Après 25 ans en entreprise, Valérie Charrière-Villien a eu envie de partager son expérience au croisement de la communication et du management. En 2018 elle crée son blog « La cité du travail libéré », ainsi nommé en référence aux travaux de Pierre-Yves Gomez, lyonnais comme elle. Aujourd’hui celle qui se définit comme une facilitatrice en communication humaine publie un
« Manifeste pour créer un monde qui nous relie ». Metis lui a proposé d’en reprendre la partie intitulée « Façonnons une éthique du care ».
Façonnons une éthique du care
Avec la portée inédite de la crise sanitaire et de ses conséquences socio-économiques, nous avons pris conscience que nous étions plus que jamais vulnérables et interdépendants, dans notre sphère personnelle comme professionnelle. En parallèle des personnes ayant contracté le virus, la pandémie a donné lieu à l’apparition de phénomènes en cascade – confinements, chômage partiel, télétravail, école à la maison… – qui ont pu être vécus comme des « rites de passage », pour reprendre l’expression du chercheur et auteur François Taddei, amenant à cette prise de conscience de notre besoin d’entraide et de solidarité. Cette période de dérèglements a notamment permis d’entrevoir sa relation à l’autre à travers un nouveau prisme, celui du « care ». Une éthique de la relation qui a aujourd’hui largement dépassé le cadre des métiers du soin pour se diffuser plus largement dans la société et impacter les liens qui se nouent dans les organisations.
Si le care a été théorisé par Carol Gilligan en 1982 aux États-Unis, je retiendrai ici la définition plus sociale proposée par la philosophe américaine Joan Tronto quelques années plus tard qui aborde l’éthique du care comme une manière de rendre le monde habitable par le soin que l’on apporte aux autres. Je trouve très évocatrice de ce que nous vivons aujourd’hui cette vision du care en tant qu’éthique de notre relation au monde et donc aux autres.
Entre vertu morale et geste technique, le care vu par le philosophe Paul Ricœur s’apparente à une « sagesse pratique » dont la visée est de redonner une place à la vulnérabilité dans le lien social. Ici, prendre soin ne se résume pas à donner, mais cherche à solliciter la participation, le choix, et finalement l’action d’autrui. Autrement dit, le care est une relation entre deux acteurs – et non entre un sujet actif et un sujet passif. Avec le care nous offrons à l’autre les conditions d’éprouver sa dignité par davantage d’autonomie et la possibilité de s’émanciper. Pour permettre ce résultat, le care s’inscrit dans un processus qui va puiser dans quatre dimensions selon un principe de réciprocité.
- L’attention : selon Joan Tronto, « si nous ne sommes pas attentifs aux besoins de l’autre, il nous est impossible d’y répondre ». C’est la combinaison d’une pleine présence à l’autre, d’une écoute profonde, associée à une capacité à voir ses besoins, parfois non verbalisés. « Entendre, non seulement le besoin exprimé, mais ce qui est en jeu dans la demande. » La réciprocité se traduit dans le rôle de l’attention tourné à la fois vers l’identification des besoins et des enjeux, et l’identification de nos capacités pour répondre à ces besoins.
- La confiance : la relation de confiance s’inscrit également dans une approche mutuelle. Elle s’appuie sur notre crédibilité dans l’action de « prendre soin » : savoir conjuguer intégrité, intention, capacité et résultats. Pour l’auteur du care c’est se montrer « digne de confiance ». Pour la personne qui reçoit, c’est la disposition à « faire confiance ». Cette « confiance intelligente » est basée sur le désir spontané d’accorder sa confiance, allié à une capacité d’analyse rationnelle des gages de la confiance donnés par l’auteur du
- Le pouvoir d’agir : le destinataire du care n’est pas simplement « objet » de soin, il en est aussi le sujet. Ce n’est pas seulement sa vulnérabilité qui est en jeu, mais aussi son autonomie. Pour celui ou celle qui donne le soin, l’autonomie réside dans le choix des gestes adéquats et leur exécution. Considérant qu’il ou elle est aussi en situation de vulnérabilité en s’exposant à mal comprendre ou mal évaluer le besoin.
- La reconnaissance : le care s’affine dans les échanges que produit la relation. La personne qui donne le soin reconnaît le besoin, exprimé ou non avec des mots, et le valide avec l’intéressé. Quant à la personne qui reçoit le soin, elle est ensuite amenée à l’évaluer et donc reconnaître la qualité, l’adéquation et la réussite du geste et de l’action.
Dans cette vision du care en tant qu’éthique de notre relation aux autres, nous voyons bien que la parole, le langage et le dialogue tiennent une place prépondérante pour se comprendre et se faire comprendre.
Cultivons notre langage pour « fusionner nos horizons »
Du fait de son ampleur inédite, la crise se matérialise dans un héritage qui nous réunit. Une histoire commune dans laquelle se raconter, partager son vécu, ses repères, dire ce qui a tangué, individuellement et collectivement, et comment on s’en est sortis ensemble.
« Autant que de biens matériels et de connaissances, nous avons besoin de mots et d’enchaînement de phrases pour réorienter notre monde dans des directions plus soutenables et émancipatrices » selon le théoricien de la littérature, philosophe et essayiste Yves Citton.
Car le langage fait de nous des créateurs. En nous donnant toute latitude pour nous positionner dans l’espace et le temps, convoquer le passé et inventer le futur. Le langage nous rend libres de créer, de faire émerger de nouvelles réalités. En cela, il nous donne une responsabilité considérable, qui peut nous conduire vers le meilleur… comme le pire. On constate un peu partout une banalisation, voire un « ensauvagement » du langage, y compris dans les sphères diplomatiques les plus civilisées. Cette radicalisation du langage pourrait fait craindre une radicalisation des actes. Car la défaite du langage, c’est la défaite de la pensée ; « à langue molle, intelligence molle ». Et le contraire est vrai : lorsque la langue n’est plus nuancée, elle se délite !
Le langage est une ambition ! Il peut être fondateur de la société en tant qu’agent de liaison, d’échange et d’intégration. Quand il se fait dialogue, il nous donne à « fusionner nos horizons », à se parler au-delà des frontières intellectuelles et disciplinaires. Prendre soin du dialogue, c’est miser sur la créativité par la différence (à lire aussi : « Cultiver son langage, c’est prendre soin de soi et des autres… »).
« Si, dans mes propres travaux, je dis qu’il est nécessaire qu’en toute compréhension, l’horizon de l’un se fusionne avec l’horizon de l’autre, il est clair que cela ne signifie pas non plus une unité stable et identifiable, mais quelque chose qui arrive à la faveur d’un dialogue qui se poursuit toujours. » précise le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer.
Nous devons être vigilants vis-à-vis des discours qui excluent, facteurs de division, source de manipulation et de mécompréhension. Pour autant, il ne s’agit pas de refuser le conflit, mais de l’institutionnaliser, de le rendre possible autrement que de façon violente. En réinventant des lieux pour se rencontrer, partager des savoirs, faire émerger des débats de qualité et inspirants.
Le philosophe et sociologue polonais Zygmunt Bauman y voit des sphères de « générosité intellectuelle » dans lesquelles nous créons des communs ; nous nous mettons au point sur le monde que nous voulons construire et façonnons ensemble des solutions à notre échelle. Ces « panthéons vivants » que souhaite démocratiser François Taddei, mettent en « coopétition » toute vérité humaine en reliant les champs du savoir à toutes les échelles. Passer du local au global nécessite pour lui de connecter celles et ceux qui ont des aspirations, des émotions, des rêves communs. Créer un « GPS des rêves » qui indiquerait comment réaliser nos rêves et avec qui. Et passer ainsi du rêve (personnel) à l’utopie (collective), en favorisant l’émergence de collectifs capables de faire ensemble des choses qu’une personne ne saurait faire seule…
Pour en savoir plus
- Le blogue de Valérie Charrière-Villien : La cité du travail libéré
- François Taddei. Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du 21esiècle. Calman-Levy. 2022
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