12 minutes de lecture

L’histoire des langues en Alsace est particulièrement mouvante : un rapide survol depuis les temps anciens permet de voir se succéder toutes sortes de pratiques, et avec toutes sortes d’idéologies. Arnold Brum conte cette affaire.

Serments de Strasbourg et traité de Westphalie

Après la conquête de l’Alsace par l’Empire romain et l’arrivée des peuples germaniques improprement qualifiés de barbares, dont les alamans et les francs, deux évènements doivent être rappelés pour situer une problématique qui n’a pas d’équivalent en Europe : Les serments de Strasbourg de 842 et le traité de Westphalie de 1648.

Les serments de Strasbourg sont prononcés le 14 février 842 par deux petits-fils de Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve. Ils se prêtent mutuellement assistance contre leur frère Lothaire lors d’une rencontre de leurs deux armées à Strasbourg. Sur le front des troupes, Louis, de langue germanique, s’exprime en langue romane, et Charles, de langue romane, s’exprime en langue germanique.

Par le traité de Verdun de 843, l’ancien empire de Charlemagne est partagé en Francie occidentale, Lotharingie et Francie orientale. Après la mort de Lothaire, Charles et Louis signent en 870 le traité de Mersen pour se partager la Lotharingie. L’Alsace intègre la Francie de l’Est, germanophone. Pendant huit siècles elle sera, dans l’espace rhénan entre Bâle et Mayence, au centre de l’empire devenu le Saint Empire romain germanique.

Le traité de Westphalie de 1648 : La guerre de Trente Ans prend fin avec le traité de Westphalie. Cette guerre a été déclenchée par un conflit entre les princes protestants allemands et l’empereur Ferdinand II, catholique, qui résidait à Vienne. Il était duc de Habsbourg, et à ce titre propriétaire du sud de l’Alsace. Le roi d’Espagne, un autre Habsbourg catholique, était allié de l’empereur. Il était en même temps souverain des Pays-Bas espagnols (l’actuelle Belgique), de la Franche-Comté, du duché de Milan, sans compter les colonies d’Amérique du Sud fournisseurs d’or. La France se trouvait menacée de tous les côtés. Pour se protéger des Habsbourg, Richelieu décidait de financer l’effort de guerre des Suédois, qui se battaient à côté des princes protestants, puis il est entré directement en guerre contre le Saint-Empire.

Le sort de l’Alsace n’a pas été clairement réglé par le traité. Le traité attribuait à la France le Sundgau et d’autres possessions des Habsbourg. Il respectait l’indépendance de la république de Strasbourg ainsi que le rattachement de Mulhouse à la Suisse. Pour le reste du territoire de l’Alsace, véritable mosaïque de comtés indépendants, de domaines ecclésiastiques et de villes libres, les articles du traité étaient contradictoires. Un article affirmait la souveraineté pleine et entière du roi de France Louis XIV sur l’Alsace, un autre le maintien de liens avec le Saint Empire. Le représentant de l’empereur déclara lors de la signature du traité : « le plus fort l’emportera ». C’est ce qui fut fait par la France avec Turenne d’abord, Vauban, et finalement avec Louvois qui a conquis Strasbourg en 1681, plus de trente ans après la fin de la guerre.

Depuis 1648 : de l’allemand au français en sept épisodes

De 1648 à 1789

Les intendants et hauts fonctionnaires qui administrent l’Alsace à partir de 1648 sont évidemment francophones et ne parlent pas allemand. La « langue du Roy » est déclarée langue officielle et est théoriquement applicable aux textes administratifs, jugements, actes notariés.

Dans les faits Louis XIV est plus préoccupé par l’unification religieuse du pays que l’unité linguistique. D’ailleurs partout en France on parle des dialectes voire des langues différentes et le français n’est pratiqué que par la minorité qui détenait le pouvoir.

En Alsace, l’école primaire et secondaire se fait toujours en allemand, c’est plus rarement le cas à l’université où l’enseignement se fait toujours en latin, jamais en français. Goethe passe une année à la faculté de droit et fait son diplôme en latin en 1771. Il parlait très peu le français.

Surtout, la religion se pratique en allemand. Même les curés utilisent la bible traduite en allemand par Luther pour se faire comprendre par leurs ouailles qui ne comprenaient pas le latin. Ce qui obsédait Louis XIV c’est la présence, à Strasbourg surtout, de nombreux protestants français réfugiés, qui constituaient un foyer de contestation francophone mis sous haute surveillance policière. Louis XIV réquisitionne la cathédrale, luthérienne depuis 1522, et impose aux protestants de prêter leurs églises aux catholiques s’il y a au moins 7 catholiques dans la paroisse (c’est le « simultaneum » – il y en a encore 50 en Alsace aujourd’hui, dont la belle église de Hunawihr).

Cependant la haute bourgeoisie pratiquait déjà le français, langue de l’élite européenne, avant 1648. Pour obtenir de bons emplois, certains d’entre eux se convertissaient au catholicisme.

De 1789 à 1800

Avec la révolution, changement de décor : la « langue du Roy » devint « la langue de la nation ». Les révolutionnaires ne pouvaient pas admettre qu’une seule et même nation ne parlât pas une seule et même langue. Talleyrand, député à la Constituante : « L’unité du langage est la condition fondamentale de l’unité de l’Etat ». D’autres furent moins gentils. Les jacobins venus de Paris à Strasbourg considéraient l’allemand comme langue des esclaves, et pire, « la langue de l’ennemi ». Ils allaient jusqu’à expulser du club des jacobins de Strasbourg les fondateurs germanophones de ce club et menaçaient de guillotiner les récalcitrants. Heureusement Robespierre disparut assez rapidement et l’enseignement du français dans les écoles est resté anecdotique, malgré l’importation de quelques instituteurs français. Le véritable facteur de progression de l’usage du français fut la levée en masse, l’amalgame entre soldats de toutes les régions et de tous les patois, qui avaient l’obligation concrète de pratiquer le français.

De 1800 à 1870

Napoléon : « laissez-les parler leur jargon, pourvu qu’ils sabrent à la française ». Charles X, Louis Philippe, même Napoléon III furent modérés sur la question. Mais l’administration française restait pressante en raison des difficultés à se faire comprendre des édiles locaux. La croissance économique, les développements des communications et de l’industrialisation conduisaient de plus en plus de petits bourgeois à apprendre le français, qui restait pour les paysans la langue des possédants.

En 1810, le préfet Lezay Marnésia comprit qu’il ne fallait pas mettre la charrue devant les bœufs. Il crée la première école normale d’instituteurs pour disposer d’enseignants sachant le français. Il crée aussi les « salles d’asile » pour enseigner le français au niveau de la maternelle. Sous la houlette des sœurs de Ribeauvillé, un enseignement secondaire pour filles, en français, est créé pour former les futures mères de famille. Les lois Guizot, 1833, et Falloux, 1850 sur l’enseignement primaire et secondaire faisaient progresser le français dans les classes moyennes.

Le clergé catholique, les protestants, les juifs proclament leur volonté de conserver l’allemand. De temps en temps des revendications pour la mise en œuvre d’un bilinguisme officiel sont rejetées par les hauts fonctionnaires de l’instruction publique.

De 1870 à 1918

En 1806 Napoléon avait supprimé le Saint Empire, qui éclate en multiples royaumes et principautés. Avec le philosophe Fichte le nationalisme allemand naît dès 1808. Le principe jacobin, « une nation, une langue », est retourné et devient « une langue, une nation ». La France ne s’est aperçue de la vague nationaliste allemande qu’à la veille de 1870 avec Renan, Fustel de Coulanges, Michelet. Pour contrer la doctrine allemande sur « la langue maternelle commune » comme ciment d’une grande nation allemande incluant l’Alsace, Michelet affirme, contre l’évidence, que l’alsacien n’est pas de l’allemand. (À Strasbourg le débat était vif, il y a quelques années, sur la question de savoir s’il fallait inscrire le nom des rues, à côté du français, en alsacien ou en allemand. Pour des raisons idéologiques, l’option « alsacien » l’a emporté.)

À l’occasion de la guerre de 1870-71, de la capitulation de Sedan et la proclamation du 2e Reich à Versailles, Bismarck refait l’unité allemande et annexe les deux départements alsaciens (moins Belfort) et la Moselle à la faveur du Traité de Francfort.

Cependant, les Allemands avaient sous-estimé les liens qui existaient désormais entre Alsaciens et français « de l’intérieur ». Le président du consistoire protestant de Strasbourg a déclaré en 1870 : « Notre langue est allemande, mais notre cœur est français ». La politique linguistique allemande a été dans l’ensemble empreinte de libéralisme. Le français n’a pas été banni de l’Alsace. Dans les vallées vosgiennes, la population parle un dialecte roman proche du français et ce n’est qu’en 1917 que l’allemand y devenait officiellement obligatoire dans l’administration et à l’école. Dans le reste de la région, l’allemand est la langue obligatoire, mais des documents administratifs bilingues subsistent ainsi que l’enseignement du français qui est maintenu, sans pour autant consacrer officiellement le bilinguisme.

De 1918 à 1940

Le retour de l’Alsace à la France en 1918 avait commencé dans l’enthousiasme, ensuite l’étonnement, puis la déception et enfin la confrontation. Des fonctionnaires ne parlant pas l’allemand occupèrent immédiatement tous les postes de l’administration. La législation française fut introduite en Alsace par une loi du 17 octobre 1919 et le français fut déclaré langue officielle. La politique linguistique fut au centre des débats.

Le recteur Charléty imposa la « méthode directe » : enseigner en français dès la première année de scolarité et ajouter progressivement un peu d’enseignement de l’allemand en langue secondaire. L’objectif n’est pas dissimulé : « Il s’agit d’apprendre à l’enfant à penser en même temps qu’à parler, c’est tout un ». C’est la politique d’assimilation forcée.

Le corps enseignant alsacien, soutenu par la grande majorité de la population, préconise la « méthode indirecte », partir du connu pour aller vers l’inconnu, donc commencer par enseigner correctement la langue maternelle. Il était demandé à la France d’appliquer aux Alsaciens dialectophones la même politique que celle appliquée par l’Allemagne aux Alsaciens francophones des vallées vosgiennes. La Fédération agricole d’Alsace et de Lorraine affirmait que, « dans l’ensemble de notre pays de frontière, la connaissance de la langue allemande est une nécessité absolue et elle demande à l’unanimité que dans nos écoles primaires l’enseignement des deux langues soit donné aux enfants au même degré ». Les appels à un enseignement réellement bilingue ne furent jamais pris en considération.

Le conflit devenait politique. En 1924, après la victoire du cartel des gauches, le président Herriot voulait introduire en Alsace-Lorraine l’ensemble de la législation républicaine, dont notamment la loi sur la séparation de l’église et de l’État de 1905. La protestation de 21 députés d’Alsace-Lorraine sur 24 fut suivie de manifestations massives, notamment à l’appel de l’évêque Ruch.

Cette politique assimilatrice finit par aboutir à la confrontation politique. Le parti majoritaire en Alsace, l’Union populaire républicaine, se fit le porte-parole des revendications linguistiques et culturelles, mais ne mettant pas en cause l’appartenance de l’Alsace à la France. Un parti autonomiste fut créé en 1927 et évoluait vers le séparatisme et le parti communiste alsacien allait dans le même sens. Cependant, à partir de 1933, avec l’apparition de Hitler et du nazisme, les Alsaciens mettaient leurs revendications en veilleuse et firent bloc autour de la France.

De 1940 à 1945

Après l’armistice, dans l’Alsace annexée de fait, l’allemand devient non seulement la langue officielle, mais la langue obligatoire. Parler français exposait à des sanctions, y compris pour les francophones des vallées. La « défrancisation » passait évidemment par l’école. Un grand nombre d’instituteurs allemands, formés à l’idéologie nazie, furent importés en Alsace et les enseignants alsaciens déplacés outre-Rhin en vue de leur reconversion. Ces excès eurent des conséquences : après la guerre, les Alsaciens commencèrent à douter de la valeur de leur propre langue.

De 1945 à… 2020…

Au sortir de la guerre, les Alsaciens sont traumatisés. Ils ressentent de la honte d’avoir été associés à l’Allemagne nazie, sentiment aggravé par la politique du gouvernement français qui met en œuvre « l’épuration » de la population alsacienne et laisse croire que les « malgré-nous » avaient été volontaires pour s’enrôler dans l’armée allemande.

Dès 1945, l’enseignement de l’allemand est interdit en Alsace. La presse intégralement en allemand est interdite et la presse bilingue doit comporter 25 % de textes français. Mais peu à peu les défenseurs de l’identité culturelle régionale se manifestent, notamment avec Frédéric Hoffet qui publie Psychanalyse de l’Alsace en 1951, les intellectuels chrétiens sociaux et leurs conférences au FEC (foyer de l’étudiant catholique) et les revues du cabaret « Barabli » de Germain Muller.

En 1947 déjà les conseils généraux du Haut-Rhin et du Bas-Rhin demandent officiellement un enseignement de trois heures d’allemand dans le primaire. Ce n’est pas du goût du syndicat national des instituteurs et c’est refusé. En 1951, pour la première fois, une loi française autorise l’enseignement du basque, du breton, du catalan et de l’occitan, mais ni du corse, du flamand et de l’alsacien, considérés comme variantes d’une langue étrangère. En 1972 le préfet autorise une initiation à l’allemand dans trente classes de CM1 et CM2 à raison de 30 minutes par jour. C’est la « méthode Holdérith », évidemment pas un enseignement bilingue qui consisterait à faire la moitié des cours en allemand.

L’atmosphère change à partir de 1968, par exemple à propos de contacts transfrontaliers sur des préoccupations écologiques tels que la centrale de Fessenheim. De nouveaux artistes et écrivains produisent dans le cadre de la culture bilingue et de la culture dialectale, par exemple les festivals et cabarets de langue et culture régionales, tel Roger Siffer. Mais tous les témoignages et sondages l’attestent : les enfants ne parlent plus la même langue que leurs grands-parents.

Avant qu’il ne soit trop tard, le discours officiel change. En 1982, le recteur Deyon déclare : « Il n’existe qu’une seule définition scientifiquement correcte de la langue régionale en Alsace, ce sont les dialectes alsaciens dont l’expression écrite est l’allemand ». À partir de 1989 les premières classes bilingues sont créées, en maternelle, à l’initiative des parents. Depuis 1994 les contrats Etat-Région-Départements étendent l’enseignement de trois heures d’allemand par semaine de la maternelle à la terminale et encouragent les écoles primaires bilingues, mais cela concerne encore que moins de 20 % des enfants. Une généralisation du bilinguisme exigerait évidemment le recrutement de professeurs bilingues. C’est possible dans les régions frontalières de divers pays européens, par exemple pour la Communauté germanophone de Belgique et le Tyrol du Sud, mais en France les obstacles idéologiques semblent incontournables.

Et l’Alsace devint francophone

En 1674, un jeune aristocrate parisien, Monsieur de l’Hermine, est nommé à la fin de ses études dans l’emploi de receveur des impôts à Altkirch. Cela ne l’enchantait pas vraiment, mais, écrit-il « le plaisir d’aller dans un pays où je pourrais apprendre une langue étrangère (…) me détermina à partir ». Le sud de l’Alsace n’était pas encore entièrement pacifié et M. de l’Hermine arriva dans Altkirch en ruines. Il écrit « Je me trouvais comme un homme tombé des nues. Je n’entendais point la langue du pays, peut-être par bonheur, puisque cela m’épargnait le chagrin d’ouïr les imprécations que ces Allemands faisaient sans doute contre moi, car à mon arrivée personne ne me regardait d’un bon œil. » Un an après, il parlait parfaitement l’allemand et était aimé par la population du Sundgau.

Est-ce que de nos jours un jeune fonctionnaire parisien nommé en Alsace ferait l’effort d’apprendre l’allemand, et si oui, aurait-il l’idée saugrenue de s’adresser en allemand à un administré ou un passant dans la rue ? Bien entendu que non, et non parce qu’il estimerait dégradant pour un fonctionnaire de la République de s’exprimer dans la langue du peuple, voire la langue de l’ennemi, ces motifs étaient invoqués en 1794 ou en 1918, mais parce qu’il sait qu’il aurait peu de chances de se faire comprendre.

Les Alsaciens ne savent plus l’alsacien ni l’allemand. L’Alsace n’est plus habitée par la même population que celle que j’ai connue (à l’exception de quelques anciens et sans doute des chanceux qui ont décroché un emploi en Allemagne ou en Suisse). Il n’y a rien à regretter, c’est comme ça. L’Alsace peut croître et embellir avec une population francophone, et la Bretagne plairait toujours autant si les Bretons parlaient le serbo-croate.

Nos édiles font des efforts louables. Ils créent une « Communauté européenne d’Alsace » pour mieux vendre le label « Alsace », sans politique culturelle et éducative et sans ressources fiscales propres affectées à une telle politique. L’enseignement bilingue obligatoire français et allemand n’est pas à l’ordre du jour.

L’Alsace n’est déjà plus la même qu’avant. S’il revenait, M. de l’Hermine serait consterné.

Pour aller plus loin

Les luttes linguistiques en Alsace jusqu’en 1945 – Eugène Philipps – Edition Culture alsacienne, 1975

– Histoire de la langue régionale d’Alsace – SALDE Strasbourg, 2013

– Mémoires de deux voyages et séjours en Alsace, 1674-76 et 1681 – M.de L’Hermine – Mulhouse, 1886

Print Friendly, PDF & Email