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Depuis le 23 mars 2020, Metis et ses lecteurs suivent le « Corona journal » de Victor Castellani. De confinements en déconfinements et au fil d’événements plus ou moins proches, ce sont des réflexions, des observations et des souvenirs, c’est surtout un témoignage de ces drôles d’années qu’il nous a offert, depuis son Panier marseillais. Voici le dernier chapitre.

Marseille confinement

Témoignage

J’avais donc décidé d’aller à ce procès. Témoigner, dire au plus juste ce qui était en moi, ce qui depuis quelques semaines était monté, avait trouvé son chemin son ton, son énoncé. Devant cette cour d’assises très spéciale, j’ai d’abord évoqué le déroulement, la brève rencontre avec Chris mon compagnon d’infortune. La Bonne Bière où nous nous sommes installés avant que les tirs fusent, tuent, blessent et handicapent. Les secours si longs à se manifester, Cécile qui eut tout juste le temps d’arriver, les urgences, l’hospitalisation, l’embolie, les soignants, les amis, la rééducation et tout ce que pour beaucoup vous connaissez.

En parlant aux juges, je me suis adressé à la société, et, surtout, aux accusés. Ce jour-là de nombreux témoignages m’avaient précédé. Les morts, les blessures, les douleurs, des vies fracassées et parfois réorientées, de nombreux maux, mais aussi des êtres très beaux. Lumineux comme Alice et Aristide, dans leur diversité et leur simplicité. Salah Abdeslam venait de s’excuser d’avoir provoqué la mort d’une femme musulmane. Il s’était dit désolé avant d’ajouter : « il n’y a que les mécréants que nous voulons tuer ». « Nous voulons », au présent, terrible présent. Quand ce fut à moi de parler, je me suis présenté, nom, prénom, profession, et aussi, mécréant. Je lui, je leur ai parlé sans haine. Je n’en ai d’ailleurs jamais ressenti à leur égard, pas plus maintenant que tout au long de ces 6 ans. J’avais lu aussi que certains dont Salah Abdeslam, étaient désireux de dialoguer. Alors je me suis lancé.

« Je veux donc vous parler parce que, de mon côté, et malgré tout ce que j’ai pu endurer, je vous vois d’abord comme des êtres humains. Des personnes qui au-delà des actes et des crimes qui vous sont imputés et reprochés, ont forcément une tête, un cœur, des sentiments, des sensations, des émotions.

Souvent je me suis demandé, pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait ? A Paris et parfois ailleurs ? Qu’est ce qui s’est passé pour qu’un jour vous vous disiez je vais tuer ou aider à tuer ? J’ai connu dans ma vie des gens qui étaient prêts à faire des trucs incroyables au nom d’une idée, d’une croyance, des gens qui pensaient qu’au nom de cela on pouvait tout casser. Que la recherche de vérité, de pureté pouvait tout justifier. J’en ai connu d’autres à qui la vie n’avait pas fait de cadeau, une famille qui n’en était pas une, de petits boulots sans fin ou pas de boulot du tout, des problèmes pour tout et qui cherchaient n’importe quoi pour en sortir, se faire un nom, se faire, du moins le croyaient-ils, plaisir. Est-ce que c’est cela qui s’est passé pour vous ? Qui vous a animé ?

Quand j’entends certaines de vos déclarations, je suis plus que gêné. J’ai l’impression de justifications venues parfois tardivement. Censées vous expliquer, vous protéger. Et je me dis : Y croyez-vous vous — mêmes ? Est-ce qu’un jour vous sortirez de ces mots qui ne sont que des mots ? Est-ce qu’un jour vous nous parlerez vraiment de vous, de ce qui s’est passé, de ce qui vous a poussé ? J’ai lu aussi que vous n’aviez contre nous, contre moi, rien de personnel. Mais si, bien sûr ! D’ailleurs vous avez dit M. Abdeslam que vous ne vouliez tuer que des mécréants : j’en suis un ! Que vous avez voulu vous venger d’un pays, d’une société, mais ce sont des gens, des personnes, des humains comme vous, comme nous, comme moi qui ont été tués, blessés, handicapés. Nous ne sommes pas, je ne suis pas un numéro et vous n’êtes pas des robots ! Vous ne pouvez vraiment pas faire comme si on n’existait pas.

J’ai lu que vous vouliez venger ce qu’aurait fait la France, l’Occident en Lybie, en Syrie, en Irak, voir même en Afghanistan. Mais quel que soit ce que l’on peut reprocher à mon pays, et je suis le premier à discuter de nombre de ses interventions, de ses alliances plus que douteuses notamment au Moyen-Orient, comment avez-vous pu penser que la mort de centaines de gens ici allait compenser celles qui ont eu lieu là-bas ? La vengeance c’est quelque chose d’infernal dont personne ne sort gagnant en général. Vous pensez vraiment qu’on vit mieux en Syrie, en Irak, en Lybie aujourd’hui ? Vous pensez vraiment que nos pays ont appris de leurs erreurs ? Qu’ils vont les réparer ? Je vois moi plutôt l’état du monde empirer et malheureusement je crois aussi que vous y avez contribué.

C’est de tout cela que j’aimerais un jour vous entendre parler, au-delà de vos déclarations de principe. Je me doute aussi que ce n’est pas forcément devant ce tribunal que vous allez le faire. Que ce n’est pas ici le lieu du dialogue idéal. Mais sachez une chose, c’est que si vous êtes prêt à dialoguer, et j’espère à regretter, je suis prêt pour ce qui me concerne à pardonner. Ce pardon, encore faut-il le demander. Il n’a rien d’automatique et il a quelque chose de très exigeant. Des deux côtés. Pour vous, mais aussi pour moi. J’aimerais que vous y réfléchissiez. Au-delà de ce qui peut se passer ici, devant la justice.

Certains d’entre vous seront vraisemblablement condamnés. Cela ne m’apaisera pas. Ne me réparera pas. Ne me rendra ni mon pied, ni mon intestin. Mais cela ne m’empêchera pas un jour, si vous le désirez, et en prison s’il le faut, d’aller vous parler. Encore faut-il que vous le vouliez. Que vous ayez le courage d’être un homme et d’arrêter de vous retrancher derrière Dieu.

Je ne peux pas terminer sans penser à toutes celles et tous ceux qui m’ont accompagné, soigné, durant ce long parcours hospitalier et jusqu’à aujourd’hui, médecins, infirmières et infirmiers, aide-soignantes, psys et kinés, et bien sûr famille, amis et collègues : je n’ai pas assez de mots pour leur dire merci ».

Tentations et régressions

Marseille, Strasbourg, Paris. C’est dans ce triangle que depuis 18 mois j’ai beaucoup vécu, voyagé, écrit. Le soleil, le mistral et la pluie. Des paysages entre ciels et mer, pierres et verts, la mer, des ciels divers, la pluie. Le Panier et ses escaliers, les jeunes des quartiers, le droit de s’exprimer, le combat pour la citoyenneté. Entre confinements et relâchements, attestations et restrictions, le corona a fait de gros dégâts. La mort a de nouveau envahi nos vies, il en reste des blessures encore vives et des fractures parfois très vindicatives. Tout cela est loin d’être fini. Mais il y eut aussi de beaux moments, de ceux qui touchent et changent la vie des gens, de la cuisine, du théâtre et du chant, de rêves d’une vie qui ne soit plus comme avant.

Il y eut maman qui faiblit, qui, comme elle le dit souvent cherche ce qu’elle cherche, maman qui pourtant toujours pense, marche, vit et parfois s’extasie. Il y eut aussi le boulot, l’asso, les collègues, les ami. e. s. Sans oublier bien sûr Ilias, Sylvie, Sophie ou encore Abdenbi. Il y eut le monde, dans ses bruits, ses cris, ses conflits — Syrie, Mali, Arménie, Birmanie — qui font la Une puis qu’on oublie. Il y a toujours et encore la montée des dictatures, l’affaiblissement de nos démocraties, de ce lien fragile qui nous unit. Il est un pays particulier, que j’ai longtemps aimé. Militant étudiant, j’y fus invité un été. Pendant 10 jours et 220 kilomètres, j’ai marché, pèleriné, écouté, discuté, chanté et rencontré. Beaucoup appris, beaucoup compris aussi. Par dizaines de milliers, les gens défiaient ouvertement, religieusement, pacifiquement le régime et le gouvernement. Le bouillonnement, le frémissement était impressionnant. Nul ne pouvait dire quand et comment, mais la faucille et le marteau m’apparurent comme jamais chancelants. Aux instances de mon mouvement, je remis un rapport consignant mes impressions, observations et intuitions. Personne ne me crut vraiment, certains invoquèrent une trahison, d’autres une naïveté, un égarement. Et pourtant. Un an plus tard sur les bords de la Baltique se produit un grand tremblement, un commencement. Une grève menée par un ouvrier, catho et moustachu, allait faire de la Pologne le laboratoire du changement. L’empire s’est délité et les murs sont tombés. En peu de temps, à peine 10 ans. Pendant toutes ces années, j’y suis beaucoup allé, suivi de près son actualité, et même parfois modestement aidé lorsque le pays connut à nouveau de grandes difficultés. J’y ai noué de grandes amitiés, eu des contacts avec de nombreuses entités, et même dialogué avec certaines autorités. Envers et parfois contre tous, j’ai tenté d’expliquer les incompréhensions de ce qu’on appela la transition. Nombre des idéaux de celles et ceux qui en furent les pionniers sont aujourd’hui bafoués, foulés aux pieds. 40 ans après, que reste-t-il de cet esprit, de cette liberté qu’apportait la solidarité ? Me suis-je dans mes élans d’antan totalement trompé ? Parfois je me surprends à regretter. Avant de reprendre espoir et d’espérer que la société polonaise trouvera en elle les moyens de résister. Et d’écarter comme elle sut le faire par le passé ceux qui tentent de la faire régresser.

Comme la Pologne, les États-Unis, une grande partie du monde se laisse emporter par toutes sortes de folies. Cela nous concerne aussi. Pressentant peut-être de grandes catastrophes, nous nous sentons à l’abri dans le doux refuge du déni ? Est-ce à cause de cela que la violence, physique ou numérique grandit ? Autant de questions, de défis pour nous et pour les autres, là-bas et ici.

Dans une telle évolution-destruction, je sens chez nous de grosses tentations. Pour moi, le déclic s’appelle Henri, que je considère encore comme un ami. De gauche, il avait déjà voté pour Sarkozy, marché contre le mariage gay. Désormais Z, me dit-il, le séduit. Comment expliquer l’emprise de cet aigri, de ce tissu de conneries ? Il y a sans doute bien des causes, des fake news à la politique spectacle, de la défiance envers des élites qui à force de cultiver l’entre soi ne saisissent plus le désarroi de ceux qui vivent en bas. Dans cette période de crises existentielles, idéologiques et culturelles, il y a enfin cet argument du grand remplacement. S’y ajoute sans doute la part du non assumé, de ces demi-mesures que l’on prend de peur d’être piégés, de cette immigration. Qui à défaut de se voir proposer une voie, se raccroche à ceux qui donnent de la voix. Sans doute, mais qui s’aventure sur les béances de nos insuffisances ? Merkel avait assumé un million de réfugiés. Mais ni Hollande et encore moins Macron ne l’ont osé. Voyant sans doute dans tous ces gens une charge, des problèmes et de la pauvreté. Au lieu d’y voir une chance, des compétences, voire un levier d’influence. Depuis un certain temps, cette France sentait déjà le rance. Quand se retournera enfin cette dangereuse tendance ? Il y a ici un vrai combat à mener, sans naïveté, bien au-delà des rengaines sur les valeurs, le refus du communautarisme ou la laïcité.

Ultimes digressions

Le 1er, le 11, le 13 Novembre, mois des morts, des commémorations et autres célébrations. J’ai pensé à mon père, mais évité le cimetière. J’ai pensé à ceux qui m’étaient chers et ne sont plus, aux autels que dressent les Mexicains, les retournements que pratiquent Malgaches et Vietnamiens, les chrysanthèmes de la Toussaint, à tous ces rites religieux ou païens qui longtemps ne me disaient rien. Puis il y a eu les miens, la perte irrémédiable de liens, la vie, l’âge, les événements : je n’y suis plus indifférent. Morts et amours m’habitent en même temps.

Il y a deux semaines, je suis remonté à Paris. Week-end en amoureux et assemblée de copropriété. J’ai décidé de vendre mon appartement, de couper ce lien matériel, immobilier. Marseille l’a définitivement emporté. Mais alors que se profile la fin d’un bel automne, la mer devenait plus lointaine, sombre et monotone. Je ressentais le besoin de m’en éloigner, d’un air plus vif à respirer, d’un feu de cheminée. Je l’ai trouvé à Eygliers. A la porte du Queyras, des amis ont trouvé un terrain puis s’y sont installés. Ils m’y accueillent généreusement. Face au Pelvoux, aux pics enneigés, ces hautes vallées sont de toute beauté, pleines de force et de simplicité. Les flancs des montagnes y rivalisent de couleurs. Vert des forêts, gris de la pierre, blanc des glaciers et des neiges, les premières. En cette saison d’Halloween et de soupe à la citrouille, c’est néanmoins une autre teinte qui domine et donne à la nature sa splendeur flamboyante.  Mélèzes, feuillus et chalets s’allient pour composer une multitude de figures orangées, isolées ou étalées, parfois comme une vague, voire une immensité. Un festival de rousseurs tachetées, d’éclats rouges et dorés, de flammèches ensorcelées.  C’est là qu’entre cuisine et discussions, balades et réflexions, je me suis réfugié. Dormir, penser et méditer. Et un journal à terminer.

Rien n’est fini. Ni la pandémie, ni ce climat – intellectuel, politique, médiatique – pourri. Ni les rugissements du monde et leurs abcès. Ni les énergies nombreuses, généreuses, admirables qui luttent contre toutes ces plaies. Dans la cité de Phocée, je trouve un condensé de toutes ces questions et autres convulsions.  C’est pourquoi je l’habite avec passion, parfois non sans grosses irritations. J’y vis sans m’y enfermer. Le Corona n’a pas tué mes envies de voyager. Ces mois derniers, depuis mon logis du Panier, j’ai laissé libre cours à mes digressions, balancé entre émotions et voix de la raison. J’en ai voulu à certains, à ceux qui comme Macron traitent les citoyens comme des moutons et nous prennent trop souvent pour des cons. J’ai partagé mes craintes, mes enthousiasmes, mes hauts, mes bas, les bruits que j’entendais du haut de mon balcon. L’écriture n’a pas toujours été facile, il y eut ça et là des passages futiles, des rimes inutiles. Mais je lui dois beaucoup : grâce à elle je me sens désormais moins fébrile, moins intranquille. Elle m’a permis de retrouver un fil. Celui qui grâce à qui j’essaie de donner un sens à tout instant, de vivre pleinement le présent, debout, lucide, amoureusement. Je pense à vous amis, famille, hommes, femmes et enfants. Je pense à vous fleuves, terres et volcans et toute la chaîne du vivant. En vous quittant, je vous embrasse. Sincèrement, intensément, voluptueusement. Avec quelques notes dans l’air du temps !

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