8 minutes de lecture

La suite des aventures de Victor Castellani, entre fêtes de fin d’année, couvre-feu et Marseille ensoleillée.

Marseille confinement

Abus de stratégies et goût de tzitzmati

Harmonie. Je ne trouve pas d’autres mots pour vous dire ce que je sens, ce que je vis. Effet imprévu de la pandémie, d’une relation qui se construit ? Les fêtes traditionnellement je les fuis ; elles m’ennuient, m’attristent, malgré la chaleur de la famille, des amis. Pourtant cette année, quelque chose a changé. Le sentiment d’aimer et d’être aimé. De partager des plaisirs simples avec ma mère, mon frère, sans oublier le chat, qui jouit de presque tous les droits ! Noël en petit comité. Papoter, regarder The Crown et autres séries télé, paresser, caresser et, beaucoup, cuisiner ! Faute de salles de concerts, de théâtre, de cinés, on se rabat sur la cuisine et la salle à manger ! Asperges vertes et œufs brouillés, dos de cabillaud au fenouil braisé et fleur d’oranger, soufflé à la mangue glacée : juste une petite idée pour vous faire saliver ! Au foie gras par contre nous avons renoncé, question de principe m’ont dit à l’unisson Pierre et ma mère. Je me suis, à regret, incliné. Le ski aussi s’est éloigné. J’ai découvert la glisse, j’avais une dizaine d’années, avec le lycée. Depuis il ne m’a jamais quitté. Sauf sans doute cette année. Qui sait quand on pourra à nouveau monter puis dévaler ? J’en connais certains qui y ont renoncé de leur plein gré. Écologiquement insoutenable m’a dit un jour Théo. Qui depuis lui préfère raquettes et ski de randonnée. Le covid est désormais de son côté. Ça va être compliqué de lutter.

Drôle de fin d’année. Masquée, distanciée, confinée, reconfinée, couvrefeutée. Souvent quand même (hydro) alcoolisée ! On a appris à ne plus s’embrasser, s’approcher, se toucher ; on se check, on ne serre plus la main même si de temps en temps on s’étreint. Combien de comportements imposés, combien de transformations acceptées ? J’ai parfois envie à mon tour de m’insoumettre, de me rebeller contre cette nouvelle, et parfois inquiétante, normalité. Vite, vite le vaccin ! Sauf que….c’est pas tout à fait pour demain. La lenteur est assumée, le risque calculé. Tout cela a été surabondamment analysé, discuté, décrié. N’allons pas en rajouter. Sauf sur un point. Il est frappant de constater combien du mot stratégie on s’est gargarisé. Depuis plus de dix ans, on en use et en abuse. Empruntant au vocabulaire des armées, chaque entreprise, chaque structure, l’État, l’Europe et parfois même les individus prétendent s’en être dotés. Face aux crises et aux difficultés, chacun veut montrer son plan, ses objectifs, ses cibles et ses modalités. Un engouement qui frise le débordement et doit beaucoup aux bataillons de consultants et autres communicants. Le problème en général c’est le réel — chez les technos on lui préfère le terme opérationnel — contre lequel se brisent tant de ces plans compulsionnels. On pourrait évidemment se dire que dans cette crise, il faut ne pas trop en vouloir aux gouvernants, ne pas être trop méchant envers Castex ou Olivier Véran. Après tout, errare humanum est. Mais quand je lis que désormais tout ira mieux grâce à Mc Kinsey, là, je suis plus qu’inquiet. Perseverare diabolicum !

Mais revenons à Strasbourg, la ville ou j’ai grandi, étudié, celle aussi de mes premières amours. Il y a dans la maison de mes parents un grand salon. Sur l’un des murs court une étrange et belle inscription. Lettres forgées, caractères à la fois ronds et élancés, cet alphabet original semble emprunter parfois au thaï, au birman, au persan. Il n’en est pourtant rien, car c’est du géorgien. Souvenir de mon père, de ses voyages passés. À la fin de sa vie, il pouvait encore la lire, la déchiffrer :

« Il y avait, et il n’y avait pas

Mais que peut-il y avoir de plus grand que Dieu

Il y avait un merle chanteur

Et son doux chant rieur… »

C’est ainsi, disait-il, qu’en Géorgie les contes se devaient de commencer. À la fin de sa vie, il n’avait plus guère d’envies. Ce qui le faisait vibrer encore, c’était un zeste de poésie, mais aussi la Russie, le Caucase, la Tchétchénie, la Géorgie. D’Erevan à Tbilissi, de Makhatchkala à Nazran, de Bakou à Grozny, il avait parcouru la région à pied, à cheval, en voiture, en avion. Avec un faible pour ces peuples que Staline avait voulu domestiquer, diviser et parfois aussi déporter. Tchétchènes, Tcherkesses, Ossètes, Daghestanais, Koumyks, Ingouches nous étaient grâce à lui devenus moins étrangers. Lui qui n’aimait ni les fêtes ni la musique, il appréciait leurs banquets, leurs toasts, leurs chants, leurs danses. Outre la fameuse inscription, il reste de ces années des amitiés, un réfugié tchétchène qu’il a beaucoup aidé, des noms qui se terminent an — ian, en – ov, en — dzé. Des souvenirs aussi, un goût de tzitzmati, une herbe ramenée de Svanétie : mon père, qui l’avait replanté, aimait parfois s’en délecter. Lorsque nous pourrons à nouveau bourlinguer, je reviendrai à Tbilissi, me souvenir de lui, et découvrir aussi le pays d’aujourd’hui. Ses gens, sa cuisine, ses montagnes, ses mélodies.

Maman l’a beaucoup accompagné. Ensemble nous avons exploré Tananarive et Nosy Bé, Udaïpur et Jaïpur, la Chine, côté Hans, Mongols et Ouïghours. Plus sensible aux lieux qu’aux grands espaces, elle préfère les êtres à la gloire des nations, les rencontres, les voix et les regards aux langues, aux cartes, aux territoires. En mai dernier nous devions aller à Jérusalem et à Pétra, chez les Juifs, les chrétiens, les musulmans. Le virus a réduit notre projet à néant. Je crains qu’elle doive y renoncer maintenant. Maladie, vieillissement, le grand âge c’est pas très marrant. Perte de repères dans l’espace et dans le temps. Elle regarde parfois ailleurs. Nous dit se préparer pour le grand tournant, le dernier jugement. Lui reste son appétit — pour tout, mais surtout pour les glaces, son nouveau penchant — son ouverture au monde, sa foi en Dieu, son sens de l’autre. Intactes aussi sa compassion et ses indignations. Outrée par Trump, et parfois par Macron. Attentive autant à la vie de ses (petits) enfants qu’au sort et au destin des migrants. Bien aidée, bien entourée, elle refuse pour autant de se laisser gouverner. Et à nos injonctions se fait souvent fort de résister. Pas facile d’éduquer les enfants et encore moins de devenir parent de ses parents !

Cités à réinventer et autres combats d’idées

Marseille, Strasbourg et puis Lodève pour terminer l’année. La cité, jadis connue pour son textile et ses drapiers, a une cathédrale qui fait toujours sa fierté, un palais épiscopal devenu siège de la municipalité. Il y a aussi un monument aux morts, très singulier. Quatre femmes et deux enfants pleurent un homme gisant à leurs pieds. Paul Dardé, le sculpteur, fut aussi brancardier. Il rendit ici hommage à la fois aux morts, mais aussi à la société dans sa diversité. Pacifiste, antimilitariste, à l’opposé de toute œuvre cocardière, il sut faire parler la pierre, exprimer à la fois la perte d’un père, la folie de la guerre. Désindustrialisée, Lodève vit aujourd’hui dans la précarité. Commerces fermés, usines en fiches, et tout au long de l’eau des maisons délabrées. La ville pourtant ne s’avoue pas vaincue. Elle lutte contre le repli, met en valeur son patrimoine, ses trésors, ses beautés. Attire aussi de nouveaux habitants, artistes ou écolo-paysans. Veut redonner espoir à sa communauté harkie. C’est d’ailleurs d’elle qu’est partie une belle initiative après Nice et Samuel Paty. 50 jeunes musulmans qui se rassemblent spontanément pour protéger la cathédrale après ces tragédies. C’est Elyazid, sportif et très impliqué dans la vie de la cité, qui en a eu l’idée. Un message sur FB devenu viral, des encouragements, les radios, les télés du monde entier… Nadya me l’a fait rencontrer après l’avoir interviewé : je lui laisse le soin de tout vous expliquer !

Retour à Marseille, dans mon Panier. Que vous dire que vous ignoreriez ? Qu’en ces jours de janvier on se les est caillés. Qu’on a même eu droit à quelques flocons enneigés. Que j’ai retrouvé mon vélo crevé. Heureusement, la lumière et le bleu ne nous abandonnent pas ! Pas comme Rubirola qui après s’être dit « j’en veux pas » nous annonce « je suis là ». Comme elle est sympa, les gens se disent « pourquoi pas » ? Ils l’élisent, elle fait un petit tour et se ravise. « J’ai des ennuis de santé, la ville c’est pour moi trop de tracas ». Et patatras la voilà qui s’en va. Michèle était engagée, verte et honnête, mais pour être maire ça ne suffisait pas ! Le suivant a de l’entregent, on le dit ambitieux, énergique, compétent. Rien de trop pour aiguiller la ville sur un chemin différent. Finances à sec, ennemi(e)s à la région, la métropole et au département, administration à la dérive depuis bien trop longtemps sans même parler des bâtiments : que fera-t-il ? Qu’en sera-t-il dans 6 ans ? Travaux d’Hercule, travaux de Paynan !

Comparaison n’est pas raison. Mais on pourrait se poser la même question pour les USA dans 4 ans. Certes le pays a montré combien il était résilient. Mais le mal est profond, propice aux interrogations de fond. Le monde et la nation, la mort, la vie, la démocratie. Nos libertés, nos devoirs, nos responsabilités. Nous et les autres, individus et société, pouvoirs et contre-pouvoirs. Tant de choses, tant de gens dans ce monde bousculé paraissent fragiles, déréglés. Certaines valeurs sont attaquées dans leur universalité. Taxées pour certaines d’occidentales, elles seraient par nature impériales. Coloniales. Raccourci caricatural. Ignorance du débat, du combat des idées. Repli sur des appartenances, des identités, des communautés. Des liens, des lieux qui risquent de nous enfermer. Si ce qui nous divise dépasse ce qui nous unit, c’est à la guerre de tous contre tous qui risque d’émerger. Morin et d’autres, par leurs actes ou leurs idées, nous laissent encore des raisons d’espérer. L’effondrement n’est, je crois, ni notre destinée ni une fatalité.

Sur ce et puisqu’il n’est pas trop tard, tous mes vœux, mes souhaits de petits et de grands mieux. Un monde moins furieux, moins contagieux. Des théâtres, des cafés, des restaus, des cinés. Des moments délicieux, des projets ambitieux. Restons facétieux, gracieux et irrévérencieux ! En ce bout d’an, je vous laisse en compagnie de Maria et Christian.

Print Friendly, PDF & Email