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Dans ce 8e épisode, Victor nous raconte un séjour hors du Panier et sa première passion : l’inspection du travail.

Marseille confinement

Repos, balades et propos à-propos

Encore une petite échappée, histoire de respirer ! Aux confins du Guillestrois et du Queyras, chez des amis je me suis posé. Le village a pour nom Eygliers, leur maison conçue pour l’hospitalité. Réveil, petits déjeuners, sieste et repas face aux crêtes enneigées. Au-dessus, les nuées glissent, se font et se défont. On croit deviner un sourire, un chapeau, un oiseau, un traineau. Des blancs qui parfois deviennent argent, du bleu d’hiver lumineux, chaleureux et le soir des rosés qui donnent à la montagne une âme, un air de grande dame, tout feu, tout flamme.  Mon œil, mes sens, je me sens stimulé, énergisé, émoustillé. J’avais pris mon week-end, sans oublier mon PC. Et puis j’ai prolongé. Me suis baladé à vélo, à pied. Testé mon orthèse en mode randonnée, la marche en est grandement facilitée. Monté à Gros, soufflé dans un village abandonné. Suivi le sentier des masques, longé des grottes, des gorges, des « cheminées ». Le tout entrecoupé de longs moments téléphonés et  télétravaillés. Je n’ose penser à celles et ceux qui le vivent enfermés, qui pètent un plomb et en sont déprimés. La pandémie souligne, exacerbe même, toutes sortes d’inégalités.

A table, conversations moins sur la pandémie que sur la société. Politique et débats publics. L’époque n’est pas à la nuance. Mais l’a-t-elle jamais vraiment été ? Mes amis se souviennent que dans les années 70, la contestation de profs allait bon train dans les universités. Certains ne pouvaient même plus enseigner. Aujourd’hui, à Grenoble, certains sont durement contestés. La liberté de pensée, de s’exprimer doit être protégée. A condition de toujours pouvoir être discutée. La race s’est substituée à la lutte des classes, la controverse sur l’identité a pris le pas sur celle de la propriété.  On peut le regretter. On doit le discuter, et pourquoi pas le provoquer, sans polémiques hystérisées. Parfois bêtement alimentées parfois par celles et ceux censés défendre la science et l’université.

Islamo-gauchisme. Empruntant à Zemmour et à ses affidés, le mot est lâché, l’ennemi désigné et déjà abondamment canardé. Ça burle, ça hurle. Pourtant, parmi les plus excité.e.s, certains ont beaucoup à se faire pardonner. Car l’indifférence, la tolérance, la complaisance au fondamentalisme couvre tout l’échiquier. Qui a pendant des décennies facilité, encouragé la venue d’imams importés ? Qui, pour calmer les quartiers au lieu de les développer,  s’est allié avec les Frères, les mosquées ? Qui s’est livré à un juteux commerce avec des régimes plus qu’attardés, où les droits humains sont chaque jour piétinés et ceux des femmes déniés ? Qui continue à s’acoquiner avec des dirigeants qui continuent à massacrer, torturer, assassiner ? Arabie Saoudite, Qatar, Emirats Arabes Unis, la liste est longue de ces si bons amis ! Bref, avant d’accuser, certains devraient se regarder et faire preuve, mais c’est sans doute trop demander, d’un peu d’humilité. De là à prendre le parti de ceux qui cherchent toujours à excuser et encore moins des thèses selon lesquelles il faudrait désormais procéder à une lecture du monde genrée et racisée, faut quand même pas exagérer !  Je suis de ceux qui pensent que la réponse n’est ni dans une sorte de laïcité forcenée (et plus que dévoyée !) ni dans une vision bisounoursée des différences, des forces,  et de ce qui fait société.  Et que du débat sur les valeurs il ne faut pas abuser et encore moins s’arc-bouter quand on est infoutu de proposer revenu, logement et dignité.

Cinq belles journées.  Mais il a fallu regagner le Panier. Le long de la Durance, le TER Paca avance. Ou plutôt se traîne. Défaut de maintenance. Priorité à la route en Provence. Une ligne honteusement délaissée et ce depuis bien des années. Des temps de trajets qui ne cessent d’augmenter, un réseau ferré victime du TGV. Restent les paysages, splendides. Pics, lacs, gorges, vallées et village perchés se succèdent au moins jusques aux Pénitents des Mées. Ensuite, le relief se balaise et s’aplatit et à la fenêtre, je m’ennuie. Serres et terres cultivées, zones urbanisées, pavillons, lotissements,  ZAC, ZUP et autres cités défilent presque jusqu’à l’arrivée. Ste Marthe, St Antoine, St Charles, des gares, des lieux, des quartiers aujourd’hui très métissés qui renvoient à un passé empreint de religiosité. Au vu du contexte, des évolutions et des migrations, faudrait-il pour autant en changer, tout gommer, tout renommer ?

Première passion, l’inspection

Travail. Une réalité mais aussi un concept, pendant longtemps dévalué. On lui a depuis 40 ans préféré l’emploi. Un statut, une place, un rapport salarié qui évacue une grande partie de la réalité. Celle des métiers. Celle du plaisir, de l’effort et de la dureté. Celle de l’individu, du collectif, de l’organisation et de la relation. Mais l’emploi s’est imposé et ses politiques multipliées. Pourtant malgré les plans de tout poil, les mesures de toute nature, rien n’a pu sérieusement ébranler la montée du chômage, de la précarité et de la pauvreté. Mes fonctions actuelles m’amènent à y toucher, m’y impliquer. Mais force est de constater que ces politiques visent, au mieux, à réparer, plus qu’à prévenir, préparer, anticiper et que tout ce qui les ont provoquées n’a pas vraiment changé. Certains prétendaient être disruptifs, novateurs mais ils ont été surtout impulsifs prescriptifs, peu ouverts à la discussion et à la délibération, enclins au passage en force et à l’imposition.

Travail encore. J’y suis rentré par l’inspection. Une de mes premières passions. Mon père m’y avait incité. Je l’avais découverte, embrassée, adorée. Confronté au travail et ses réalités. A la diversité des entreprises, des employeurs, des salariés, des syndicats et toute une foule d’acteurs. Des durs, des exploités, des paumés, des plaintifs, des passifs, des technos, des cocos, des salauds, des malotrus et des couillus, des courageux, des malheureux, des vertueux, des solidaires, des visionnaires. Avec une petite équipe, j’avais la charge de tout un territoire que l’on nommait section. Des industries bruyantes et salissantes, des labos, des bureaux où l’on n’entendait pas un mot, des restaurants où l’on arrivait à contretemps, des chantiers où foisonnaient langues, ethnies et métiers, des supermarchés où régnait souvent une grande brutalité, des hôpitaux et des cliniques,  des arrière-boutiques parfois épiques, des vestiaires dont l’état était proche de la misère. Parfois aussi des havres de paix, des situations, des relations dont personne ne se plaignait, des ouvriers qui chantonnaient, de patrons qui rayonnaient. Mais ils étaient l’exception. Partout, il fallait faire appliquer un droit dont certains ne voulaient pas mais parfois aussi ne savaient pas. Un droit au fil des années de plus en plus  touffu, sophistiqué et pas facile à expliquer. Découvrir, observer, s’imposer, contrôler, renseigner, conseiller, convaincre, décider et parfois bien entendu sanctionner. Ce job visait à la fois à prévenir et, à défaut punir, à améliorer le travail et ses conditions, à rechercher des solutions, encourager enfin expression, dialogue et négociations. Le monde changeait, le travail changeait, l’entreprise et les salariés changeaient : restructurations et sous-traitance en cascade, réseaux d’entreprises de plus en plus globaux, travail illégal que ne parvenait pas à contenir le droit pénal, précarité et sentiment montant d’insécurité. Que faire et comment faire ? Par où commencer ? Quelles priorités ? On n’avait ni le droit, ni le temps de se laisser aller.

L’évolution, la crise récurrente de l’inspection a fait l’objet très récemment d’une volumineuse et passionnante étude. L’auteur, un historien, dresse un panorama passionnant de l’évolution du travail, de son droit, de la notion d’inspection. Et ce au travers du prisme de deux associations professionnelles, dont l’une à laquelle j’ai adhéré et, de mon mieux, contribué. Fondée il y a maintenant  40 ans, elle s’est depuis dissoute et effacée. Elle s’était donné pour but de créer une culture professionnelle basée à la fois sur l’échange entre pairs et une lecture du droit du travail comme un droit protecteur et émancipateur. Sa création, son développement, ont d’abord bousculé toute la doxa d’une administration qui produisait des règles sans trop se soucier de leur application. Pour nous, le droit pour le droit ne pesait pas, il fallait s’interroger sur sa capacité non seulement à être respecté mais à transformer, améliorer. Nommée Villermé, du nom de ce médecin du 19e célèbre pour ses tableaux physiques et moraux de la condition ouvrière, notre association s’est un temps imposée. Dans le milieu, face aux ministres et à la haute administration. Mais aussi en dehors, dans la société et les médias, auprès des magistrats, syndicalistes, profs et avocats. Nous agissions, nous rebellions, nous faisions pression, nous prenions position.  Si nombre de ses idées ont infusé, d’autres ont échoué. Peu à peu le milieu s’en est détaché, puis les ont, en partie, contestées.

Ces travaux, cette vision, cette ambition, je les ai partagés. Les rencontres que j’y ai nouées m’ont fortement marqué, beaucoup ont forgé de solides amitiés. L’étude, basée sur de très nombreux écrits et témoignages – y compris le mien – tente d’expliquer cette montée, cette apogée puis son déclin et ce qui a échoué. Elle souligne combien les débats de cette profession s’inscrivent bon gré, mal gré, dans une évolution globale, moins sociale, plus néolibérale. Qui a progressivement privilégié au nom de l’employabilité un droit plus régulateur et moins protecteur. Et l’employeur au détriment du travailleur. Les réformes successives, de droite et de gauche, ont suivi, peu ou prou le même chemin. Beaucoup s’en désolent. Peu nombreux s’en félicitent ou s’en consolent, voyant dans ces évolutions une nécessaire adaptation et modernisation. Pourtant, au vu des résultats, il y a place, je crois, pour un débat. Non pas entre les « y a ka » et les « c’est comme ça »  mais sur le rôle du droit. Sur la protection comme sur l’émancipation. Le rôle de l’individu, du collectif, de l’organisation. La place de l’entreprise et sa mission. Le « progrès » de l’ubérisation. L’équilibre entre protection et création, inclusion et émancipation. Entre efficacité, intégrité et dignité, entre travail et société.

Un mot sur la justice. Drôle de monde. Je l’ai vu s’exercer administrative, civile, commerciale, prudhommale, et, surtout, pénale. Comme inspecteur, j’ai fréquenté nombre de juges et plus encore de procureurs. Certains sont devenus des amis, d’autres sont restés de moi incompris. J’ai témoigné dans des affaires complexes, été confronté au drame, à l’incompréhension, à la mauvaise foi, aux querelles de procédures, où se perdent les faibles et dominent les durs, aux regards des accusés, des avocats et bien entendu des magistrats. J’ai vu de pauvres hères condamnés pour une misère, et des gens mieux dotés souvent y échapper. Tenté parfois d’embrasser ce métier, très vite, je me suis défilé. Les dossiers, les salles d’audience ne collaient pas avec mon expérience. Sans parler du conformisme et d’un certain corporatisme. Récemment de grands hommes, des ministres, un président ont été condamnés. Contre elle, ils se sont fort énervés et parfois mis à hurler. Selon eux, elle serait biaisée, politisée, manipulée. Ce que j’en ai vu est loin pourtant de cette réalité. Je l’ai trouvée prudente voire hésitante. Patiente plus que battante. Craintive bien que parfois expéditive. Plus ordinaire que téméraire. Et rarement, trop sans doute,  révolutionnaire. Elle mérite un peu moins d’affect, un peu plus de respect. Ce qui n’empêche pas que comme bien des instituions, elle mérite discussion, réformes et transformations.

Tout cela a pu vous ennuyer. Essayons donc de conclure d’un ton léger. D’ici quelques jours, je retrouverai mes amours. Elles se nichent du côté d’Angers, une cité qui doit beaucoup au duc René. Et qui de la France longtemps symbolisa une certaine douceur, une certaine idée. Je tremble déjà d’envies, de plaisirs et désirs. Il y a des mois que nous ne nous sommes pas vus, nos sentiments sont pourtant toujours à crû.

« ….Oui je t’aime
Et je te donne ce poème
Oui je t’aime
Dans la joie ou la douleur… »

Des mots de bonheur et de Trenet, une vieille chanson me plaît ! Je passerai aussi par la Bretagne, dans ses villes, ses rias, ses campagnes. Des liens forts, souvent anciens. J’y retrouverai tout un monde aussi d’inspecteurs et contrôleurs, de penseurs et de pêcheurs, de magistrats et d’avocats, on ne se refait pas ! On se retrouvera, mangera, boira, baladera. On discutera et peut-être même s’empoignera. Mais l’amitié sera et restera. Sur ce aujourd’hui j’en reste là.  Je cours à un rendez-vous. Avec le soleil et qui sait, peut-être aussi la lune !

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