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L’IHEDATE (Institut des Hautes Etudes d’Aménagement du Territoire)  organise chaque année des cycles de formation destinés aux responsables territoriaux (collectivités locales, fonctionnaires d’Etat et entreprises) au travers d’exposés, de conférences, de visites et voyages d’études et de travaux personnels des auditeurs. En 2022, le cycle annuel concernait « les territoires apprenants ». Une mission a ainsi été organisée dans la région de Stockholm du 9 au 13 mai 2020 : « Décentralisation de l’éducation et apprentissage tout au long de la vie : que nous apprend la Suède ». Metis en reproduit la « Note de retour », avec l’accord de l’IHEDATE.

Dans la cour de l’Hôtel de ville de Stockholm

Aborder la Suède sous l’angle de l’éducation est une manière d’envisager le « modèle suédois », ses spécificités, ses forces, mais aussi ses dérives :

➢ Le modèle social-démocrate d’investissement social et de négociation collective est toujours bien vivant, mais ses modes d’action évoluent. Avec un haut niveau d’investissement public, la Suède offre une éducation gratuite, accessible à tous les âges de la vie, mais désormais très largement décentralisée et partiellement déléguée au privé.

➢ L’autonomie locale présente de réels avantages, mais pose aussi de sérieux problèmes.

➢ L’apprentissage tout au long de la vie et la culture de la deuxième chance sont bien ancrés, mais ne répondent qu’imparfaitement aux besoins du marché du travail et aux pénuries de compétences.

➢ L’accent est mis sur l’autonomie des acteurs à tous les niveaux (autonomie des élèves et des établissements, libre choix des familles), mais la combinaison de la privatisation partielle et du libre choix des familles conduit à une ségrégation croissante.

➢ L’envers des réformes entreprises depuis le début des années 1990 est une montée sensible des inégalités et un effritement des valeurs sociales-démocrates.

Une social-démocratie toujours bien vivante, mais dont les modes d’action évoluent

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le développement économique du pays est allé de pair avec celui de l’Etat social. Le modèle social-démocrate suédois a produit une économie prospère et l’une des sociétés les plus équitables en termes de répartition des richesses au monde. Il s’appuie sur deux piliers principaux :

Une culture de la négociation et du compromis

Les principes de la social-démocratie suédoise ont été forgés lors de l’accord de 1938 qui acte la nécessité de la coopération : le patronat accepte de dialoguer avec les syndicats, qui eux mêmes acceptent la propriété privée des moyens de production. L’Etat et les politiques laissent le champ libre à la négociation collective entre partenaires sociaux sur le marché du travail (même si ce principe a connu des fluctuations au fil de l’histoire). Le système fonctionne si bien que la Suède ne veut pas entendre parler d’un salaire minimum européen, de peur d’affaiblir son modèle de négociation collective. Cette tradition de dialogue social contraste avec la culture de confrontation des partenaires sociaux en France.

La culture du dialogue et du compromis concerne aussi le monde politique et est favorisée par le mode de scrutin proportionnel. Au niveau local, les coalitions politiques sont habituelles. Au niveau national, aucun parti ne réunissant une majorité aux dernières élections législatives, un accord de coalition avait été conclu en janvier 2019. Il s’est cependant rompu, laissant les sociaux-démocrates animer un gouvernement minoritaire.

Un haut niveau d’investissement social, largement décentralisé et partiellement délégué au privé

En matière d’éducation, cela se traduit par un enseignement très largement gratuit, du primaire au supérieur, qui assure à la population un niveau d’éducation supérieur à la moyenne de l’OCDE et s’efforce de ne laisser personne sur le bord de la route (faible taux de NEET – Jeunes sans emploi, éducation ou formation).

Cet investissement éducatif est aujourd’hui porté par les communes, en ce qui concerne l’enseignement pour adultes mais aussi, depuis le début des années 1990, la formation initiale du préscolaire au lycée. Les établissements d’enseignement supérieur, tout en disposant d’une large autonomie, restent sous le contrôle direct de l’Etat.

L’offre éducative, bien que financée sur fond public et largement gratuite, est de plus en plus sous-traitée à des opérateurs privés.

L’autonomie locale en matière éducative : forces et faiblesses

Une particularité suédoise est la forte autonomie locale dans la gouvernance du pays, qui s’inscrit dans une longue tradition remontant aux paroisses. Aujourd’hui, les municipalités et les régions assument 50% de la dépense publique et emploient 25% de l’emploi total. Elles sont regroupées dans une association unique, SALAR, qui représente leurs intérêts au niveau national mais est aussi une organisation d’employeurs qui conclut des accords collectifs.

Les 290 municipalités (leur nombre a été réduit par étape : elles étaient 2500 à la fin du XIXè siècle et 816 après la réforme de 1952) assurent diverses responsabilités importantes, entre autres dans l’éducation, du préscolaire au lycée ainsi que l’enseignement municipal pour adultes et l’enseignement du suédois pour les étrangers. Les moyens de cette autonomie leur sont conférés par la perception d’une part prépondérante de l’impôt sur le revenu des habitants.

Cette autonomie éducative des communes permet notamment :

• Une prise en charge holistique des besoins, avec une forte intégration entre périscolaire et scolaire ; scolaire et enjeux de santé ; éducation et intégration des nouveaux arrivants. (Ex. à Stockholm des programmes combinés d’apprentissage de la langue et d’un métier.)

• Des politiques adaptées aux contextes locaux.

Mais des voix critiques se sont fait entendre à plusieurs reprises au cours de notre programme :

• Entre les grandes villes et des petites communes rurales, il existe des disparités colossales. Malgré des péréquations d’État, les municipalités n’ont pas du tout les mêmes moyens pour garantir la disponibilité et la qualité de différents services attendus. Les « petites » communes tentent de pallier ces manques en mutualisant leurs moyens (par ex. en s’associant au niveau lycée). Mais il reste difficile pour les petites collectivités de proposer les 18 programmes nationaux du lycée. En outre, ces communes accueillent souvent les populations les moins riches (cf. géographie électorale des démocrates suédois) et une forte proportion d’étrangers. Leur situation est compliquée par le principe du libre choix des familles qui crée de l’incertitude pour l’offre communale.

• Les enseignants se sont sentis rétrogradés en devenant salariés des communes plutôt que de l’Etat. Le statut des enseignants s’est dégradé et le métier connait une grave crise de recrutement, en particulier dans les territoires reculés et/ou pauvres. D’où un recours accru à des enseignants non qualifiés, sur des contrats courts. Le syndicat des enseignants milite pour une recentralisation.

• En matière de formation professionnelle, d’après les représentants patronaux, les communes auraient tendance à privilégier leurs besoins par rapport à ceux des entreprises dans le choix des formations proposées. Elles répondent insuffisamment aux besoins du marché du travail.

Le contrôle de l’Etat sur les communes a été renforcé. Mais il existe toujours des forces en faveur d’une recentralisation dans le domaine de l’éducation. Il parait cependant difficile de priver les communes d’une compétence qui représente plus du tiers de leur budget. Le parti social-démocrate n’y est pas favorable.

Apprentissage tout au long de la vie et enjeu d’adéquation au marché du travail

L’apprentissage tout au long de la vie n’est pas seulement une stratégie nationale, c’est une réalité vécue. De multiples passerelles permettent par exemple de rattraper une scolarité secondaire inaboutie.

Un large spectre de formations pour reprendre ses études à tous les âges de la vie

Les Centres de formation municipaux (Komvux) permettent de se qualifier pour des études universitaires, d’apprendre un métier ou d’apprendre le suédois pour les nouveaux arrivants. Ils offrent une grande souplesse de formats : en distance ou en classe ; en journée ou le soir ; par modules… Ces formations gratuites sont organisées par les communes mais largement sous-traitées (pour 50% des étudiants à l’échelle nationale, 80% à Stockholm).

Les Écoles populaires supérieures (Folkhögskola) sont gérées pour la plupart par des mouvements populaires (voir plus loin). Elles peuvent donner accès aux études universitaires.

L’enseignement supérieur (universités et enseignement supérieur professionnel), financé par l’Etat et le plus souvent gratuit, est largement ouverts aux actifs.

• L’âge moyen des nouveaux entrants à l’université est proche de 25 ans, un âge supérieur à celui de la plupart des autres pays européens (à l’exception du Danemark).

• A l’université, 29% des étudiants suivent non pas un cursus complet, mais des modules, et 25% des étudiants suivent une formation à distance.

• Dans l’enseignement supérieur professionnel, l’âge moyen des étudiants est de 30 ans.

Malgré ces multiples possibilités, le problème de pénurie de compétences s’accentue

Les tensions sur certains métiers et les pénuries de compétences sont un fort sujet de préoccupation pour les entreprises. Le développement de l’enseignement professionnel vise à pallier ce problème. Cependant, les filières professionnelles de l’enseignement secondaire souffrent d’une faible attractivité.

A Stockholm, moins de 10% des élèves de lycée suivent un programme professionnel. Trois problèmes sont identifiés par Erik Nilsson, ancien secrétaire d’Etat à l’éducation socialdémocrate :

• La montée du niveau d’éducation des parents.

• Les étudiants des lycées professionnels n’ont plus forcément accès à l’université.

• Les communes hésitent à proposer des programmes professionnels qui risquent de ne pas rencontrer suffisamment de demande : le « marché éducatif » encourage le mainstream.

L’enseignement supérieur professionnel est plus attractif, mais il faudrait selon le patronat augmenter d’au moins 40% les effectifs. Ses programmes en 1 à 2 ans sont dispensés par des universités ou par des prestataires privés sous la supervision de L’Agence suédoise pour l’enseignement professionnel supérieur (MYH). Ils sont évalués tous les trois ans selon les besoins du marché du travail ce qui crée une grande flexibilité avec des ouvertures et des fermetures de programmes fréquentes. Chaque programme a également un comité de pilotage dans lequel les employeurs participent et adaptent ainsi les programmes aux besoins réels du marché du travail. (Ex. du Frans Schartaus Handelsinstitut à Stockholm.)

Le nouveau paquet de transition pour plus de flexibilité, adaptabilité et sécurité sur le marché du travail est une réforme importante. Les syndicats ont consenti à un assouplissement du droit du travail en échange, notamment, de la possibilité de se former en étant payé. Cet accord a été rendu possible par un financement massif de l’Etat : les adultes qui souhaitent se spécialiser ou changer de profession bénéficieront d’un maintien de 80% de leur salaire pendant près d’un an pour se former. Le but de ce dispositif (présenté par Jesper Lundholm, enquêteur au syndicat Unionen, membre de la Confédération des cols blancs TCO) est de préparer au mieux le marché de travail suédois à forte intensité de connaissances aux défis d’avenir.

Une forte valorisation de l’autonomie et du libre choix

Autonomie individuelle des élèves

Une grande importance est donnée au développement personnel et à l’autonomie de chaque individu, de l’enfance à l’âge adulte. Cette autonomie se manifeste de plusieurs manières :

Au niveau pédagogique : valorisation de l’autonomie des enfants et des « soft skills » (Ex. à Vollaskolan : permettre aux élèves de s’approprier les objectifs de l’enseignement, de se repérer dans les séquences de travail, de choisir ses activités périscolaires… )

Autonomie financière des jeunes, qui s’incarne par un soutien financier public, sous forme de bourses et de prêts. Ces aides ne sont pas destinées à financer les études, qui sont en règle générale gratuites, mais les dépenses courantes.

De multiples passerelles permettent de reprendre ses études à tous les âges de la vie.

Fluidité des parcours. Ainsi les césures après le lycée sont fréquentes.

Autonomie pédagogique des chefs d’établissement et des enseignants

L’Etat détermine les programmes scolaires (NB : également pour le préscolaire et le périscolaire, qui font pleinement partie de l’éducation), mais ces directives laissent d’importantes marges de manœuvre aux enseignants. L’accent est davantage mis sur les compétences que sur les savoirs. Cependant, suite à la forte baisse des résultats PISA en 2012 (déjà amorcée plusieurs années auparavant), les programmes ont été reprécisés. Mais ils restent beaucoup plus légers qu’en France.

La variété des modèles pédagogiques est encore accentuée par la multiplication, depuis le début des années 1990, d’écoles indépendantes, financées par les municipalités.

A côté du système « classique », les Écoles populaires supérieures (Folkhögskola) représentent une alternative pédagogique inscrite dans la tradition scandinave. Issues du 18e siècle, elles sont gérées pour la plupart par des mouvements populaires et agissent encore aujourd’hui selon le principe de l’éducation pour le peuple et par le peuple. Le fait que l’ancien ministre Gustav Fridolin soit aujourd’hui enseignant dans l’une d’elles n’est pas le seul signe du statut particulier des Folkhögskola. Elles sont financées par l’État mais libres de décider leur programme. Même sans contrôle central, elles peuvent délivrer à leurs élèves des autorisations d’accès aux études universitaires.

Libre choix des familles

Depuis le début des années 90, il existe une liberté d’installation pour les écoles « indépendantes », sous réserve de remplir certains critères. Ces écoles sont financées par les municipalités dès lors qu’elles sont choisies par les élèves et leurs familles. C’est le chèque scolaire « skolpeng » qui suit le jeune.

Alors que 99% des jeunes fréquentaient l’école municipale avant les réformes, ils sont désormais 15% à choisir une école indépendante au niveau « Grundskola » (école obligatoire jusqu’à 16 ans) et 30% au niveau lycée. A Stockholm, ces proportions s’élèvent respectivement à 30% et 50%.

Le marché scolaire peut être très vaste. Ainsi, le choix du lycée s’effectue à l’échelle de la région de Stockholm : les jeunes et leurs familles peuvent choisir entre 190 établissements, dont 130 sont indépendants.

Bien que gratuit, ce système est donc largement « orienté par le marché », ce qui occasionne de vives critiques :

• Ségrégation croissante et renforcement des inégalités : les parents les plus éduqués choisissent les meilleures écoles (sélection sur la base des notes).

• Le marché scolaire entretient l’inflation des notes (examen de fin de lycée sur contrôle continu).

• Le « chèque scolaire » skolpeng, alloué par les municipalités aux écoles choisies par les élèves, qu’il s’agisse d’écoles publiques ou d’écoles dites indépendantes, ne prend pas en compte le fait que les écoles indépendantes assument en moyenne des coûts moindres que les écoles publiques. Leurs bénéfices sont ainsi alimentés par les fonds publics. Il est question de réduire le montant des sommes allouées aux écoles indépendantes par rapport aux écoles publiques.

Depuis les années 1990, montée des inégalités et affaiblissement des valeurs sociales-démocrates

On assiste depuis deux ou trois décennies à la fois à une baisse des performances scolaires (attestée par les enquêtes PISA jusqu’en 2012, amélioration partielle depuis) et une montée des inégalités. Les études PISA de ces dernières années montrent que les écarts de performances entre différents élèves en Suède sont désormais plus importants que dans la moyenne des pays de l’OCDE. Cela vaut entre les élèves les plus performants et les moins performants, les élèves favorisés et défavorisés ainsi que pour les élèves immigrés et non immigrés. Le niveau d’éducation des parents explique désormais la plus grande partie des différences entre les résultats scolaires des élèves.

A quoi attribuer cette dégradation ?

Per Molander, ancien haut fonctionnaire et président de la Commission pour l’égalité, avance plusieurs raisons, parmi lesquelles les réformes d’inspiration libérale du début des années 90 pèseraient un poids prépondérant :

• La municipalisation : le transfert de la responsabilité de l’école primaire et secondaire de l’Etat aux communes (1990).

• La privatisation et la marchandisation du système scolaire : le droit de fonder une école indépendante (« fristående skola »), les chèques scolaires (« vouchers ») et le libre choix de l’école par l’élève ou ses parents (1992).

• Mais aussi :

  • la transformation pédagogique (depuis les années 80) et la dégradation de l’autorité des enseignants.
  • et dans une moindre mesure la progression de l’immigration (en particulier entre 2005 et 2015) : l’origine étrangère expliquerait environ 25% de la détérioration des résultats PISA.

Sa conclusion est claire : « Les biens collectifs liés au système éducatif sont des ressources nationales qui requièrent une gouvernance à ce même niveau. » Il plaide pour la réintégration de toutes les écoles dans le même système sous la responsabilité directe de l’Etat.

Même tonalité très critique chez Andreas Fejes, professeur et titulaire de la chaire de recherche en éducation des adultes à l’Université de Linköping, qui dénonce plus particulièrement le système des écoles libres financées par les municipalités en combinaison avec le libre choix des familles.

Le système peut-il à nouveau se réformer ?

Pour Erik Nilsson, un retour en arrière dans le sens d’une annulation des réformes n’est pas possible.

Pour des raisons politiques : La force dominante de la vie politique suédoise a été longtemps le parti social-démocrate. Il est désormais concurrencé par les démocrates suédois (extrême droite), qui ont beaucoup de soutien parmi les couches populaires. Il devient difficile de trouver une majorité pour réformer. Or il n’existe pas d’accord politique sur l’évolution du système éducatif. Ainsi en matière de libre choix des familles, l’élue social-démocrate présidente de la commission de l’Education du parlement se prononce plutôt pour un système de tirage au sort. Le représentant du parti du centre est plutôt favorable à l’introduction d’autres critères que les notes… En ce qui concerne la municipalisation, il parait difficile de retirer aux communes une compétence qui représente plus du tiers de leurs budgets.

Pour des raisons sociologiques : Andréas Fejes avance que l’électorat de classes moyennes des partis dominants – y compris les socio-démocrates – veut en réalité conserver le libre choix.

Le modèle suédois d’éducation n’est pas mort – mais sous pression. On ne peut être qu’impressionné par l’accent mis sur l’autonomie des acteurs, la responsabilité, le libre choix et la confiance à tous les niveaux : la valorisation de l’autonomie des jeunes, la culture de la deuxième chance et de l’apprentissage tout au long de la vie, l’esprit de responsabilité et la capacité de dialogue des partenaires sociaux et certains avantages de l’autonomie locale pour l’éducation ont été clairement mis en évidence. Et pourtant, il reste un goût amer. La Suède n’est plus le pays de l’égalité, même si elle reste bien placée sur le plan international. La promotion de liberté pédagogique et du libre choix des familles contribue aujourd’hui à augmenter les phénomènes de ségrégation et les inégalités, malgré l’importance de l’investissement public dans l’éducation et la gratuité des études.

Pour en savoir plus

Le dossier préparatoire de la mission préparé par Anna Louise Buttner et Christian Gauffin

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