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Quelle stratégie syndicale suivre face à l’introduction des nouvelles technologies numériques dans les activités économiques ? La séance du 16 juin dernier du séminaire international de l’IRES avait pour objectif d’avancer des éléments de réponse à partir de l’exemple allemand. Gerard Bosch, professeur de socio-économie du travail à l’Université Duisbourg-Essen, y exposait les enseignements qui pouvaient être tirés de l’évaluation de l’approche syndicale expérimentale face à la digitalisation de l’industrie – aussi nommé « Industrie 4.0 » (1).

Dans son introduction, Marcus Kahman, chercheur à l’IRES, a rappelé le contexte de la diffusion de cette notion d’Industrie 4.0 et son contenu. Il s’agit de faire de l’Allemagne le premier pays développant une technologie manufacturière reposant sur la digitalisation avec l’homme au centre. Le gouvernement a placé cet objectif au cœur de sa politique industrielle dès 2015, il a rencontré un fort consensus de tous les acteurs, y compris syndical, et a ainsi ouvert des débats fondamentaux sur l’avenir du travail. Marcus Kahman qualifie la digitalisation 4.0 de l’industrie manufacturière « d’utopie techno-centrée ayant un fort potentiel de performativité ».

Il en distingue 4 dimensions :

  • Communication mobile basée sur l’internet: usage de plateformes interactives, nouvelles possibilités de contrôle et de transparence, procès de production pour l’essentiel inchangé.
  • Intensification de la mise en réseau de la production : les pièces à produire peuvent communiquer avec les systèmes de pilotage des machines et du travail
  • Nouvelles technologies robotiques et de production : robots légers à deux bras adaptatifs ou technologies 3D
  • Des objets informatiques vestimentaires : gants de travail intelligents, lunettes équipées permettant l’enregistrement des mouvements et des signes vitaux.

Toutes ces innovations, qu’il qualifie de quatrième révolution industrielle après l’automatisation, reposent sur la création d’énormes quantités de données qui ouvrent de nouvelles perspectives d’analyse de la production.

La question est alors : quelles stratégies syndicales faut-il déployer ? Gérard Bosch a participé à une expertise portée par plusieurs syndicats de l’industrie pour évaluer les changements portés par l’industrie 4.0. Avant d’en exposer les enseignements, il a rappelé les caractéristiques du système de relations sociales (voir l’encadré ci-dessous) ainsi que la place de l’expérimentation dans la politique syndicale en Allemagne et a conclu par quelques éléments sur le cas Volkswagen.

Une situation syndicale allemande en pleine évolution depuis la fin des années 1990 (2)

Depuis le début des années 1990, le taux de syndicalisation est passé de 36 % en 1991 à 16,5 % en 2018 et la couverture conventionnelle de 90 %, en 1990 à 54 % en 2019. On assiste donc à une érosion du pouvoir organisationnel autonome à mettre en relation avec la montée de la précarisation. Toutefois, ce pouvoir organisationnel se maintient dans certains secteurs comme l’industrie et les services publics alors qu’il a baissé dans les services privés et les PME.

Le pouvoir institutionnel reste très élevé : il existe des représentants au conseil de surveillance dans 635 sociétés et les comités d’entreprise (betriebsrat) ont des droits de codétermination forts et des ressources encore élevées : on compte 174 000 membres des CE, élus avec un taux de participation de 88 %. Parmi eux, 8400 sont libérés de toute activité professionnelle ; 80 % des membres des CE sont membres des syndicats dont ils constituent la colonne vertébrale, mais les syndicats n’interviennent pas directement dans le fonctionnement des CE dont les réunions se déroulent sans présence des employeurs et les CE ne sont pas autorisés à appeler à la grève. Les syndicats, dont l’action se situe à l’extérieur de l’entreprise, sont cantonnés à la sphère de la négociation collective avec les associations patronales sans intervention des pouvoirs publics. Cette séparation explique l’accent mis sur la relation stratégique qu’entretiennent les organisations syndicales avec les CE (appui par les apports de formation et d’expertise) si elles veulent intervenir sur les enjeux de digitalisation dans les entreprises.

Sur ces enjeux, les droits de co-détermination sont contrastés : les CE peuvent intervenir sur les conséquences sociales de l’intervention des nouvelles technologies et s’opposer à des processus de contrôle sur le travail qu’elles introduiraient, mais ils ne peuvent pas s’opposer à des investissements ou des choix économiques qui relèvent des prérogatives des employeurs. Cependant en s’appuyant sur leurs droits de veto, ils peuvent avoir une influence indirecte, par exemple en refusant les heures supplémentaires. Les syndicats ont demandé un approfondissement de la loi sur la co-détermination précisément pour faire face à ces nouveaux enjeux, mais elle a peu de chances d’aboutir.

Un rôle de l’expérimentation déjà bien ancré dans la politique syndicale allemande

Les syndicats déploient un fort accompagnement des membres des comités et des conseils de surveillance : l’investissement d’IG Metall dans la formation des membres de ces instances dépasse les 100 Millions d’euros. En effet, maintenir leur pouvoir institutionnel dans les industries est considéré comme un enjeu vital par les syndicats. Il leur faut donc intéresser les membres des CE aux enjeux liés à l’avenir du travail afin qu’ils soient plus actifs et pour cela développer une intégration accrue des membres des CE et des employés à ces objectifs.

Dès les années 1970 et 1980, les syndicats s’étaient investis avec succès dans les politiques d’humanisation du travail centrées sur la réduction du temps de travail puis dans une nouvelle grille de classification dans les années 1990.

Avant le projet 4.0, le syndicat Rhénanie du nord – Nord Westphalie avait réalisé d’autres projets centrés sur des expérimentations en matière de compétences et d’innovations afin de développer des alternatives à l’externalisation avec l’aide de consultants externes (petits bureaux d’études proches des syndicats). L’évaluation de ces projets montre qu’il y a eu des suggestions pour améliorer les processus et réduire les coûts dans les entreprises tout en diminuant l’importance des réductions de personnel et des licenciements. Ces évaluations ont également indiqué qu’il est possible de développer des alternatives dans une situation défensive et montré qu’il faut commencer bien avant les réductions d’effectifs. C’est un changement de rôle des syndicats qui approfondit la cogestion.

Dans ces projets, les syndicats avaient investi leurs propres ressources, mais ils ont également été soutenus par des ressources publiques comme les fonds structurels européens.

Dans cette période, IG Metall a engagé une réforme syndicale interne qui impliquait une réduction du personnel d’une centaine de personnes au siège afin de libérer des ressources sur le terrain et organiser des campagnes dans les régions comme celle par exemple centrée sur les travailleurs intérimaires en Nord Westphalie (« Work fair and safe »).

Le projet Travail 4.0

Ce projet a été piloté par le syndicat IG Metall de Rhénanie du Nord — Nord Westphalie et impliquait trois autres syndicats, Chimie, Alimentation et construction.

L’idée générale était qu’il faut se concentrer sur les délocalisations et sur la restructuration globale des entreprises et de la chaine de valeur pour réagir suffisamment tôt. Il y avait également à ce moment-là en Allemagne un intérêt convergent pour l’industrie 4.0. Ce terme inventé par le management émane de managers préoccupés par la gestion de la numérisation et ouverts à la coopération avec les syndicats et les CE pour trouver des solutions innovatrices. Du côté syndical, le principe était de participer à forger l’avenir du travail dans la période de numérisation.

L’organisation du projet reposait sur 5 permanents d’IG Metall détachés. Le financement des bureaux d’études était assuré sur ressources publiques, l’évaluation étant financée par la fondation Hans Boeckler (fondation des syndicats financée par les contributions des membres des conseils de surveillance).

L’équipe travail 4,0 a commencé par identifier des entreprises avec des CE proactifs et des directions d’entreprises intéressées en contactant leurs permanents locaux. 200 entreprises, dans lesquelles il fallait convaincre les CE et les directions,  ont été ainsi contactées. 90 d’entre elles se sont engagées en signant une lettre d’engagement (quelquefois conjointement avec le syndicat et le management). Entre 2016 et 2022, dans ces entreprises sélectionnées, 6 à 8 ateliers d’une journée ont été organisés — avec l’aide des consultants — sur l’état des lieux de la digitalisation dans tous les départements où elle se déroulait. L’attitude des élus était au centre des préoccupations. C’était un énorme travail, d’autant que souvent les syndicats ou les CE n’avaient pas de membres dans tous les départements. Dans ce cas, il a été nécessaire de trouver des employés qui étaient des experts du travail dans leur service. C’est ce qui s’est passé dans les départements ayant une majorité de cols blancs. S’est ainsi créé un nouveau niveau de communication entre les syndicats, le comité d’entreprise et les employés.

Il en est sorti une cartographie des problèmes et des chances de développement des stratégies proactives dans les entreprises : le vert indiquait un développement positif, c’est-à-dire moins de travail lourd, plus de personnel ; le rouge alertait sur les déficits de formation ou une intensification trop forte. Ces cartes ont été réalisées dans les 90 entreprises où des workshops sur les stratégies et les conséquences de ces analyses ont été organisés.

Le résultat correspond également à une forte implication des employés et un modèle de CE représentatif traditionnel modifié. Toutefois, les nouveaux problèmes recoupent les anciens : sécurité d’emploi, intensification du travail, formation initiale et continue, flexibilité du temps de travail, et le nouveau problème de la protection des données. Les directions étaient très impressionnées par l’approche professionnelle des syndicats et des CE. Des groupes de travail paritaires ont été établis dans toutes les entreprises et dans une trentaine d’entre elles, les directions étaient prêtes à signer des « accords sur le futur ». Dans certaines entreprises il en existait déjà, notamment sur la formation, mais ils n’étaient pas utilisés. Il fallait donc les réactiver ; l’existence d’un accord sur le futur n’est donc pas le seul indicateur de succès. Les quelques accords qui ont été signés comportent des obligations très concrètes comme l’augmentation du nombre d’apprentis ou des changements de contenu de leur formation. Ce projet s’est ainsi concrétisé dans une intensification du partenariat social et de la cogestion. Mais il y a eu des cas plus difficiles où des CE ont refusé l’intervention syndicale, car ils voulaient faire leurs compromis avec leur patronat sans eux. Parfois des directions se sont désintéressées du processus.

Un effet amplificateur de cette expérimentation pour les syndicats

Les résultats de cette expérimentation ont donné lieu à des débats importants au sein d’IG Metall. Le congrès a décidé de former 1200 promoteurs du changement qui sont soit des permanents à plein temps soit des membres des CE ou des délégués syndicaux. De grandes conférences regroupant 200 à 300 d’entre eux ont été organisées avec pour objectif d’élaborer des projets de 6 à 9 mois, communs à plusieurs entreprises, de redynamisation des délégués syndicaux et des organisations de cols blancs sur des projets thématiques centrés sur la formation initiale et continue. Ils se retrouvaient toutes les 6 semaines, souvent dans les centres de formation IG Metall, afin de mettre en commun leurs réflexions sur les projets. Fin mai, il y eut un grand congrès à Leipzig avec 1000 promoteurs du changement et chaque participant a pu découvrir 3 autres projets en détail. C’est un processus de développement ascendant organisationnel dans IG Metall à côté du travail traditionnel des membres dans les entreprises.

Même si les expérimentations ont pu conduire à des accords, les effets ont été plus mesurés dans les autres syndicats du fait de leurs moyens beaucoup plus limités, malgré les financements publics.

La transformation concertée chez Volkswagen

Le contexte était la suppression progressive de 625 emplois dans la production de pièces plastiques et de produits mécaniques accompagnée de créations d’emplois dans les composants de batteries (Investissement dans 5 nouvelles usines de batteries en Europe). Il s’agissait de réaliser ce changement sans suppression d’emploi.

Malgré un effort de formation continue important, le transfert un à un des salariés vers les nouveaux postes était impossible du fait d’un déficit de qualification ou de réticences à participer à une formation. Aussi il a fallu organiser de longues chaines de remplacement qui ont concerné 1/3 des salariés. Le budget affecté à cette transformation élaborée par le bureau de transformation interne s’est élevé à 165 millions d’euros.

Les programmes de formation et de soutien à la qualification ont été conçus avec l’appui du groupe Volkswagen et la participation active des membres des CE dans le cadre de la co-détermination pour faciliter l’accès à la formation (centres de formation proches des lieux de travail, modalités d’organisation de la formation…) et convaincre de nombreux employés de participer à la formation continue (l’existence d’un examen, notamment pour le respect des normes de sécurité, était une barrière forte pour quelques ouvriers). Celle-ci consistait dans une première séquence de deux jours visant à présenter le contexte du changement (« Fit for change ») suivi de séquences plus longues avec de nombreux éléments pratiques différents selon les métiers (par exemple 22 jours pour les électriciens se terminant par un examen).

Cette présentation des caractéristiques de l’expérimentation syndicale face à la digitalisation de l’industrie faite par Gerard Bosch — et dont l’article en référence montre la diversité des situations qu’elle recouvre — met en évidence l’évolution de la position syndicale face au numérique dans l’industrie. Au sein d’IG Metall notamment, le choix a été fait de se tourner vers une stratégie où la compétitivité de l’industrie dépend de sa modernisation dont le projet Industrie 4.0 est un exemple emblématique en ce qu’il permet d’avoir un point de vue global et de sortir d’une vision défensive de préservation des acquis sociaux. Pour ce faire, il s’agissait de développer un travail interactif avec les salariés concernés par cette modernisation et ainsi contribuer à une légitimation des membres des CE.

Cette expérimentation fait également apparaître l’importance des financements publics, en particulier pour des syndicats dont les ressources sont plus faibles. Ceux-ci permettent notamment de financer l’expertise apportée par les bureaux d’étude. Celle-ci a permis de crédibiliser les alternatives proposées par les comités d’entreprise.

Pour en savoir plus

– La présentation de Gerard Bosh au séminaire de l’Ires du 16 juin 2022, « Peser sur la digitalisation du travail industriel : l’approche expérimentale d’IG Metall »
– Gerhard Bosch, Jutta Schmitz-Kießler, Shaping Industry 4.0 – an experimental approach developed by German trade unionsTransfer, 2020
– Marcus Kahmann, Allemagne. L’Industrie 4.0 : vers la digitalisation concertée de l’industrie manufacturière ?Chronique Internationale de l’IRES n°173, 2021

[1] Le choix a été fait dans ce compte rendu de se concentrer sur les éléments relatifs à l’expérience allemande telle qu’elle était éclairée par la présentation de Gerard Bosch et l’introduction de Marcus Kahman en y introduisant certains points du débat. Marc Escourrou, secrétaire du syndicat F.O et président du CE européen d’Airbus est également intervenu lors de cette séance.

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Sociologue, chercheure CNRS honoraire, j’ai mené mes activités au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris-Dauphine-PSL. J’y reste associée et depuis mi-2019, je suis également associée à l’IRES. Mes travaux ont porté sur les transformations réciproques de l’action publique et de la négociation collective, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle. De janvier 2016 à sa dissolution en décembre 2018, j’ai présidé, en tant que personnalité qualifiée, le Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP), instance d’évaluation qui relevait de la sphère paritaire.
Je poursuis, dans ces divers cadres, ainsi qu’au sein de Metis, une veille sur les mutations des relations collectives de travail depuis le début des années 2000 qui me conduit à participer à des collectifs de recherche sur cet objet.