On avait déjà des communes, des communautés de communes, des métropoles, des communautés urbaines, des départements, des régions… et voici un nouveau produit de la décentralisation à la française. Robert Hertzog, Président honoraire de la Société Française de Finances Publiques explique ce que peut bien être une « collectivité européenne d’Alsace », sa génèse et imagine son devenir.
L’étrange dénomination et l’indéfinissable statut de la Collectivité européenne d’Alsace (CeA) sont le résultat de compromis politiques dont les motifs ne se comprennent que par leur histoire. Les ambiguïtés de l’institution favorisent les interprétations au gré des positions politiques de leur auteur. Si les promoteurs de la CeA mettent en exergue l’attribution de compétences additionnelles par rapport à celles des départements, la plupart des commentateurs les jugent modestes. La CeA est-elle alors une grande nouveauté dans le paysage administratif et politique ou un arrangement circonstanciel ?
La CeA, toute une histoire
Le compromis politique est inscrit dans les « accords de Matignon » signés le 28 octobre 2018 entre le Premier ministre, trois ministres, le président de la Région Grand Est et les deux présidents des départements du Haut- et du Bas-Rhin. L’urgence de conclure tenait au fait que le samedi 4 novembre le Président de la République, accompagné du président de la République Fédérale d’Allemagne, venait célébrer en la cathédrale de Strasbourg le 100e anniversaire de l’armistice de 1918. Le gouvernement voulait éviter des protestations contre la suppression de la région Alsace par la loi de 2015 qui avait fusionné l’Alsace, la Lorraine et Champagne Ardenne en une seule.
Un sondage CSA de mai 2017, réalisé à la demande du parti Unser Land, montre que 84 % des personnes interrogées se déclaraient favorables à ce que l’Alsace retrouve un statut de région. Selon un sondage IFOP, de février 2018, commandé par des clubs de réflexion, à peine une personne sur 10 considère que la région Grand Est présente un intérêt pour l’Alsace ; 63 % des sondés ont ressenti colère ou insatisfaction lors de la suppression de la région Alsace ; 83 % sont favorables à ce que l’Alsace redevienne une collectivité territoriale ; les transferts de compétences d’État à cette collectivité sont souhaités à de fortes majorités (entre 84 et 95 %). Plusieurs sondages ultérieurs confirmèrent la stabilité des opinions.
La réorganisation de la carte des régions, décidée sans consultation politique et sans études préalables, avait suscité l’opposition dans toutes les régions concernées et installé une contestation multiforme et jamais vue dans les deux départements du Rhin qui persista bien après la mise en place des nouvelles institutions au 1er janvier 2016. Les présidents des départements, Brigitte Klinkert dans le Haut-Rhin et Frédéric Bierry dans le Bas-Rhin, très offensifs sur le sujet, l’avaient transformée en revendication en faveur d’une collectivité alsacienne à statut particulier. Alerté par des parlementaires de la majorité présidentielle, le Premier ministre, Edouard Philippe, adressa une lettre de mission au préfet de la région Grand Est (GE), le 22 janvier 2018, lui demandant de mener une réflexion sur les volontés exprimées localement et d’étudier, en liaison avec le ministère de l’Intérieur, différentes hypothèses institutionnelles, dont la création d’un département Alsace, avec l’impératif de le maintenir dans la région Grand Est car le président de la République avait déclaré à plusieurs reprises qu’il ne modifierait pas le découpage régional. Après de nombreuses auditions et un travail juridique approfondi de l’administration centrale, le préfet déposa le 15 juin 2018 un rapport de 141 pages. Il comporte une analyse historique et socio-politique reconnaissant les spécificités de l’Alsace, qui justifient une adaptation du droit, suivie de plusieurs scénarios institutionnels. Les médias retinrent surtout un élément de langage, repris par le Premier ministre, selon lequel il s’agissait de donner satisfaction « au désir d’Alsace » des Alsaciens, ce qui était une fameuse découverte. S’en suivirent d’intenses négociations entre les présidents des départements alsaciens et Mme Jacqueline Gouraud, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales qui débouchèrent sur la rencontre du 28 octobre et la signature d’un document de 11 pages annonçant la création d’une collectivité européenne d’Alsace « novatrice et pionnière sur le plan transfrontalier et européen ». S’il y est proclamé que « l’ancrage rhénan de l’Alsace constitue le fil conducteur de ce projet », cela se traduit peu dans la nature des pouvoirs accordés à la collectivité. Il réaffirme la pérennité de la Région Grand Est et le respect de l’équilibre des compétences établi par la loi NOTRe et donne une liste de compétences qui seront attribuées à cette collectivité.
La fusion de deux départements
Le 21 janvier 2019, le Conseil d’État fut saisi concomitamment d’un projet de décret décidant du regroupement des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin en un seul département dénommé Collectivité européenne d’Alsace et d’un projet de loi relatif aux compétences de cette nouvelle collectivité. Son avis comporte plusieurs observations critiques. Il rappelle que le nom conféré à une collectivité territoriale « doit permettre de déterminer clairement la catégorie à laquelle elle appartient ». Or, celui choisi en l’occurrence est « susceptible d’engendrer une double méprise sur la nature juridique de la nouvelle collectivité ». La dénomination donne à penser qu’est créée une collectivité à statut particulier alors que telle n’est pas l’intention du Gouvernement et l’épithète européenne « semble évoquer à tort l’attribution d’un statut extraterritorial à ce nouveau département ». Le Conseil d’État substitue donc la dénomination de « département d’Alsace ». Le maintien de deux circonscriptions départementales de l’État dans ce département, non interdit en droit, ne lui paraît guère judicieux et il invite le gouvernement « à réfléchir à l’organisation optimale de l’administration locale de l’État après la réforme ».
Le gouvernement ne suivit pas ces propositions. Celle sur le nom fut reprise par amendement au Sénat, mais l’Assemblée nationale rétablit la version initiale. Pourquoi cet acharnement à conserver une dénomination aussi problématique ? L’étiquette européenne était une exigence des présidents de département qui, avec l’argument du transfrontalier, pensaient ainsi justifier le droit à la différence et, comme nous l’expliqua un des acteurs, cela permettait de donner une apparence de collectivité à statut particulier et de la faire figurer dans un titre à part dans le code général des collectivités territoriales (CGCT).
Examinant le projet de loi, le Conseil d’État s’interroge essentiellement sur l’étendue des différences de compétences qui peuvent être accordées à des départements. Se référant à son avis n° 393651 du 7 décembre 2017 sur la différenciation des compétences des collectivités territoriales d’une même catégorie il rappelle que « dans le cadre constitutionnel actuel, les règles d’attribution des compétences et les règles d’exercice des compétences sont, en principe, les mêmes au sein de chaque catégorie de collectivités territoriales de droit commun. Néanmoins le Conseil constitutionnel a reconnu dans sa décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991, que le législateur peut régler de façon différente des situations différentes, et déroger à l’égalité « pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit (…) » L’espace est donc étroit. À propos de plusieurs compétences, l’avis souligne l’inanité des articles de la loi qui n’ajoutent rien au droit existant.
La fusion des deux départements fut prononcée par le décret n° 2019-142 du 27 février 2019 portant regroupement des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin pris sur le fondement de l’article L. 3114-1 du CGCT qui prévoit la possibilité pour plusieurs départements de demander leur regroupement en un seul, par délibérations concordantes de leurs conseils départementaux, adoptées à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Les délibérations avaient été votées à de larges majorités, dans les mêmes termes, par les deux conseils départementaux le 4 février 2019. Il est précisé que le décret entrera en vigueur le 1er janvier 2021. Une notice en tête indique que « L’organisation des services déconcentrés des administrations civiles de l’Etat dans le cadre des circonscriptions départementales et d’arrondissement n’est pas modifiée par le présent décret ». Si la procédure suivie est celle du regroupement de départements en un seul, qui ne change pas de nature dans l’opération, celui-ci comporte toutefois deux spécificités : sa dénomination n’emploie pas le terme de département et il conservera en son sein deux préfectures.
Relatif aux collectivités territoriales, le projet de loi fut déposé au Sénat qui, en première lecture, adopta plusieurs amendements, généralement contre l’avis du gouvernement, mais l’Assemblée nationale restaura pratiquement la version initiale. Il n’y eut pas de saisine du Conseil constitutionnel et la loi n° 2019-816 relative aux compétences de la Collectivité européenne d’Alsace fut promulguée le 2 août 2019. La nouvelle collectivité entra en vigueur le 1er janvier 2021 ; son conseil s’est réuni le 2 janvier à l’hôtel du département de Colmar et a élu le président et les vice-présidents. Ces organes seront renouvelés à l’occasion des élections départementales qui devraient se tenir en juin de cette année.
Les compétences additionnelles : remarquables ou négligeables ?
Justifiant cette dénomination, la loi du 2 août 2019 distingue ce département des autres par l’attribution de compétences additionnelles fondées sur la situation spéciale de l’Alsace, l’exposé des motifs du projet de loi reprenant sur ce point une partie de l’argumentation des accords de Matignon.
La revendication de compétences par les présidents des départements avait plusieurs objectifs : obtenir une collectivité à statut particulier ; disposer d’arguments pour convaincre les conseillers de décider une fusion des départements discutée depuis longtemps, mais qui se heurtait à de fortes réticences, principalement dans le Haut-Rhin ; pouvoir décider dans des politiques liées à l’identité alsacienne et en matière économique. La Région s’était d’emblée opposée à toute cession ou délégation de compétences, pour ne pas susciter des demandes d’autres départements. De leur côté, le gouvernement et l’Assemblée nationale ont refusé une extension des pouvoirs économiques de la CeA au motif qu’il ne fallait pas toucher aux équilibres établis par la loi NOTRe, dont la plupart des départements demandaient la révision.
L’État ne transféra qu’une seule compétence, celle des routes nationales et des autoroutes (en partie aussi à l’Eurométropole de Strasbourg), pour répondre au souhait des Alsaciens de pouvoir maîtriser l’impressionnant transit international qui traverse leur territoire en évitant ainsi de payer le péage autoroutier allemand. L’opinion publique y voit des charges pour la CeA, bien que la loi comporte des dispositions financières pour les compenser, et craint un futur péage. En effet, le gouvernement pourra, dans un délai de dix-huit mois à compter de la promulgation de la loi, instaurer par ordonnance « des contributions spécifiques versées par les usagers concernés afin de maîtriser le trafic routier de marchandises sur les axes relevant de la Collectivité européenne d’Alsace ». La grande complexité du sujet, y compris quant à l’impact sur le transport intra régional, renvoie la mise en œuvre à une date éloignée.
Les attributions de compétences ne sont souvent que des aménagements, voire des répétitions de pouvoirs existants, comme l’a fait remarquer le Conseil d’État pour le tourisme. En matière d’enseignement des langues et de bilinguisme, la loi n’apporte aucune avancée, malgré les enjeux économiques. La CeA peut proposer un enseignement facultatif de langue et culture régionales en complément des enseignements dispensés par l’éducation nationale et elle peut, à cet effet, recruter par contrat des intervenants. La création d’un Conseil de développement qui peut être consulté par le président du conseil départemental sur tout projet d’acte et qui « contribue à l’évaluation et au suivi des politiques publiques » de la collectivité tend à instituer, à ce niveau, une sorte de CESER dont l’utilité et les coûts se verront à l’usage.
Le pouvoir le plus emblématique de la CeA, décrit avec emphase par ses auteurs, est la fonction « d’organiser sur son territoire, en qualité de chef de file, les modalités de l’action commune des collectivités territoriales et de leurs établissements publics en matière de coopération transfrontalière ». Chef de file est une notion ésotérique, propre au jargon administratif français, et les départements frontaliers jouent déjà ce rôle dès lors qu’ils mettent de l’argent sur la table. La coopération ne peut s’organiser que sur des compétences que l’on possède ; or, contrairement aux collectivités allemandes, la CeA n’en a guère en matière économique, d’emploi, de télévision ou radio, de santé, de recherche fondamentale. Le plus souvent il faudra solliciter la participation de l’État. La CeA est autorisée à élaborer un schéma alsacien de coopération transfrontalière en y associant de nombreuses collectivités, y compris la région Grand Est. Ce schéma devra être en cohérence avec le volet transfrontalier du schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation, dont le degré de précision déterminera donc la marge de manœuvre de la CeA. Le schéma n’aura de sens que s’il est validé par les partenaires étrangers. Comment traduit-on usine à gaz ?
L’article 5 de la loi contient une promesse dans laquelle ont été mis beaucoup d’espoirs, mais dont la concrétisation tarde à se manifester. Il prévoit que les ordres professionnels et les fédérations culturelles et sportives agréées peuvent créer des organes infrarégionaux à l’échelle de la CeA. Ceci vise à porter remède à un des grands dommages causés par le Grand Est à l’Alsace : la délocalisation du siège des ordres professionnels, des organismes professionnels privés et des fédérations sportives poussés à se réorganiser à ce niveau sous la pression des subventions attribuées par la Région. Strasbourg a, de ce fait, perdu des dizaines d’organismes installés le plus souvent autour de Nancy, centre du Grand Est. Ces organismes subissent eux-mêmes des effets très négatifs (coûts, absentéisme) et la suppression des compétitions régionales alsaciennes entraîne d’évidentes pertes d’identité et de culture. Certaines fédérations cherchent à se recomposer sur de nouveaux périmètres, mais le changement est compliqué et se heurte à la résistance des dirigeants en place. Une satisfaction très appréciée des Alsaciens est le droit de mettre sur les plaques d’immatriculation des véhicules à moteur un logo de la CeA au lieu et place de celui du Grand Est. Au moment où nous écrivons, on s’entredéchire sur le dessin et la signification que pourra avoir ce logo.
Beaucoup songent déjà à obtenir de nouvelles compétences, notamment dans le domaine de la santé, où la bureaucratie centralisée a montré ses faiblesses et où la CeA est demandeur. L’objectif ne devrait cependant pas être de chercher à dépasser le GE en masse de pouvoirs. Les énergies devraient se concentrer sur la mise en place de la nouvelle administration et sur la définition de politiques innovantes et solidaires dans le périmètre agrandi de l’Alsace, afin que les citoyens voient les bénéfices concrets qu’ils tirent de la réforme et que l’on puisse présenter une institution exemplaire, reproductible dans le reste du pays.
Froidement pesés, les pouvoirs additionnels ne sont donc pas bien lourds. Ils apportent peu aux citoyens et n’expliquent guère en quoi ils font de l’Alsace « le premier territoire transfrontalier intégré et européen » (Accords de Matignon).
La CeA : bricolage institutionnel ou préfiguration d’une « région parfaite » ?
Les innombrables réformes de l’administration territoriale intervenues en France depuis le début du siècle se caractérisent par des traits communs : une absence de doctrine et de vision de ce que devrait être l’organisation décentralisée de la République inscrite dans l’article 1er de la constitution ; une méthode fondée sur le marchandage politique et jamais sur des études approfondies ; une complexification accrue de l’organisation et des procédures ; une répartition confuse des compétences ; des coûts supplémentaires. La CeA ne fait pas exception. Elle est essentiellement le produit de ce que les dirigeants ne veulent pas : pas trop de mécontentement des Alsaciens, pas de sortie du GE, pas de rétablissement d’une région Alsace, pas de statut particulier ni de compétences substantielles. Comme la loi ne touche pas à la région, aucun des défauts de celle-ci n’est corrigé et son fonctionnement sera encore plus compliqué du fait de l’énorme dissymétrie politique, démographique et économique entre le département CeA et les huit autres.
Le regard change si l’on laisse l’analyse juridique pour regarder, dans une mise en perspective historique la réalité politique et sociologique. Si la loi du 2 juillet 2019 a un caractère presque anecdotique quant à son apport en termes de compétences décentralisées, elle prend une formidable dimension historique en ce qu’elle crée une collectivité territoriale unifiée sur l’ensemble du territoire alsacien. L’innovation est dans l’établissement d’un pouvoir politique qui pourra dorénavant y concevoir et déployer des politiques cohérentes et solidaires, uniformes là où cela convient, territorialisées là où cela est justifié, dans des domaines aussi importants que l’aide sociale, le médicosocial, la sécurité civile, les collèges, la voirie, les transports routiers, le soutien aux communes et intercommunalités, la culture et le patrimoine, la fiscalité, bref dans toutes les affaires qui relèvent des départements. La CeA sera l’interlocuteur unique pour l’État, la Région, les collectivités suisses et allemandes, le monde économique. Cela s’est fait pour répondre à une attente de la population qui retrouve une collectivité à laquelle elle s’identifie, avec le soutien des milieux économiques et à la suite d’une action déterminée de quelques responsables politiques suivis, dans un vote courageux et largement majoritaire, par les deux conseils départementaux le 4 février 2019, alors que l’on discutait de ce projet depuis une quarantaine d’années et que le lamentable échec du référendum du 7 avril 2013 semblait avoir rendu irréalisable pour longtemps. Il est également remarquable que deux départements français aient décidé librement de s’unir alors qu’un programme de regroupement des départements annoncé par le Président de la République en début de mandat et des velléités manifestées en plusieurs endroits de l’hexagone n’ont pu se concrétiser. Quelles autres réformes françaises ont suivi pareil cheminement ?
Il a fallu en payer le prix : subir le choc de la disparition de l’Alsace des cartes administratives et politiques de la France et sa dilution dans le Grand Est avec des atteintes inégalées à son identité et au statut de sa capitale, accepter une collectivité à l’appellation pompeuse et au statut indécis (1), se contenter de compétences additionnelles modestes et garder deux préfectures. La mise en place de la CeA au 1er janvier 2021 restera une date historique car le changement d’échelle du département crée une institution inédite qui aura de puissants effets systémiques en son sein et sur son environnement. L’Alsace est devenue un laboratoire de la réforme territoriale, ce qui exige que la CeA soit exemplaire dans sa gestion et ses politiques.
L’institution va naturellement revendiquer sa transformation en région de plein exercice, ce que chacun comprendra. Le 2 janvier, le Président de la CeA, élu par 75 voix sur 79 votants, en a pris l’engagement : « le temps de la reconquête, de la reconnaissance institutionnelle de l’Alsace ne s’arrêtera pas là ». Les dirigeants de la CeA et les autres forces politiques sont d’autant plus légitimes à demander cette évolution que, une fois oubliés ses habillages juridiques, la CeA est, dans les faits, dans une logique régionale. Elle est dans les limites et dans la suite de l’ancienne région, mais plus fondamentalement parce que l’Alsace, en tant que telle, est une région. Cela nécessite quelques explications.
Malgré l’usage intensif du mot région, il n’en existe aucune définition sur le terrain institutionnel. L’UE et le Conseil de l’Europe, qui ont en leur sein des assemblées comportant la dénomination de région (2), y mêlent des organismes aux statuts les plus divers. Politistes, juristes et géographes s’accordent cependant sur les caractères distinctifs d’une région : un territoire typé ; des composantes économiques dominantes ; une histoire particulière, présente dans la mémoire collective ; des facteurs culturels, linguistiques et/ou religieux propres ; un sentiment d’appartenance et d’identité dans la population ; une métropole-capitale qui incarne la région en étant souvent plus visible qu’elle. L’Alsace réunit tous ces caractères de sorte que des géographes la considèrent comme une « région parfaite » (J. Lévy). A l’inverse, le Grand Est, qualifié de région par la loi, n’a aucun de ces caractères. Aussi, avons-nous pu écrire que la CeA est une quasi-région dans une pseudo-région (3) et que cet édifice, miné par des contradictions et déséquilibres, qui le rendent encore moins pertinent pour une bonne gestion publique, est intrinsèquement précaire. Cette quasi-région est un puissant stimulateur politique qui va changer la vision qu’ont les Alsaciens d’eux-mêmes ainsi que la conduite des politiques départementales. L’essentiel va dépendre de l’engagement des responsables de la CeA et de leur ténacité à tenir tête à la Région qui a déjà entrepris des stratégies pour encadre ou bloquer la CeA en matière transfrontalière ou de compétences de santé, exécutif et conseillers, plus que des textes.
Après cinq ans de fonctionnement des « grandes régions », le temps du bilan et de l’évaluation est venu pour leurs dirigeants et pour l’État. Une réforme faite sans doctrine, sans études, sans raisons ni objectifs crédibles devrait être considérée comme une forme d’expérimentation dont il faut tirer les leçons avant l’élection de nouveaux conseils et exécutifs, ne fut-ce que pour éclairer leurs programmes. Or, qui est aujourd’hui capable de mesurer les gains en termes d’efficacité des politiques publiques et de service aux citoyens, notamment en comparaison des régions qui sont restées dans leurs limites antérieures, et de recenser les points qui mériteraient d’être corrigés par la prochaine loi sur l’administration locale ?
L’évaluation ne devrait d’ailleurs pas porter seulement sur les politiques et le fonctionnement des conseils régionaux, mais aussi sur les services de l’État qui ont été fortement impactés par l’extension de leurs circonscriptions. Un préfet de région responsable de 10 ou 11 départements, un recteur d’académie qui est sous l’autorité d’un recteur de région, un directeur régional des finances publiques en charge des questions fiscales et économiques d’un immense territoire, une ARS qui a plus d’agents que le ministère de la santé de nombreux États européens, une chambre régionale des comptes qui doit contrôler des milliers d’organismes publics sont-ils des autorités territoriales ayant la connaissance concrète du terrain, des personnes et des organismes de leur circonscription ? Alors que les structures administratives et leurs responsabilités respectives sont de plus en plus embrouillées, l’éloignement des acteurs et la multiplication des interlocuteurs contribuent-ils à l’efficience du service public dont on fait tant cas dans les discours officiels ? François Bayrou déclarait à propos des régions fusionnées d’autorité que « d’une manière ou d’une autre, les identités fortes se reconstitueront. Donc je trouve que c’est une absurdité. » La CeA est la parfaite illustration de la justesse de cette formule.
Les pouvoirs publics devraient bien finir par admettre que ce désordre territorial n’est pas supportable, dans la situation où se trouve le pays. Toutefois, une difficulté aussi grande que l’entêtement de l’exécutif vient de ce que le devenir de la CeA n’est pas qu’une affaire entre l’Alsace et lui, mais concerne tout autant les deux autres ex-régions. Si « sortir du GE » est un slogan expressif, la procédure réelle est une dissolution du GE et la création d’une région Alsace ainsi que d’institutions nouvelles pour la Lorraine et Champagne-Ardenne. Or, bien que les populations de ces régions n’aient guère de sympathie pour la grande structure (4) et que les élus départementaux et communaux soient très critiques sur son fonctionnement, il n’y existe aucun scénario alternatif, ces régions ne souhaitant ni rester en tête à tête, ni se retrouver dans leur situation d’avant 2016, ni recopier le modèle CeA vu le nombre de leurs départements. Cela favorise l’attentisme et bloque toute tentative pour négocier un divorce à l’amiable et conduit à s’en remettre à une crise inéluctable qui obligera à trouver des solutions dans l’urgence.
Les déclarations faites à Colmar par le Premier ministre lors d’une rencontre avec le Conseil de la CeA, samedi 23 janvier 2021, en présence de plusieurs ministres, ouvrent cependant de nouvelles perspectives. Jean Castex, qui fut président de la Chambre régionale des comptes d’Alsace pendant 4 ans, a reconnu n’avoir jamais été convaincu par « ces immenses régions, dont certaines ne répondent à aucune légitimité historique, et surtout ne me paraissent pas répondre aux besoins grandissants de nos concitoyens pour une action publique de proximité ». Il envisage prudemment de nouveaux transferts de compétences à la CeA et n’a jamais cité la Région Grand Est, dont le Président était pourtant présent. Après les aveux de J. Gouraud, Roselyne Bachelot et les propos plus anciens de F. Bayrou, devenu Haut-Commissaire au Plan, cela révèle une évolution de l’exécutif qui admet dorénavant que la réforme Hollande-Valls de 2015 fut une erreur. Mais l’État est toujours lent à se corriger et le Premier ministre a laissé entendre que l’examen d’un projet de loi de réforme territoriale (dit 4 D) est incertain. Pour qu’on n’en reste pas là, le Mouvement pour l’Alsace (MPA) a demandé que soit organisée une évaluation des régions, créées sans études ni objectifs clairs, et que soit expérimenté un processus de dé-fusion ou de réforme radicale du Grand Est, qui ne conserverait plus que les compétences pertinentes à ce niveau. Augmenter les pouvoirs de certains départements, ou de tous, au sein d’une région sans repenser la finalité de celle-ci serait profondément incohérent. Il lui paraît donc souhaitable d’étudier une évolution « à froid », sans attendre que des crises obligent à improviser les changements réclamés par les citoyens et exigés pour une gestion publique efficace et économe.
Les élections départementales en Alsace et régionales dans le Grand Est, qui sont prévues pour juin 2021, feront de toute évidence une large place à ces questions et ouvriront des perspectives d’évolution, surtout si elles seront liées aux élections nationales du printemps 2022.
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