresser. Mais qu’avons-nous à gagner à cet engrenage sécuritaire ? Au fil des dernières années, mesures d’urgence et d’exception se sont multipliées. Sans endiguer pour autant la montée de la violence et de défiance. Ni réduire en rien le sentiment d’insécurité. Faut-il en remettre une couche et alimenter une atmosphère de plus en plus délétère ? Ne faut-il pas plutôt se pencher, refonder la relation entre police et population ? De mieux comprendre pourquoi une partie de nous enrage, devient de plus en plus sauvage ? Je refuse qu’on me dise « qu’expliquer, c’est déjà excuser ». N’y a-t-il pas comme une ressemblance entre les crises sanitaires et sécuritaires ? Comme un défaut béant de prévention qui mène ici à un excès de médicalisation et là à celui de la répression ? Lorsque la barbarie avait frappé Charlie, Hollande avait eu le courage d’énoncer que face à la fragmentation et aux menaces, il fallait une réponse qui tenait tout autant à la sécurité qu’à la citoyenneté. Nos dirigeants ont-ils cette conscience ? Cette clairvoyance ?
Côté boulot ce n’est pas non plus très jojo. Au-delà de mes missions sur l’innovation, la participation, de la plateforme jeveuxaider dont j’assure encore la coordination, l’ambiance est à la résignation. Nous sommes à la veille d’une énième restructuration. Mes collègues qui s’occupent de jeunesse, de sport, d’engagent vont rejoindre dans un mois l’Education Nationale. Espérons que le mammouth les laissera respirer ! Les autres, et dont je fais partie, rejoindront les services de l’emploi, du travail et de l’économie. 15 ans de réformes successives, toutes prônant une meilleure efficacité, une plus grande transversalité, simplicité, proximité et autres -ités. Cette fois on nous a même vendu des organisations différenciées, au plus près des territoires et de leurs spécificités. Malheur à ceux qui y ont cru. En un coup de fil, Paris a tout balayé. Un seul schéma, copiez- collez, un seul mot d’ordre exécutez. Adieu spécificités, créativité, transversalité. J’ai longtemps défendu la nécessité de nous renouveler, d’être plus en phase avec les défis d’aujourd’hui, des citoyens, de leurs besoins. Mais force est de constater que je me suis trompé. Et que les diverses réformes qui se sont succédées n’ont eu en fait qu’une seule visée : économiser, économiser et encore économiser. Je vois l’esprit public se déliter, une administration usée, des métiers dépourvus de sens et d’attractivité. J’observe une double fuite dans la passivité et même parfois dans l’agressivité. Je comprends ceux qui partent et qui nous disent : mon compte est bon, adieu les cons !
Autre sujet controversé, notre fameuse laïcité. Largement inconnue, incomprise, au demeurant, par ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Compromis difficile et subtil entre République et croyants, débats passionnants il y a 115 ans. Quel est aujourd’hui le juste combat ? Eduquer, rééduquer, expliquer ? Imposer, surveiller, sanctionner ? Prendre le pari, risqué, de réécrire, reformuler ? Je n’ai pas de réponse arrêtée mais puisse la raison l’emporter sur la passion. Les croyants d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, le monde a changé, nos esprits, nos mœurs et nos appartenances aussi. Pays d’Europe le plus sécularisé, nous pensons faussement mais majoritairement les religions dépassées. La France est un monde, elle n’est pas, n’est plus le monde. Il nous faut réinterroger – réintégrer ? – les faits religieux d’hier et d’aujourd’hui, de ceux d’ailleurs, de ceux d’ici. Dans les quartiers comme en société, au travail comme à l’école. C’est être aveugle que de ne pas les voir, surfant pour le meilleur et pour le pire, sur la globalisation. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, le débat a cédé au combat, aux déchaînements, aux invectives, à l’hystérie. Outrée par l’expression de jeunes qui voient la religion plus forte que la laïcité, une ministre, à bout d’arguments, a voulu conclure en chantant Allonszenfants ! La Marseillaise pour remédier à nos malaises ? Trop balaize vraiment, notre gouvernement !
Samedi, j’ai pu goûter à ma semi-liberté. Faim de rues, de gens, de vitrines, de vie citadine. Les trottoirs sont bondés, les rues plus qu’embouteillées. Faut dire que question libertés, Marseille avait aussi manifesté. Du Vieux Port à la Joliette, ils ont battu le pavé par milliers et dénoncé une loi scélérate censée nous protéger. Fin de lumbago, j’ai beaucoup hésité et finalement opté pour un choix moins risqué : un commerce non « essentiel », un espace culturel, spirituel, quasi existentiel, une librairie qui fait aussi galerie. J’aime déambuler chez Maupetit. Des livres pour les grands et pour les enfants. Regarder, palper, feuilleter, étrange sensualité du papier imprimé. Hésiter, prendre puis reposer avant de me décider. J’ai laissé de côté les livres trop sérieux, les sujets de société. Acheté quatre romans, deux policiers et une BD. Retour au Panier à la nuit tombée. Une Canebière réveillée. Mais mon ciné préféré toujours fermé. Ce soir c’est au tour d’Abdenbi de faire à dîner. Je m’attends à un de ses plats délicats, doux pour la vue, le palais et l’odorat. Raté. Il me dit « j’ai eu une envie de femme enceinte ». Et c’est Burger King qu’il a appelé !! King deal fish for me, newggets et salade for lui ! L’avantage de cette exception c’est qu’elle nous ramène vite au fait maison !
Dimanche. Après plusieurs jours de grisaille, de vent, de petits crachins, le soleil est revenu. Insolent, entier, chaleureux, ni trop ni trop peu. Marina et Nico m’ont invité à bruncher. En compagnie d’Antoine, de Marjolaine. Trois beaux enfants, Laszlo, Slava, Livia. Discussions animées sur la loi 24, les libertés, l’éducation à la citoyenneté. Bouillon de poisson, lait de coco, petits légumes et coriandre pour commencer, tataki de pelamide pour continuer, tiramisu et tarte aux framboises pour terminer. Le dîner de la veille a été vite oublié ! Nous avons aussi entre Bourdeaux, Saou et Soyans un petit coin de Drôme en commun. Picodon, pogne, cheminée et verres de vins. Marchés, randonnées, moments d’été. Un festival de jazz vocal. Concert mémorable d’Aziza Mustafah Zadeh. Azérie, musicienne, jazz woman, un toucher, un danser, une voix, une chevelure, un corps. Que j’aimerais entendre encore et encore. En espérant que du côté de ce qui se trame en Arménie elle n’a pas pris le parti de la haine et de la barbarie.
Putain d‘atmosphère. Odeurs du sang, de crimes, de guerres. La violence est dans l’air. Nous la respirons, et parfois nous la transpirons. Violence des mots et des réseaux sociaux. Celles aussi de la kalach et du couteau. Passions et pulsions l’emportent trop souvent sur la raison. Croyances et ignorances combattent ouvertement la science, les connaissances. Un déluge incohérent qui s’affranchit de toute limite, qui n’a que faire de la décence, sans même parler de bienveillance. La violence est certes vieille comme le monde et, pour s’en préserver, les sociétés de tout temps ont tenté de la domestiquer, de la ritualiser. Mais la voilà aujourd’hui déchaînée, décuplée, centuplée, incontrôlée, peut-être déjà incontrôlable. Mondialisation, internet, individualisation, anonymisation, instrumentalisation: un cocktail, une arme de radicalisations, de persécutions, de destructions massives. Pas convaincu que les appels à plus de modération, de régulations et autres pénalisations soient à la hauteur de la situation. Quels monstres avons-nous donc engendré ? Comment s’en débarrasser ? Et à tout le moins, les canaliser ? Penser la violence, penser le conflit, impensé d’aujourd’hui, pour penser le compromis. Jamais acquis, toujours construit, détruit et reconstruit. S’en donner la peine, en payer le prix.
Ne m’en veuillez pas de vous avoir infligé mes thèses, mes peurs, mes pensées. D’avoir souligné la part de l’ombre, du sombre, du noir. Je reste battant et plein d’espoir. J’emploierai bientôt un autre ton que j’espère moins bougon, moins brouillon, moins mélenchon. Quelques suggestions ? En attendant, j’vous abandonne en compagnie de Brel et de Nina Simone.
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