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Pour ce 7e épisode, Victor nous fait voyager entre un magasin de prothèses et des paysages malgaches.

Marseille confinement

Orthèse et gros malaise

Vélo, visios, dodo. Pandémie dont on ne voit toujours pas la fin malgré l’arrivée des vaccins. On attend que ça cesse et pourtant, les variants progressent. Les journées passent, et parfois lassent. Pour moi rien à signaler, rien de très particulier. Plutôt une grande banalité. On a eu froid, puis chaud, du vent, de la pluie. Et des moments d’ennui dans nos vies rabougries. Certes, je pourrais vous parler de notre Campus, de ses avancées. Mais je risque de vous embêter, peut-être même de vous saouler. Vous conter ce que je vois au travers de la lutte contre la pauvreté ? De mes sentiments partagés entre la perception d’une inexorable montée de la précarité et une réelle admiration pour de multiples initiatives combinant protection, insertion et participation ? Elles fleurissent pourtant un peu partout. Ici ce sont des migrants qui tentent la vie rurale et en communauté, ramassent les fruits récoltés, avant de les transformer pour les vendre ou pour les consommer. Là, ce sont des femmes abusées, agressées qui se forment aux techniques de réponse sans violence à la maltraitance. Ailleurs d’autres donnent, organisent et canalisent la parole et les propositions de jeunes en forte précarité dans un projet joliment nommé Lab-On-Idées. Pourtant et malgré ces innovations, force est de constater qu’on est encore beaucoup dans la réparation et trop peu dans la prévention. Telle est pourtant l’intention. Dans ce combat contre la pauvreté, les institutions publiques, éducatives ou sociales tentent de bouger et de s’organiser. C’est long, c’est lent et tout sauf évident. La plupart ne raisonnent encore qu’en guichets, normes, dispositifs, bénéficiaires ou usagers. Trop rarement encore, il est question de citoyenneté, de fraternité. Il faudrait pourtant s’adapter, « aller vers », se coordonner, simplifier la vie des gens. Et d’abord écouter. C’est pas gagné. Ai-je encore raison d’y croire, de ne pas désespérer ?

Petite vie donc ces jours-ci. Mon esprit vole et ne peut se fixer, je me perds dans des pensées variées, le plus souvent désordonnées. À quoi bon les partager ? Un jour, pourtant, j’ai été remué. Depuis quelques mois, j’ai renoncé à me rendre à Percy. Nombre de soignant.e.s que j’aimais ont changé, sont parti.e.s. Depuis, j’ai choisi la proximité. Sur les hauteurs de Malpassé l’hôpital Lavéran dépend lui aussi des armées. Consultation orthopédique. Le médecin est blagueur et plutôt sympathique. Il me suggère d’abandonner mon releveur au profit d’une orthèse, « pour marcher vous serez plus à l’aise ». Jusque-là, j’avais toujours refusé d’être appareillé. Mais il me montre des modèles, des couleurs et me convainc d’essayer, de prendre rendez-vous dans une boutique spécialisée. Et là une fois franchie la porte d’entrée, le choc. J’ai failli déserter. Un hall embouteillé. Des éclopés, des amputés, presque tous très âgés. Des visages résignés, d’autres énervés. J’ai plus qu’envie de fuir. Ce que je vois, je n’en veux pas, je ne me sens pas de ce monde-là ! Je rejette leurs malheurs, je ne suis pas des leurs. Je me force à rester, à surmonter, à accepter. Je m’assois sans les regarder. J’attends mon tour, impatiemment, pressé de quitter cet environnement. L’employée qui me reçoit est enjouée, toute en légèreté. Habituée évidemment à dédramatiser. Me félicitant sur le choix du modèle : « il n’est vraiment pas commun et vous ira si bien ». Quelques jours après, l’orthèse était prête. Aussitôt essayée, aussitôt adoptée, la marche en est grandement facilitée ! Pourtant, j’ai encore du mal avec ce mot handicapé dont je n’ai ni l’apparence, ni le statut. Mais peut-être la réalité.

Paysages et autres décalages

Faute de pouvoir m’évader, je voyage ces jours-ci par les souvenirs et la pensée. Pays lointains plus qu’européens. Ceux qui m’ont marqué, ému, bousculé, souvent pris à contre-pied, parfois aussi choqué.

Madagascar pour commencer. Premier voyage hors d’Europe. Enseignant et coopérant. Prof d’éco et d’histoire-géo en terre betsileo dans une grande ville des hauts plateaux. Affecté dans l’enseignement privé, collège St François-Xavier. Deux ans passés à énoncer, raconter, expliquer, discuter, examiner. Deux ans à découvrir d’autres réalités. Je ne sais pas trop ce que j’ai pu leur apprendre. Mais eux m’ont tout appris. Un autre usage du temps où se mélangent passé, futur et présent, morts et vivants. En histoire, leurs copies se moquaient souvent de la chronologie et expliquaient parfois l’avant par l’après. Je me souviens de leur avoir dit un jour que c’était impossible. L’un d’eux me demanda à haute voix « pourquoi » ? Et là, je vis 40 visages rivés sur moi. Que leur répondre ? Parce que ? Parce que c’est comme ça ? Et je sentis très fort que ça ne le faisait pas. Une autre manière de voir aussi. Nous regardions les mêmes photos, les mêmes diapos sans y voir les mêmes choses. Un ciel, des nuages, une maison : cette diapo n’avait rien de folichon, mais déclencha chez eux une sorte d’explosion. Quand cessa enfin le tumulte, je leur demandai la raison de leur ébullition. Personne ne voulut m’expliquer, je les sentais gênés. Puis l’une, par moi un peu forcée, s’est approchée et à l’oreille m’a murmuré : « Monsieur, là-haut dans le ciel, il y a un couple qui fait des choses ». J’étais abasourdi. Je lui demandais où se passait précisément la scène. Sans hésiter, elle me montra l’endroit. La classe à nouveau s’exclama. Je ne distinguais que des nuages, mais pour eux, visiblement, c’était une autre image. Ils voyaient des choses que je ne voyais pas. Le soir venu, je montrais la diapo à quelques collègues, italiens et français. « Pourquoi nous montrer cette image sans intérêt ? ». Eux non plus ne virent rien. Pour autant, je ne me sentis pas très bien.

Une autre manière de raisonner enfin. Rien à voir avec le mode cartésien. Rencontré un devin qui juste en me serrant les mains me rendit soudainement serein. Découvert des phénomènes magiques et quelques fois tragiques. Vu, de mes yeux vus, le pouvoir des sorciers, des êtres fanafodés – en malgache, envoûtés – qui pouvaient en crever. Un de mes élèves a failli y passer ; on se décida à ne pas le laisser tomber, à chercher un autre sorcier qui put, cette fois, le sauver. J’ai encore bien des souvenirs dans la tête et le corps. Foules chantantes, ondulantes et dansantes, gospels des églises de cambrousse, longues heures en taxi brousse. Les contrastes des hautes terres, le rouge des pistes et du désert, le vert sublime des rizières. Plaisir des oreilles et des yeux. Sens de la fête, du merveilleux chez des êtres si pauvres et peu chanceux. Pendant, longtemps, j’ai cultivé le souvenir, la relation. Bombardé de lettres durant des années, témoignages fréquents de belles amitiés, parfois des demandes plus intéressées. J’y suis revenu 6 ans après, voir et revoir ceux que j’aimais, découvrir des endroits isolés, inconnus, fermés aux étrangers. Les échanges, peu à peu, se sont estompés ; aujourd’hui, ils ont cessé. Entretemps, le pays que j’ai connu a bien changé. Hélas, il n’a cessé de s’enfoncer. Je ne veux plus y retourner. Peur de ne pas y retrouver un passé, des années étoilées qui m’avaient subjugué, transformé, bonifié.

Ce pays m’apprit le décalage, l’existence d’autres visages, l’ouverture à d’autres messages. Je ne sais pas encore très bien ce que la pandémie modifiera dans mon goût des voyages. Qui peut prédire à quoi nous ressemblerons, à quoi nous tendrons après cet orage ? Je vous laisse sur ces pensées, cette chanson, ces paysages.

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